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CHAPITRE III LA POLYSEMIE LEXICALE

III.1. Décomposition en traits sémantiques

L’essentiel de cette méthode réside dans son caractère différentiel. L’idée est que le sens d’un mot se définit non pas par rapport à ses autres sens mais par rapport au sens des mots voisins. Pour décrire le sens d’un mot on lui associe un ensemble de traits sémantiques, appelés sèmes, qui le caractérisent relativement aux mots qui lui sont proches. On associe donc à chaque unité lexicale un ensemble, appelé sémème, de sèmes distinctifs en comparant cette unité avec d’autres appartenant au même champ lexical. « Cette description comporte deux aspects corrélatifs : l’identification des traits de sens pertinents, qu’on appelle les sèmes, et l’identification des relations entre ces sèmes, qui permet de décrire le sens comme une structure et non comme un inventaire de traits » (Rastier, 1987). Les sèmes sont définis par des mots ou des syntagmes de la même langue que celles qu’ils décrivent (/en mouvement/, /humain/, /transport de personne/,…). « Le sème doit se dire avec autant de mots de la langue naturelle qu’il faut pour bien mettre en relief le trait distinctif relatif à l’ensemble considéré. La dénomination du sème est un discours périphrastique à vocation métalinguistique. » (Pottier 1980). Certains auteurs comme Lyons (1978, p 271) ou Eco (1975, p 173) ont remis en cause cette circularité. Eco dit ainsi « toute unité sémantique utilisée pour analyser un sémème est à son tour un sémème qui doit être analysé ». Pour Rastier cette objection n’est pas valable car l’objectif de la sémantique componentielle est d’analyser les sémèmes de façon à les différencier, et non d’analyser les dénominations des sèmes. Il parle à ce propos de « cercle vertueux » et signale que cette circularité reflète le fonctionnement métalinguistique propre aux langues. « La possibilité de s’autodéfinir est une propriété des langues qui les différencie de tous les autres systèmes de signes. » (Rastier, 1987).

Une unité lexicale, un sémème, est donc un ensemble structuré de traits pertinents, définis par des relations d’opposition ou d’équivalence au sein de « champs lexicaux ». On pourra ainsi différencier ‘bistouri’ de ‘scalpel’ par le sème /pour les vivants/ ou ‘venimeux’ de ‘vénéneux’ par le sème /animal/ ou /végétal/. On distingue deux sortes de sèmes : les sèmes

génériques et les sèmes spécifiques. Les sèmes génériques sont hérités des classes hiérarchiques supérieures. C’est-à-dire qu’ils permettent le rapprochement de deux sémèmes voisins, par référence à une classe plus générale, alors qu’un sème spécifique est un élément du sémantème permettant d’opposer deux sémèmes au sein d’une même classe. Comme plusieurs ensembles de définition peuvent se trouver en relation d’inclusion ou d’intersection, on peut définir des sèmes génériques de généralité croissante. Rastier cite par exemple, le sémème ‘cuiller’, pour lequel on retient les sèmes génériques : /couvert/, notant l’appartenance à un taxème (ensemble paradigmatique minimal) ; /alimentation/ notant l’appartenance à un domaine (un groupe de taxèmes) ; /concret/et /inanimé/, notant l’appartenance à des dimensions (classe de généralité supérieure incluant des sémèmes comportant un même trait générique). Le taxème est l’ensemble de rang inférieur ou, selon Coseriu (1976), une « structure paradigmatique constituée par des unités lexicales (‘lexèmes’) se partageant une zone commune de signification et se trouvant en opposition immédiate les unes avec les autres ». Notons que la distinction entre sème générique et spécifique est doublement relative : un sème qui est générique dans un sémème peut devenir spécifique dans un autre. D’autre part la distinction générique spécifique dépend aussi de l’identification des ensembles de définitions qui commandent le choix entre différentes descriptions componentielles possibles. Rastier propose ainsi deux descriptions différentes des sémèmes ‘métro’, ‘autobus’, ‘train’, ‘autocar’ selon les taxèmes considérés.

