• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III LA POLYSEMIE LEXICALE

III.3. Noyau de sens

Les deux approches du sens présentées précédemment sont prépondérantes dans la littérature actuelle. Elles ne sont cependant pas les seules : un certain nombre de tentatives ont été faites pour associer à des unités lexicales un noyau de sens unique. L'idée est que pour décrire le sémantisme d'une unité, il faut, plutôt que de donner une liste de valeurs possibles, comprendre comment cette unité participe, par son interaction avec les autres éléments présents, à la construction du sens global de l'énoncé. On cherche alors à associer à l’unité considérée un noyau de sens qui n’est pas un sens à proprement parler, mais plutôt un schéma de base à partir duquel se construisent ses différents sens, y compris le sens premier et les sens figurés. Il est assez aisé à concevoir en ce qui concerne les unités grammaticales, puisqu’elles sont facilement appréhendées comme les marqueurs d’une unité abstraite. Il est cependant possible de définir un noyau de sens pour les unités lexicales. Il faut pour cela se dégager des représentations de type référentiel qu’on associe spontanément aux unités lexicales. Au lieu de partir d’une description de l’objet que le mot catégorise (un type de meuble pour table, un végétal pour arbre) pour expliquer comment on peut dériver les autres sens du mot, il faut au contraire tenter de cerner les propriétés du mot lui-même, qui expliquent à la fois qu’il puisse prendre suivant les énoncés des sens différents, et en même temps qu’il évoque à lui tout seul la classe d’objets à laquelle on l’associe spontanément. On peut ainsi expliciter ce qu’il apporte au sens global d’un énoncé, ce que lui apportent les autres éléments, quels types d’éléments sont nécessaires à la construction de son sens. Il s’agit en fait de dégager une sorte de potentiel de sens à partir duquel se détermine le sens en contexte. Cette approche est compatible avec l’analyse sémique. On considère alors ce qu’on appelle un noyau sémique, c’est-à-dire un ensemble de sèmes qui peuvent être dégagés de n’importe quel emploi en contexte. On peut par exemple considérer que le noyau sémique de l’adjectif riche est qui a quelque chose en abondance. Ce noyau s’actualise en contexte : s’il s’agit « des biens matériels d’une personne », son sémème devient « qui a de l’argent en abondance ». Cela correspond au signifié de puissance de Guillaume (« invariant qui s’actualise dans des valeurs d’emplois » (Tutescu 1974)

Cadiot (1994) s’est employé à trouver le noyau de sens de quelques unités linguistiques. Il propose, par exemple, afin de rendre compte des différents emplois du mot boîte, y compris

les composés tels que boîte aux lettres, boîte à musique, boîte de vitesse, boîte de nuit, boîte à

bac, d’abandonner la traditionnelle description en termes de traits physiques (caractéristiques

d’une classe d’objets matériels), au profit d’une description en termes fonctionnels. Il énonce la formule générique suivante : X CONTENIR Y pour PRODUIRE/FOURNIR Z, dans laquelle X est étiqueté par boîte, Y et Z pouvant avoir la même référence, et chacune des deux fonctions, ‘contenir’ et ‘produire/ fournir’, pouvant être plus ou moins centrale. Il associe à cette formule un « modèle mental flexible », qui définit le mot boîte de manière intensionnelle, et « qui reçoit ses extensions référentielles par une mécanique d’ajustement aux contraintes matérielles du domaine concerné de l’expérience » (Cadiot 1994).

Victorri (1997) propose une autre approche où le noyau de sens, appelé forme

schématique, est décrit en termes de convocation-évocation sur la scène verbale. Les unités

lexicales servent à évoquer des entités et des événements, les unités grammaticales à préciser les relations entre ces entités/événements, les modifications de point de vue, l’ouverture de nouvelles scènes. Pour cela chaque unité doit convoquer d’autres éléments et interagir avec eux « dans un processus progressif d’ajustement réciproque qui aboutira à la stabilisation de l’élément qu’elle évoque ». Il est possible d'avoir des phénomènes de bouclage entre plusieurs unités se convoquant les unes les autres. C'est là toute la dynamique du système. Citons par exemple la forme schématique proposée par Victorri pour le verbe voir.

Voir convoque :

• une entité X de type sujet conscient (sujet capable d'ouvrir une scène verbale),

• un autre élément Z (entité, procès...) Evoque :

• la conscience par X d'être mis en présence de Z.

