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CHAPITRE V LES ADJECTIFS

V.1. L’adjectif au fil du temps

Qu’est ce qu’un adjectif ? Certains linguistes comme Picabia (1978) pensent qu’on ne peut en proposer que des définitions négatives :

« Faire l’étude des constructions adjectivales pose le problème fondamental de savoir ce qu’est un adjectif. (…) on ne peut donner que des définitions négatives : un adjectif n’est pas un verbe (…), ce n’est pas une forme participale ni un substantif. »

D’autres linguistes considèrent que l’adjectif est une catégorie grammaticale autonome au même titre que le nom ou le verbe, ou encore l’assimilent à la catégorie des adverbes ou des déterminants. Ce qui frappe donc avant tout, ce sont les contours très flous de cette catégorie. Historiquement, elle a d’abord été une sous-catégorie du nom avant d’évoluer vers un statut nettement plus indépendant. Goes (1999) considère que les adjectifs forment une partie du discours distincte des autres, et il propose de s’atteler à une autre tâche. Il s’agit de cerner les contours de cette catégorie, en commençant par une perspective historique dans le but de mettre en évidence ses caractéristiques saillantes.

Les différentes manières d’aborder l’adjectivation remontent à Platon. Il distingue les noms des verbes. Les adjectifs appartiennent à la classe des verbes. Les autres grammairiens grecs rassemblent les noms et les adjectifs. « Depuis Aristote on se pose la question de la nature de termes tel que blanc ou médecin et on s’interroge sur leur appartenance à la catégorie onoma (nom) ou rhema (verbe) » (Goes 1999). On différencie déjà cependant le nom de l’adjectif par leur « mode de signifier ». Dans les catégories, Aristote distingue ainsi la substance de la qualité. La qualité peut être attribuée à une substance mais ne peut en aucun cas servir à la définir. On voit apparaître l’idée que la gradation ne peut s’appliquer qu’à la qualité. On peut donc dire que dès Aristote, même si l’adjectif n’est encore qu’une sous- catégorie du nom, on voit se dégager deux de ses caractéristiques importantes : sa dépendance par rapport à la substance et la possibilité de gradation. Médecin et compétent en médecine sont ainsi tous deux des noms-adjectifs mais seul le second accepte la gradation. Héritiers directs d’Aristote, les grammairiens gréco-latins sont les premiers à employer le terme

adjectivum : il est nécessairement adjoint à d’autres noms et peut exprimer la quantité ou la

qualité. On aborde ici la question de la détermination qui sera approfondie chez Beauzée. Le Moyen Age s’intéresse davantage aux liens entre l’adjectif et le verbe par le biais de la

copule. Désormais la réflexion sur l’adjectif s’articule autour de trois pôles : sa différence avec le substantif, son caractère référentiellement vague, ses liens avec le verbe par sa valeur prédicative et son inhérence. Il reste cependant attaché à la catégorie des noms. La grammaire de Port Royal réfléchit au statut des différents types de noms. Fidèle au rationalisme philosophique, elle considère que la pensée existe avant toute expérience humaine et qu’une langue peut être considérée comme une réponse possible au problème de l’expression des idées. La structure pyramidale d’Aristote, avec au sommet le nom et le verbe, cède la place à, d’un côté les « choses / les objets de nos pensées / les termes », et de l’autre « les manières des choses / les manières de nos pensées / les relations entre les termes ». L’adjectif se trouve toujours dans la même catégorie que le nom, celle des objets de pensée. Mais il s’en démarque de deux façons, d’abord par sa signification : « Ceux qui signifient les substances ont été appelés noms substantifs et ceux qui signifient les accidents en marquant le sujet auquel ces accidents conviennent, noms adjectifs », mais aussi et surtout par sa manière de signifier : « on a appelé adjectifs ceux mêmes qui signifient des substances, lorsque par leur manière de signifier, ils doivent être joints à d’autres noms dans le discours ». La notion clef est celle de connotation : « ce qui fait qu’un nom ne peut subsister par soy-mesme, est quand, outre sa signification distincte, il y a encore une confuse qu’on peut appeler connotation d’une chose, à laquelle convient ce qui est marqué par la signification distincte (…) ; cette connotation fait l’adjectif. » On y aborde aussi l’adjectif en tant qu’attribut du sujet : « le jugement que nous faisons des choses (comme quand je dis, la terre est ronde) enferme nécessairement deux termes, l’un appelé sujet, qui est ce dont on affirme, comme terre ; et l’autre appelé attribut, qui est ce qu’on affirme, comme ronde ; et de plus la liaison entre ces deux termes, qui est proprement l’action de notre esprit qui affirme l’attribut du sujet ». L’attribut se rapproche donc de la notion logique de prédicat. Ce modèle est si fort qu’on y ramène les phrases non prédicatives (Pierre vit = Pierre est vivant). L’idée est qu’un jugement s’exprime forcément par une proposition construite avec le verbe être.

