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CHAPITRE V LES ADJECTIFS

V.4. Polysémie adjectivale

V.4.1. L’extension de l’adjectif

Une notion clé dans le sémantisme de l’adjectif est celle d’extension. Goes l’introduit ainsi : « les premiers éléments constitutifs de l’extension de l’adjectif apparaissent ici : d’un côté, c’est l’information que l’adjectif véhicule lui-même, de l’autre côté, c’est le nombre de substantifs qu’il peut qualifier. Les deux notions sont séparables, mais non équivalentes, et peuvent encore être mises en relation avec la fréquence de l’adjectif ». Une des particularités des adjectifs (qualificatifs surtout) est en effet leur distribution quasi infinie. « Les uns comme les autres ne font que situer les concepts dans une catégorie de pensée d'extension infinie : temps, grandeur, etc. Il n'est donc pas possible de limiter leur distribution » (Glatigny, 1967). Ainsi sec peut servir à qualifier aussi bien un nom désignant un être humain qu'une partie du corps ou un paysage. En fait à peu près n'importe quoi peut être qualifié de

sec. D'autre part, on sait depuis Aristote que la plupart des adjectifs sont syncatégoramatiques,

c'est-à-dire que leur contenu est relatif au nom qu'ils caractérisent. Selon Aristote, cela est dû au fait que les adjectifs n’ont pas vraiment de référence mais plutôt une extension, une « référence virtuelle médiate par l’intermédiaire du nom qu’ils accompagnent ». L’extension d’un adjectif est parfois décrite en termes ensemblistes : c’est la classe de tous les objets auxquels on peut appliquer l’adjectif considéré. L’extension de chapeau vert sera dans ce cas constituée de tous les éléments appartenant à la fois à l’ensemble des chapeaux et à celle des objets verts. D’autres approches considèrent que l’extension de l’adjectif n’est autre que sa distribution ou combinatoire, c'est-à-dire la classe des substantifs qui peuvent le régir. L’adjectif évalue l’intension du substantif et dépend pour son interprétation de celle-ci. Ceci combiné à la diversité de distribution des adjectifs favorise la multiplication de leurs sens. La notion d’extension permet par exemple d’expliquer la différence sémantique entre les adjectifs vaste et spacieux, quasi synonymes, mais dont l’un est quasiment toujours postposé (spacieux) et l’autre antéposé (vaste), étudiés par Larsson (1994). Il montre que spacieux s’applique généralement à des espaces aménagés par l’homme, tandis que vaste peut qualifier beaucoup plus de classes de substantifs, y compris les espaces aménagés par l’homme. En fait

la différence entre vaste et spacieux s’explique en termes d’extension, celle de spacieux est plus réduite que celle de vaste. Pour Larsson l’extension d’un adjectif contient aussi le nombre de propriétés et de qualités différentes auxquelles l’adjectif peut virtuellement référer et constitue le contenu d’information véhiculée par cet adjectif. La boucle est bouclée : plus l’extension d’un adjectif est grande, plus il peut virtuellement désigner énormément de qualités, plus « son sens est vague », plus il est susceptible de s’appliquer à un grand nombre de substantifs et… plus son extension est grande. On note par exemple un rapport de proportionnalité entre la polyvalence d’un terme et son degré de généralité ce que Forsgren (1978) résume en disant que « un concept s’étend à autant plus d’éléments qu’il réunit moins de caractères ou de traits distinctifs ». Prenons l’exemple de noir, qui a un contenu très général (absence de radiation), et roux, très distinctif (liés à la couleur orangée avec en plus une idée de vivacité relative). On constate que de très nombreux référents peuvent être qualifiés par noir (du café noir à la place noire de monde en passant par les idées noires), alors que seul ce qui a un rapport avec les cheveux ou les poils semble pouvoir être qualifié de « roux ». Le sens de certains adjectifs ne se justifie que dans le cadre précis où ils apparaissent. Ainsi pourra-t-on parler d'un jeune marié de 60 ans. C'est le choix du substantif qui permet de spécifier ici le sens de jeune, car le personnage en question ne peut être qualifié de jeune qu'en tant que marié. De même un grand arbre l'est selon sa hauteur alors qu'une

grande maison l'est pour l'ensemble de ses dimensions. On assiste ainsi à des variations de

sens de l’adjectif, qui modifient la configuration du signifié mais non son contenu notionnel. Riegel (2004) note ainsi que l’assignation à des entités et aussi les degrés d’un grand nombre d’adjectifs évaluatifs (petit, grand, lourd, léger, rapide, lent, cher, …) varient en fonction de la norme véhiculée par les entités caractérisées : une grande souris est beaucoup plus petite

qu’un petit éléphant, un hiver chaud est toujours moins chaud qu’un été froid. De Vogüe et

Fraenckel (2002) remarquent à ce propos que « les représentations qui peuvent être mobilisées pour grand hors contexte se voient partiellement ou totalement occultées en fonction du type de nom qualifié. » (un grand besoin, un grand classique, grand faim...). Ce phénomène qu’ils nomment dislocation de sens est particulièrement important dans le cas des adjectifs primaires dont une des particularités est, selon eux, « d’avoir une interprétation qui est si largement dépendante du nom qu’il est difficile de désintriquer ce qui dans la valeur globale obtenue vient de l’adjectif et ce qui vient du nom ». Rappelons que Goes appelle ce phénomène la désémantisation. Il s’explique par la conjonction d’une grande fréquence et d’une grande extension : s’appliquant à un grand nombre de substantifs, ces adjectifs en viennent à prendre des sens si généraux qu’ils se ressemblent tous. Goes cite quelques

exemples:

¾ grand :

« Pas de grands discours, non, des apparitions muettes, plus brèves encore que les spots Elf. » [Le Monde]

(grand ∼ long)

«Deux grandes heures de marche ~ deux bonnes heures de marche. ¾ fort :

Nous avons payé une forte somme pour cette maison.

(fort ~ grand) ¾ gros :

Nous avons payé une grosse somme (...) (gros ~ grand)

¾ bon :

Ca fait trois bons kilomètres. (bon grand)