De plus, les unités doivent pouvoir affaiblir leurs descriptions pour coller à la forme reconnue. Dans « Ce canapé en a vu de belles ! » on perd le caractère conscient de X (encore que le canapé est vu comme un témoin complice des événements et donc à la limite de la conscience.) Dans ce cadre, l’étude de la polysémie revient à expliquer les différents sens d’une unité en termes d’interaction avec les formes schématiques des autres éléments présents dans l’énoncé.

D’autres linguistes, comme Fraenckel, travaillent, dans le cadre de la théorie de Culioli, à l’élaboration de formes schématiques. Celles-ci sont soumises à différents types de variations : « variations internes » à la forme schématique elle-même et « variations

externes » provenant soit des constructions syntaxiques soit des éléments cotextuels associés à l’unité considérée. De Vogüe et Fraenckel (2002) réfléchissent ainsi à ce que pourrait être une forme schématique de l’adjectif grand. Ils constatent d’abord que la valeur de grand fluctue en fonction du nom régissant (une grande douleur, de grand matin, une grande cantatrice), mais aussi pour un même emploi, dans la même fonction et avec un même nom (un grand

jour, le grand jour, trois grands jours, au grand jour). Ici le sens de jour varie aussi : moment

particulier, durée, éclairage. Que dit dans chaque cas l’adjectif grand ? Il évalue un trait du référent que désigne le nom. Il s’agit de l’occurrence particulière de jour, de l’extension de la durée ou du caractère plus ou moins exposé, clair, visible de la situation.

Grand convoque donc trois éléments : un référent (Réf), un trait à valeur variable (X) et la

valeur que prend ce trait dans le cas de référent (X(ref)). L’évaluation du trait considéré comme étant grand demande deux paramètres supplémentaires : un point de vue S, faisant fonction d’évaluateur, et un point de confrontation, c’est-à-dire une autre valeur Xo de X indépendante du référent. Ainsi dans trois grands jours S est déterminé par ce qu’il y a à faire et Xo est la durée correspondant à ce qu’il y à faire. Dans ce cas les deux paramètres sont liés. En revanche, dans au grand jour, S correspond au moment d’évaluation du caractère lumineux, et Xo correspond au point de frontière entre jour et nuit, entre X et non X, et est défini indépendamment de X. Grand signifie alors que « quelque soit la mesure Xo déterminée par S qui viserait à fixer une valeur à la positivité qualitative du trait X (quel que soit le degré d’exceptionnalité que je peux envisager), Xo est en deçà de la valeur X(Ref) de cet évènement ».

Victorri (1997) traduit cette analyse, en termes de convocation-évocation :

Grand convoque :

• un trait à valeur variable X susceptible d’être mesuré sur un référent Ref.

• Une valeur de référence Xo pour ce trait. Evoque :

• La valeur de X pour R est supérieure à Xo.

Les variations internes viendront de ce qu’on peut avoir deux orientations (X(Ref)>Xo ou Xo<X(Ref)) selon le point de vue adopté.

Ainsi, quand on dit d'un enfant « Il est grand pour son âge », l'entité convoquée est l'entité évoquée par il, la propriété convoquée est la taille de l'enfant, et la valeur convoquée est la taille moyenne d’un enfant de cet âge. Ces trois éléments doivent toujours être convoqués pour que grand puisse jouer son rôle d'évocation. Si l'on dit « Voilà ce que j'appelle un grand

vin », une valeur de référence est quand même convoquée : la situation et les connaissances

des interlocuteurs suppléent à l'absence d'indication explicite sur le choix de cette valeur. Et si l'on s'exclame simplement « Grand ! », ce sont les trois éléments qui doivent être trouvés dans le contexte énonciatif.

Les différents modes de description de la polysémie des unités lexicales présentés ici ont chacun leurs qualités et leurs défauts. Ils semblent ne capter qu’une partie de la réalité du phénomène. Un modèle complet de la polysémie doit donc pouvoir englober ces diverses approches, dans un cadre général dans lequel les relations entre les différents sens d’une unité polysémique puissent s’interpréter, selon les besoins, en termes de l’une ou l’autre méthode d’analyse. C’est dans cet esprit qu’a été élaboré le modèle que nous présentons au chapitre suivant.

CHAPITRE IV