Le pas décisif vers la naissance de l’adjectif en tant que partie du discours autonome est franchi par l’Abbé Girard (1747). Il est le premier à lui faire une partie à part. Il en donne la définition suivante :

« Ceux (= les mots) qu’on emploie à marquer les qualités se nomment ADJECTIFS : parce qu’ils sont ajoutés et unis aux substantifs pour qualifier les choses que ceux-ci dénomment. De sorte que c’est dans un service de qualification que consiste leur essence distinctive. Ils forment la quatrième espèce : tels sont beau, noir, doux, sage, mon, vôtre,

et non par la connotation. Il distingue quatre sortes d’adjectifs : nominaux, pronominaux, verbaux et numéraux. Il aborde la question de la détermination nominale en observant que l’adjectif épithète ne peut « qualifier que par portion » mais c’est surtout Du Marsais et Beauzée qui tenteront un traitement unifié de la question.

Du Marsais (1797) donne une définition plus précise de la qualification : « qualifier un nom substantif, ce n’est pas seulement dire qu’il est rouge ou bleu, grand ou petit, c’est en fixer l’étendue, la valeur, l’acception, étendre cette acception ou la restreindre, en sorte que pourtant toujours l’adjectif et le substantif pris ensembles ne présentent qu’un même objet à l’esprit (…). Ainsi tout mot qui fixe l’acception du substantif, qui en étend ou qui en restreint la valeur, et qui ne présente que le même objet à l’esprit, est un véritable adjectif. Ainsi

nécessaire, accidentel, possible, impossible, tout, nul, quelque, aucun, chaque, tel, quel, certain, ce, ces, cette, mon, ma, ton, ta, vos, votre, notre… ». Pour lui la catégorie des

adjectifs regroupe tout ce qui se trouve autour du substantif et la qualification se confond ainsi avec la détermination. Beauzée reprend ensuite son travail. Il se base sur des critères référentiels (dénombrabilité des référents) pour différencier d’une part les pronoms et substantifs (référent dénombrable) et d’autre part les adjectifs et verbes, parties du discours autonomes mais qui ont en commun leur caractère indéterminatif.

Aux XIXème et XXème siècles les grammairiens lancent la réflexion sur la fonction de l’adjectif. On commence à distinguer épithète, attribut et apposition. L’épithète surtout prend une nouvelle valeur en sortant du contexte rhétorique, dans lequel il était depuis Aristote, pour entrer dans le domaine syntaxique. L’ancienne terminologie distinguait deux utilisations sémantiques de l’adjectif : l’épithète de nature (le dur caillou) et le complément modificatif, indispensable à la compréhension (l’homme juste en paix avec lui-même). On trouve dans ces grammaires de nombreuses prises de position concernant la place de l’épithète et des remarques très intéressantes sur les forces psychiques qui font choisir aux locuteurs tantôt l’antéposition, tantôt la postposition. On voit apparaître l’idée que l’adjectif préposé exprime une qualification essentielle alors que l’adjectif postposé exprime une qualification accidentelle. Ces grammaires ont dans un premier temps gardé la notion logique d’attribut (décomposition de tout jugement en être + attribut) puis de même que pour l’épithète elles se sont décidées à en faire une fonction. L’attribut devient alors une fonction postverbale. Cela résout la question des verbes comme paraître, sembler, devenir, qui peuvent désormais se construire avec des attributs sans que le phénomène d’accord avec le sujet pose problème (ce qui n’était pas le cas dans un cadre purement logique).

une idée claire de ses limites. La frontière entre substantifs et adjectifs reste en particulier très floue, du fait notamment de l’emploi possible de certains noms en position attribut (être

professeur vs être intelligent). Comme le remarque Goes, « la question du statut des noms de

métiers traverse les siècles, tout comme celle des numéraux, des articles et autres déterminants. ». L’extension de la classe adjectif, notamment la distinction entre adjectifs qualificatifs et déterminatifs, a fluctué tout au long de l’histoire de la grammaire. Aujourd’hui encore certains grammairiens remettent cette distinction en doute. C’est dire si la question des frontières de la classe des adjectifs est épineuse.