Figure 2. Descriptions des sémèmes 'métro', 'autobus','train' et 'autocar' (d'après Rastier 1987)

Domaine: //transports//

(moyen collectifs)

//transports// (moyen collectifs)

Sémèmes:

Taxèmes: /ferré/ /routier/ /intra-urbain/ /extra-urbain/

/intra -ur bain/ /ex tra-u rb ain / /ex tra-u rb ain / /intra -ur bain/ /f err é/ /routie r/ /routie r/ /f err é/ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ‘métro ’ ‘t rain ’ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ‘a utbus ’ ‘a utoc ar’ ‘métro ’ ‘a utob us ‘t rain ’ ‘a utoc ar’

Pour lui l’analyse de droite est plus naturelle car elle correspond aux situations les plus courantes : on choisit un moyen de transport en fonction de sa destination et non parce qu’il est ferré ou routier. Les énoncés seront plutôt du type « Tu prends le car ou le train ? » que « Tu prends le car ou le bus ? ».

Dans ce cadre on définit classiquement la polysémie comme la propriété pour une unité lexicale d’être associée à plusieurs sémèmes possédant au moins un sème commun. Martin distingue ainsi une polysémie d’acception, dans laquelle un sémème est obtenu à partir d’un autre par une seule opération d’addition ou d’effacement de sèmes, et une polysémie de sens, dans laquelle il y a à la fois addition et effacement de sèmes. Pour la polysémie nominale, Martin (1972) distingue quatre types de polysémie d’acceptions et deux types de polysémie de sens, suivant que les modifications portent sur l’ensemble des sèmes d’un paradigme lexical (l’archisémème) ou seulement sur des sèmes spécifiques. Pour les polysémies d’acceptation il distingue :

- L’addition de sèmes spécifiques, avec conservation de l’archisémème, qui conduit à la relation dite de « restriction de sens ». Elle permet par exemple de passer de femme, personne du sexe féminin, à femme, personne du sexe féminin qui est ou a été mariée.

- L’effacement de sèmes spécifiques, avec conservation de l’archisémème qui conduit à une relation dite « d’extension de sens » et permet de passer par exemple de

minute : espace de temps égal à la soixantième partie d’une heure à minute : court

espace de temps.

- La réapparition, sous forme de sème spécifique, de la conjonction des sèmes caractéristiques d’une première acception, avec changement d’archisémème, qui conduit à la relation dite de « métonymie » et permet de passer par exemple de

blaireau : mammifère carnivore bas sur pattes, plantigrade, de pelage clair sur le dos,

foncé sous le ventre, qui se creuse un terrier à blaireau : pinceau fait de poils de

blaireau dont se servent les peintres, les doreurs…

- L’identité d’au moins un des sèmes spécifiques, avec changement d’archisémème, qui conduit à la relation dite de « métaphore » et qui permet de passer par exemple de impasse : rue sans issue à impasse : situation sans issue favorable. Pour les polysémies de sens, il distingue :

- La substitution de sèmes spécifiques avec conservation de l’archisémème, qui conduit à la relation dite de « polysémie étroite » et qui permet de passer par exemple

de rayon : ligne qui part d’un centre lumineux à rayon : ligne qui relie le centre d’un

cercle à un point quelconque de la circonférence.

- La substitution de sèmes spécifiques, avec changement d’archisémème qui conduit à la relation dite de « polysémie lâche » et qui permet de passer par exemple de plateau : support plat servant à poser et à transporter des objets à plateau : étendue de pays assez plate et dominant les environs.

Martin précise cependant qu’un des défauts de cette analyse est qu’elle porte exclusivement sur le substantif et ne concerne ni l’adjectif ni le verbe. « Cela ne signifie pas qu’elle soit inapplicable à l’adjectif et au verbe. Mais l’appareil formel devrait certainement être compliqué. Pour l’adjectif, par exemple, s’ajoutent au contenu sémantique proprement dit ce que l’on pourrait appeler « les conditions d’emploi », c'est-à-dire le rôle que tient la nature sémantique du substantif qualifié. Ainsi venimeux et vénéneux, proches par le sens (« qui contient du poison, des substances toxiques »), ne se disent, l’un que de certains animaux, l’autre que de végétaux, en particulier de champignons. Or le premier peut se dire aussi, par

métononymie, des piquants de l’animal, des piqûres qu’il fait ; le second des aliments, des

plats que l’on prépare à l’aide de ces végétaux. C’est dire que les relations définies pour le substantif réapparaissent ici au plan des conditions d’emploi, ce qui n’exclut en rien, a priori, des relations polysémiques propres à l’adjectif. » Dans un article ultérieur (Martin, 1979) consacré à la polysémie verbale, il distingue en plus, pour les verbes comme pour les adjectifs, de manière orthogonale aux polysémies d’acception et de sens, une polysémie interne qui touche le sémème lui-même, et une polysémie externe qui touche les actants (la polysémie du verbe ne provient pas d’une modification du sémème, mais d’une métonymie qui touche son complément d’objet comme dans cambrioler un appartement ou cambrioler

quelqu’un).

