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CHAPITRE III LA POLYSEMIE LEXICALE

III.2. Dérivation à partir d’un sens premier

Ce mode de description du sens est couramment utilisé. Il consiste à considérer un des sens de l’unité comme étant le sens de base, et à analyser comment les autres sens se dérivent (par métonymie et métaphore par exemple) et se déploient à partir de ce sens premier. Cette pratique remonte aux premiers sémanticiens (Bréal 1897, Darmesteter 1887) qui décrivaient l’évolution des sens d’un mot d’un point de vue diachronique et montraient comment ce mot avait pu passer d’un sens au suivant. Plus proche de nous c’est ce que fait Picoche (1986) dans une perspective théorique guillaumienne. Elle part d’un sens de l’unité étudiée, la « saisie plénière », et étudie comment on peut déduire ses autres emplois par des « mouvements de pensées » qu’elle appelle « cinétisme ». On verra ainsi canard dériver vers le journal via le cri, vers le sucre via le comportement du plongeon ; ... Picoche distingue trois types de polysémie. On reprend ici la description qu’en fait Bottineau (2002):

• La polysémie statique : dans ce cas les différents sens du mot dérivent non pas d’un « sens premier » mais d’un noyau de sens léger qui correspond au signifié de puissance de Guillaume. C’est le cas par exemple de « capital ». Son signifié de puissance « représentant une position hiérarchique d’ordre supérieur » rend possible les effets de sens « première ville d’un pays », « majuscule », ou encore « fonds investi générateur de plus value ».

• La subduction : un mécanisme de dématérialisation de la matière notionnelle entraîne une recatégorisation du mot, il se construit une succession de valeurs de plus en plus abstraites. C’est le cas par exemple du verbe avoir dans « J’ai cours à huit heures ». Selon Bottineau on peut voir ici « une figuration évanescente de la possession appliquée à un référent qui n’est pas un objet matériel saisissable, mais un procès dynamique inactualisé et projeté dans l’avenir. »

• La polysémie dynamique (ou transfert symbolique) : c’est là qu’interviennent la métonymie et la métaphore : « un trait particulièrement saillant d’une notion est reconnu pertinent et applicable à un référent extérieur à l’ensemble littéralement prévu par le signifié de puissance. » Il s’agit là d’une polysémie dynamique. Il se produit un glissement de sens de proche en proche, sur la base de la reconnaissance de propriétés communes pertinentes. Pour Bottineau, les travaux de Picoche soulignent le fait que la psychomécanique de

Guillaume doit son aptitude à traiter la polysémie à son caractère dynamique et mentaliste : « qu’il s’agisse de l’actualisation, de la subduction ou du transfert, il y a toujours mise en œuvre d’un schème cognitif dynamique -ou cinétisme- se développant sur l’axe du temps opérateur. »

Voici par exemple l’analyse que fait Picoche (1986) du verbe toucher :

L’emploi plénier (le plus riche sémantiquement) est celui qu’on a dans une phrase comme « Paul touche l’épaule de Jean ». Il correspond au fait que « un sujet humain A éprouve une sensation tactile en mettant intentionnellement l’épiderme de sa main en contact avec l’épiderme d’un sujet humain B qui, à son tour, en éprouve une sensation tactile, plus ou moins clairement porteuse de l’information qu’a voulu y mettre A. » A partir de cet emploi plénier, les autres sens du verbe toucher sont décrits en termes de saisies différentes opérées par trois cinétismes successifs :

o Le cinétisme I se caractérise par le fait que A humain touche B non animé. Il donne lieu à trois saisies distinctes :

ƒ Saisie 1 : « au terme d’un mouvement, A humain porte intentionnellement la main sur B non animé concret, pour percevoir une sensation tactile, et la perçoit effectivement ». On trouve cette saisie dans l’énoncé « Je touche le fer à repasser pour sentir s’il est chaud. »

ƒ Saisie 2 : « au terme d’un mouvement, A humain porte intentionnellement la main sur B non animé concret ». On trouve cette saisie dans les énoncés « Jean a touché à tous les plats », « Jean n’a

pas touché à son déjeuner » ou encore « ne pas toucher aux objets exposés»

ƒ Saisie 3 : « un sujet humain commence à utiliser un objet abstrait B » On trouve cette saisie dans les énoncés « Au cours de la

conversation, on a touché à tous les sujets » ou « Je sens que je touche le fond » (au sens non physique).

o Le cinétisme II se caractérise par le fait que B non animé touche A animé. Il donne lieu à deux saisies :

ƒ Saisie 1 : « au terme d’un mouvement, un sujet spatial quelconque B entre en contact avec l’épiderme d’un objet A humain - ou du moins animé - qui en éprouve une sensation tactile. ». On trouve cette saisie dans les énoncés « La branche a touché Jean » ou « La

ƒ Saisie 2 : « un sujet B abstrait – ou du moins ayant des qualités abstraites- entre en relation avec un objet humain A chez qui il cause une certaine modification psychique. ». On trouve cette saisie dans les énoncés « Ce reproche a touché Jean » ou « Cet enfant me touche par

sa gentillesse. »

o Le cinétisme III se caractérise par le fait que A non animé touche B non animé. Il donne lieu à trois saisies :

ƒ Saisie 1 : « au terme d’un mouvement, un objet concret non animé A entre en contact avec un autre objet non animé B ». On trouve cette saisie dans les énoncés « Le bateau touche le quai », « L’avion

touche terre » ou « La flèche touche la cible. ».

