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CHAPITRE V LES ADJECTIFS

V.2. Adjectifs primaires et prototype

V.2.2. Prototype abstrait

Un point de départ pour la recherche de ces propriétés est d’étudier les critères que l’on rencontre le plus souvent dans les définitions de l’adjectif. L’étude historique a mis en relief l’accord en nombre et en genre avec le substantif, ainsi que la possibilité de recevoir une gradation. Les « modernes » ont quant à eux mis en avant la question des fonctions de l’adjectif. La discussion a ensuite porté sur la fonction « essentielle » de l’adjectif : épithète chez Le Maréchal et Feuillet, attribut chez Chomsky, Lakoff, Picabia, Riegel… Concernant le sémantisme de l’adjectif, on considère depuis Port Royal que c’est la connotation qui « fait » l’adjectif, ce qui est une autre façon de dire que l’adjectif suppose un « nom appellatif » auquel il se rattache. Ce besoin de se rattacher à un support, qu’on l’appelle « incidence externe » (Guillaume) ou incomplétude référentielle (Siegel, 1980, Meunier, 1974), semble constitutif de l’adjectivité. L’influence réciproque de la place de l’adjectif et de son sémantisme est une question toujours d’actualité.

Goes propose donc les traits suivants pour la définition du prototype abstrait de l’adjectif :

1. Morphologie: accord en genre, mais surtout en nombre avec le substantif support. L’accord avec le support nominal apparaît comme une constante dans le comportement de l’adjectif, quelle que soit sa fonction. L’adjectif se trouve toujours en dépendance fonctionnelle relativement à un substantif. En termes Guillaumiens : « Ce qui fait qu’il est adjectif, c’est son régime incidentiel particulier ; en l’occurrence, c’est la nécessité qu’il aura de se trouver un support au moment de l’effection de l’acte de langage » (Guimier et Garnier, 1987). Guillaume parle en fait d’incidence externe.

« L’incidence est le rapport d’un apport de signification à un support de signification. (…) L’apport de signification d’un adjectif a son incidence à un support de signification extérieur à lui-même, extérieur à ce qu’il désigne, c'est-à-dire à un support que la signification apportée ne comprend pas. Ce support est un substantif. L’incidence de l’adjectif est dite externe. » (Joly 1984)

pour l’adjectif c’est que l’accord est le reflet morphologique de la dépendance de l’incidence externe : « l’adjectif implique l’antériorité logique d’un support substantival, l’accord en genre et en nombre étant la marque de cette incidence. » (Giraud 1964). On peut donc dire que l’accord en genre et en nombre est une condition nécessaire mais non suffisante d’adjectivité.

2. Morphosyntaxe: gradation avec très.

La présence d’outils de gradation qui lui sont particuliers peut être considérée comme un trait universel de l’adjectif :

« Dans toutes les langues pour lesquelles on peut justifier une catégorie A [adjectif], distincte de N[nom] et V[verbe], la classe A inclut des mots indiquant des couleurs, tailles, formes, etc. Le SP(A) [spécifieur de l’adj] inclut des mots spécifiant le degré de ces qualités. » (Emonds, 1986).

La question que pose Goes est « en quoi les outils de gradation permettent-ils de distinguer l’adjectif des autres parties du discours du français ? » Cette quantification peut en effet s’appliquer aux autres parties du discours. Un morphème se détache cependant du lot :

très car il ne s’applique qu’aux adjectifs et aux adverbes. (Moignet (1963) explique cela par

le fait que l’adverbe garde le souvenir de l’adjectif qu’il a été). Goes relève cependant quelques exceptions au lien exclusif de très avec l’adjectif. Il peut accompagner aussi quelques substantifs (je suis très métro, j’avais très peur). On peut remarquer que dans ce cas le nom est « adjectivisé » (Tesnière dirait ici que très translate le substantif et que le nucléus formé par très et le nom se comporte comme un adjectif). Il existe par ailleurs des adjectifs non gradables par très (* un triangle très isocèle). En fait la gradation par très est plus qu’un critère d’adjectivité (rare avec les substantifs et les participes, exclue avec les verbes), elle est en fait un critère de distinction entre les emplois qualificatifs d’un adjectif et ses emplois relationnels. Goes cite ainsi l’exemple des traditions populaires : « une tradition populaire est soit une tradition du peuple, soit une tradition observée avec enthousiasme. Une tradition très populaire ne peut normalement recevoir que la seconde interprétation. ». La présence de très attire les adjectifs vers un sens qualificatif, annihilant leur sens relationnel et facultativement le changement de sens à l’antéposition. Comparons ainsi :

¾ Le métro parisien (emploi relationnel). ¾ Un goût très parisien (emploi qualificatif). Ou encore :

¾ Un ancien moulin : ce n’est plus un moulin. Ancien change ici de sens à l’antéposition.