Rastier distingue, en outre, deux statuts différents pour les sèmes, qu’ils soient génériques ou spécifiques, en fonction de leur mode d’actualisation (instanciation du type par l’occurrence). Il parle de sèmes inhérents et de sèmes afférents :

Les sèmes inhérents sont des sèmes définitoires et distinctifs. Ils sont hérités par défaut du type dans l’occurrence. Une instruction contextuelle peut cependant empêcher cet héritage. Ainsi /noir/ est un sème inhérent de ‘corbeau’, mais l’énoncé « Je vois un corbeau blanc » empêche l’héritage de ce sème et impose une valeur atypique pour l’attribut <couleur>.

Les sèmes afférents dépendent d’autres systèmes, sociolectes ou idiolectes. Ils ne sont pas définitoires mais peuvent devenir distinctifs en contexte. Ils peuvent être de deux sortes : la première relève de phénomènes dit de connotation, ou de prototypicalité (les prototypes d’une

catégorie possèdent des traits qui n’appartiennent pas aux autres membres de la catégorie). Ces sèmes relèvent de normes sociales différentes du système de la langue, ils sont associés au type sans avoir le caractère définitoire des sèmes inhérents, et ne sont actualisés dans l’occurrence que si le contexte le requiert. Par exemple, le sème /péjoratif/ afférent à ‘corbeau’ est actualisé dans un corbeau de mauvais augure.

La seconde sorte de sèmes afférents ne dépend pas de relations paradigmatiques mais uniquement de propagations de sèmes en contexte. Rastier les appelle des sèmes afférents

contextuels. Leur mode d’actualisation ne met pas en jeu le rapport entre type et occurrence

mais uniquement des rapports entre occurrences. Ils sont propagés dans l’occurrence par le contexte au moyen, entre autres, de déterminations et de prédications. Par exemple, dans le

corbeau apprivoisé, le sème /apprivoisé/ doit être représenté dans l’occurrence de ‘corbeau’.

Cette distinction des différents sèmes conduit Rastier à proposer une typologie originale au sein même de l’analyse componentielle. Il distingue en effet des sens, des acceptions, des emplois suivant le type des sèmes modifiés : les sens différents correspondent à des modifications de sèmes inhérents, les acceptions à des modifications de sèmes afférents socialement normés et les emplois à des modifications de sèmes localement afférents (à l’échelle du texte ou de l’énoncé). Il introduit surtout les notions de sèmes actualisés et virtualisés. Il illustre ces opérations interprétatives élémentaires avec cette phrase de Zola : « Guillaume était la femme dans le ménage, l’être faible qui obéit, qui subit les influences de

chair et d’esprit » (Madeleine Férat). On s’intéresse ici au sémème ‘femme’. Le trait afférent

/faiblesse/ est actualisé dans ce contexte, c'est-à-dire que la compétence interprétative reconnaît sa pertinence du fait de l’apposition définitionnelle ‘l’être faible’. Ici le trait /faiblesse/ afférent à ‘femme’ est actualisé parce qu’il est aussi actualisé, mais en qualité de trait inhérent, dans le sémantème de ‘faible’. » En revanche le trait /sexe féminin/ inhérent à ‘femme’ n’est pas actualisé parce qu’il serait incompatible avec le trait /sexe masculin/ inhérent à ‘Guillaume’. C’est dans ce cas que Rastier parle de sème virtualisé : « il demeure dans ce que Saussure appelait la mémoire associative, et les lecteurs restent libres d’estimer que Guillaume, s’il n’est pas une femme, n’est pas tout à fait un homme, un « vrai », pourvu des qualités et/ou des défauts que les normes sociales attribuent à la virilité ».

Cette introduction des opérations d’actualisation et de virtualisation confère à l’analyse sémique un côté plus « dynamique » (au sens où elle décrit comment le contexte sélectionne les acceptions). En effet, pour toute occurrence d’une unité lexicale dans un texte, son sémème est à construire en fonction du contexte : tout sème peut être virtualisé par un contexte, tout sème n’est actualisé qu’en fonction du contexte, aucun sème n’est actualisé en

tout contexte.