ƒ Saisie 2 : « le sème mouvement disparaît ». On trouve cette saisie dans les énoncés « Le lit touche l’armoire » ou « Le champ de

Jean touche le mien ».

ƒ Saisie 3 : « le sème spatial disparaît » (on est ici au maximum de la subduction par rapport à la saisie plénière). On trouve cette saisie dans les énoncés « Cette question touche à la morale » ou « Les

extrêmes se touchent. »

Il est particulièrement intéressant ici de noter que cette structure sémantique peut s’interpréter comme étant tridimensionnelle : chaque dimension représente l’un des cinétismes associés à l’expression, l’origine de l’espace étant occupée par la saisie plénière, les sens les plus subduits correspondant aux positions les plus éloignées sur les axes de coordonnées.

Toujours selon le même principe de dérivation à partir d’un sens premier, mais selon une approche différente, on peut citer les travaux réalisés dans le cadre de la sémantique du prototype. Le prototype est le sens cité le plus souvent par les locuteurs, spontanément et sans accès préalable à une liste de synonymes. Mais il s'avère souvent difficile d'expliquer le passage du sens prototypique à tous les sens de l'unité. La version la plus adaptée à l'analyse de la polysémie est celle que Kleiber (1990) appelle « la version étendue ». Il s'agit non plus de déterminer un sens central duquel on peut dériver tous les autres mais d'établir une « ressemblance de famille » (à la Wittgenstein). Autrement dit les membres d’une même catégorie n’ont pas besoin de présenter une ou des propriétés communes, mais il faut que chacun partage au moins une propriété avec un autre membre de la catégorie. Cela revient à

établir des similarités locales entre deux sens donnés. Cette approche propose un modèle explicatif des apparentements de sens. C’est la ressemblance de famille qui structure l’organisation sémantique des unités polysémiques. C’est ce qui fait dire à Lakoff (1987) que «l’application de la théorie du prototype à l’étude du sens met de l’ordre là où il n’y avait auparavant que le chaos ». Pour Zubin et Svorou (1984) cette théorie possède au contraire de grandes qualités descriptives mais de faibles qualités explicatives: « Un tel modèle a un pouvoir descriptif, puisqu’il traite naturellement des cas de polysémie et de synonymie apparente, mais il manque de pouvoir explicatif, puisque la contrainte théorique qui pèse sur le type de structure qui peut apparaître est faible : la seule contrainte est que le sens lexical ne peut être un éparpillement arbitraire de sens non reliés. » C’est-à-dire que même dans la version étendue du prototype il est difficile d’expliciter les raisons des extensions de sens effectivement réalisées. Elle met cependant en valeur le caractère cognitif des regroupements de sens, leur généralité et leur puissance. La version étendue du prototype permet néanmoins un traitement simple de la polysémie : elle apparaît alors tout simplement comme un cas de catégorisation prototypique. Kleiber (1999) attire cependant l’attention sur le fait que « les catégories polysémiques », c'est-à-dire les catégories rassemblant les sens d’une unité polysémique donnée ne sont pas des catégories conceptuelles ou référentielles (comme celles qu’on peut associer à des mots comme oiseau par exemple) : « Si X est un terme polysémique comme veau par exemple, qui en tant que catégorie de sens rassemble les acceptions veau-‘animal’, veau-‘viande’ et veau-‘peau […], x est un X (ou du X) parce qu’il possède des traits associés à la catégorie ou au concept de Y, Y étant l’une des catégories (ou sens) de X. Si une entité particulière est classifiée comme veau, ce n’est pas parce qu’elle a les traits d’un veau-‘veau’, qui n’existe pas en tant que catégorie référentielle, puisque cette catégorie linguistique qu’est veau rassemble par définition même des sens ou concepts sans en former un par elle-même. Si x est donc classé comme veau, ce ne peut être que parce qu’il présente les traits soit de Y (veau-‘animal’), Y (veau-‘viande’) ou encore Y (veau-‘peau’). » Pour Kleiber il existe une autre différence. Les catégories « référentielles » sont par nature ouvertes et génériques car elles sont destinées à classer des référents nouveaux. Pour lui, les catégories « de sens » sont fermées et regroupent des sens attestés, stables, comme les acceptions attestées par les lexicographes. Elles n’ont pas le pouvoir de catégoriser des sens nouveaux en synchronie. (Notons que cette conception est incompatible avec une vision continue et dynamique du sens). L’intérêt selon lui de considérer une unité polysémique comme une catégorie de sens, c’est d’éclairer d’un jour nouveau les liens entre les différents sens des polysèmes (comme veau-‘animal’ ou veau-‘viande’). Autoriser la relation de famille

comme relation de sens (c'est-à-dire autoriser des liens deux à deux entre sens plutôt que la comparaison à un prototype proprement dit) conditionne la possibilité de trouver un invariant de sens convaincant.