¾ Un très ancien moulin : c’est toujours un moulin mais il est très vieux. Très annule le changement de sens à l’antéposition.

La possibilité de gradation par très constitue un critère important pour tester le degré d’adjectivité des parties du discours, mais au-delà elle peut aussi permettre de distinguer différents groupes d’adjectifs. Il s’agit d’une propriété importante, mais non suffisante et non nécessaire. Elle révèle le caractère unidimensionnel de l’adjectif : même s’il est polysémique, l’adjectif ne présente à chaque fois qu’un seul trait sémantique dominant, gradable sur une échelle linéaire, et qui vient librement enrichir l’image multidimensionnelle évoquée par le nom.

3 Syntaxe:

3.1. Possibilité de remplir la fonction d’épithète postposée 3.1.1. La fonction épithète

Comme nous l’avons vu au paragraphe V.1, la notion d’épithète est déjà présente chez Aristote (dans la Rhétorique). Elle désigne alors un élément stylistique et non une fonction grammaticale : est épithète ce qui est surajouté. Au Moyen Age, on distingue l’épithète, « nom adjectif » simplement ajouté au « nom substantif » (le dur caillou) et l’adjectif, indispensable à la compréhension et déterminant le « nom substantif » (l’homme juste est en

paix avec lui-même). Les grammairiens du XIXème siècle parlent plutôt dans le deuxième cas de complément modificatif du substantif. Le problème posé par cette appellation, c’est que la tradition veut qu’en grammaire les compléments déterminatifs ne s’accordent pas. C’est pour sortir de cette contradiction qu’on va sortir le mot épithète du contexte rhétorique qui est le sien depuis Aristote et lui donner un nouveau contenu syntaxique. L’ennui, c’est qu’on ne peut alors distinguer les épithètes de nature (dur caillou) des compléments modificatifs. Certains auteurs contemporains proposent encore de garder une distinction entre épithète grammaticale et épithète rhétorique.

Ce flottement historique de la notion est dû au fait qu’on a été longtemps tenté d’assimiler épithète et complément de nom. Wilmet (1986) désigne par épithète tout ce qui est interprétable en termes de quantification et/ou de caractérisation. D’autres auteurs préfèrent parler « d’équivalent d’épithète » ou de « transformation épithétique ». Ainsi définie la fonction épithète peut être remplie par :

• un adjectif : un temps froid, un gros rhume

• un participe passé ou une forme en –ant : un homme fatigué, une femme

craquante

• un substantif : une cité dortoir, un train fantôme • un adverbe : un type bien

• une préposition : les gens contre

• un numéral ordinal ou cardinal : Jean-Paul II, une idée première • un adjectif indéfini : aucune issue, nulle différence, un certain âge • un syntagme prépositionnel : une brosse à dents, l’âge de fer

• un syntagme nominal : une ambiance bon enfant, un homme d’affaire • une subordonnée relative complétive : la vache qui lit

• une complétive : la pensée qu’elle doit mourir …

Goes propose de restreindre la définition de l’épithète ainsi « épithète = X N1 X où X se joint directement à un nom propre ou à un nom commun, en antéposition ou postposition. Il n’en est séparé ni par une pause (virgule), ni par un autre syntagme ». Ainsi réduite, la notion d’épithète garde une certaine hétérogénéité sémantique. Elle balance entre la qualification pure (qui rejoint l’épithète de nature), comme dans la flamme dévorante, et la détermination pure qui concerne les adjectifs relationnels (les élections présidentielles). Il n’en reste pas moins que l’adjectif est la partie du discours par excellence pour remplir la fonction épithète : « De tous les modificateurs, c’est l’adjectif en position d’épithète qui apparaît le plus étroitement uni au nom. » (Riegel, 1994).

3.1.2. Le critère de la place de l’épithète

Si en ancien français, la tendance était fortement à l’antéposition, on peut dire que désormais, c’est la postposition qui est l’ordre normal en français. Pour Noailly (1999), un des arguments qui permettent de considérer l’ordre Substantif-Adjectif (SA) comme une norme systématique et solide est que les nouveaux adjectifs (anciens participes ou adjectifs dérivés) sont toujours postposés. Un autre argument souvent cité est que si deux mots pouvant être également substantif ou adjectif se suivent, c’est toujours l’interprétation déterminé- déterminant qui prime. Noailly cite ainsi :

• L’ingénue libertine ↔ La libertine ingénue.

• La linguistique informatique ↔ L’informatique linguistique. • Un primitif flamand ↔ Un flamand primitif.

Cela dit une des caractéristiques des adjectifs français est la possibilité qu’ils ont de s’antéposer. Les tentatives de Wilmet pour isoler des adjectifs n’admettant que l’une des positions (anté ou post) ont été réduites à néant par Goes, et celui-ci nous incite à tomber d’accord avec Wagner et Pinchon sur le fait que « Théoriquement, tout adjectif épithète peut se placer avant ou après le substantif auquel il se rapporte ». Ceci n’exclut pas évidemment qu’il puisse y avoir des changements de sens lors du passage de l’antéposition à la postposition. Quoiqu’il en soit, on semble tenir là une propriété distinguant l’adjectif des autres épithètes : il est le seul à pouvoir s’antéposer et se postposer. Goes explique cela par le caractère double de l’adjectif, entre qualification et détermination. Il s’en suit que l’adjectif est la partie du discours qui remplit la fonction épithète avec le plus de souplesse et de richesse. Il s’agit donc bien là d’un critère d’adjectivité.

3.2. Possibilité de remplir la fonction attribut.

Tout comme pour l’épithète, on constate que de nombreuses parties du discours peuvent remplir la fonction attribut, prise dans son extension maximale :

• les adjectifs : Antoine est brun

• les participes passés, les formes en -ant : Mathias est déçu, ce film est

déprimant

• les substantifs (sans déterminant) : Il est chômeur, je ne suis pas très

chocolat

• les pronoms : Apprendre à être quelqu’un • les adverbes : Matteo est mieux

Mais aussi

• les syntagmes nominaux : Blaise est un ami fidèle

• les syntagmes prépositionnels : Bertrand est de bonne humeur, Bernard

est à Paris, Julia est en forme

• Les relatives substantivales : Ce n’est pas qui je croyais • Les constructions infinitives : Partir, c’est mourir un peu

quand tu t’endors en souriant

Goes définit ainsi l’attribut du sujet : « il s’agit d’une prédication dont les prédicables X appartiennent à trois catégories sémantiques différentes :

(1) attribution d’une propriété, liée principalement aux adjectifs et plus rarement à d’autres parties du discours

(2) identification, assortie d’une nuance qualificative plus ou moins grande, et exprimée en grande partie par des groupes nominaux

(3) localisation, (spatiale, temporelle, ou indiquant la matière) exprimée surtout par des groupes prépositionnels. ».

Il existe aussi des attributs de l’objet (Sylvie a les yeux bleus). Dans ce cas on peut généralement se ramener à une construction du type SNo-être-X (Sylvie a des yeux. Ils sont

bleus). Historiquement et grammaticalement parlant être, adjectif et attribut sont intimement

liés et c’est d’ailleurs de l’étude de l’adjectif qu’est née l’étude de la fonction. L’adjectif présente des particularités intéressantes relativement à la fonction attribut :

• Il est la seule partie du discours à pouvoir apparaître seul (sans préposition ni déterminant pour l’introduire) ;

• il ne fait jamais partie d’une forme verbale (et respecte toujours par là même le principe de l’accord avec le sujet) ;

• il est toujours pronominalisé par le : ¾ François est beau Æ François l’est

(contrairement à François est à ParisÆ François y est) ;

• Il continue à accepter la gradation par très : François est très beau, très

drôle, très amoureux.

Ces arguments font dire à Goes que « l’adjectif est le prototype de l’attribut, et que ce sont plutôt le substantif et le participe qui possèdent une certaine adjectivité dans les cas où ils remplissent cette fonction. » L’attribut est donc fondamentalement une fonction adjectivale.

Les critères examinés ici définissent donc l’adjectif prototypique abstrait. Goes le résume ainsi « susceptible de gradation dans toutes ses fonctions, il se prête avec une certaine aisance au mouvement ANTEPOST [mouvement de la postposition vers l’antéposition et vice versa] et passe tout aussi allègrement en position attribut. Comme nous l’avons déjà indiqué, nous ne pensons pas que les adjectifs qui ne correspondent pas à ces critères ne soient pas des adjectifs, ils sont cependant « de moins bons adjectifs » ».