• Aucun résultat trouvé

Protéger les biens culturels : raffiner la guerre en la compartimentant ?

Section 2. La protection des biens culturels dans la guerre : entre illusions, effets

2.1 Protéger les biens culturels : raffiner la guerre en la compartimentant ?

militaire, le discours du DIH, partagé autant par les militaires que les humanitaires comme nous l’avons vu, laisse à croire que certaine guerre peuvent être propres et plus humaines. L’affaire Al Mahdi, comme démontré au précédent chapitre, participe également d’un discours d’humanisation de la guerre en faisant pénétrer les logiques de droits humains et de l’UNESCO au sein du DIH. La CPI, en affirmant que le DIH protège « la vie culturelle et […] ses manifestations physiques »583, s’inscrit finalement

d’une certaine façon dans la lignée de fictions théoriques comme celle de Rousseau584

voulant qu’une guerre puisse être menée sans qu’un être humain ne meure. Une guerre propre, juste, acceptable devrait donc mettre à l’abri la culture des perturbations. Le même type de raisonnement s’applique lorsqu’il est martelé que dans la guerre, le

582 Theodor Meron, supra note 547 à la p 240.

583 Ordonnance de réparation initiale, supra note 370 au par 14.

584 Il n’est évidemment pas soutenu ici que Rousseau croyait à cette affirmation qui, comme pour le

mythe de l’état de nature, lui permettait d’éclaircir « la Nature des choses » plutôt que de présenter des « vérités historiques ». Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, supra note 499 à la p 65.

principe fondamental de distinction implique de cibler les combattants et non les civils. Face à ce principe de distinction portée aux nues, David Kennedy nous rappelle cyniquement que la guerre, telle qu’est envisagée par le DIH, ne correspond pas à la réalité sociologique :

This idea [distinguer les combattants des civils] continues to provide the starting point for the law in war. But civilians will be killed in war585.

La même chose peut et doit se dire dans le cas de la culture : une guerre ne peut être menée sans que la vie culturelle ne soit impactée. Toutefois, la protection des biens culturels, de la même façon que le DIH en général, peut au final devenir un élément de discours dans le contexte de la légitimation de certaines formes de violence.

L’établissement par certains États de no-strike lists est l’un des moyens de mise en œuvre de la protection des biens culturels le plus connu. Avec ces listes, il s’agit de donner les informations nécessaires aux planificateurs militaires durant les phases de ciblage afin de préserver les biens culturels. Dans son « Manuel militaire », l’UNESCO qualifie l’établissement de no-strike lists de « bonnes pratiques »586. Le langage

commun que partagent les humanitaires – au sens large – et les militaires est ici parfaitement illustré. L’UNESCO, comme pourrait le faire un ministère de la défense quelconque, publie un manuel militaire, et de plus, présente certaines procédures militaires comme étant de « bonnes pratiques ». Par la caution morale que peut apporter une organisation comme l’UNESCO, il demeure quelque chose de problématique dans l’utilisation d’un tel vocabulaire. Quoi qu’il en soit, le manuel de l’UNESCO s’appuie sur certains cas concrets pour présenter comment agir de manière « acceptable » et « propre » dans la conduite des hostilités :

Le processus de ciblage lors de l’opération Unified Protector, durant laquelle une coalition d’États a mené des frappes aériennes sur des objectifs au sol en Libye, constitue un exemple de bonnes pratiques dans la préparation et la mise en oeuvre de no-strike list relatives aux biens culturels587.

585 David Kennedy, Humanitarism and force, supra note 547 à la p 269. 586 Manuel militaire de l’UNESCO, supra note 131 au par 99.

Il est hors de tout doute que les rédacteurs d’un tel document sont sincèrement engagés dans la préservation du patrimoine. Pour autant, de tels propos dénotent de ce que nous appellerons ici un compartimentage de la légitimité de la guerre. Ceci mérite toutefois une explication, le cas libyen étant d’ailleurs un exemple particulièrement parlant. Comme nous l’avons vu précédemment, le jus ad bellum et le jus in bello expriment, au moins en partie, différentes formes de légitimation de la guerre. Pour la Libye, comme ce fut le cas pour l’Irak en 1991, la guerre est rendue particulièrement légitime par l’autorisation du recours à la force du Conseil de sécurité588. Cette légitimité offerte

par le jus ad bellum se trouve alors maximisée, comme ce fut également le cas pour l’Irak en 1991, par le prétendu respect du DIH des belligérants. Dès lors, attaquer la légitimité de l’intervention en Libye peut s’avérer délicate. La légitimité du recours à la force en Libye a fini par être largement critiquée, notamment par un rapport du Parlement britannique accusant la coalition majoritairement franco-britannique d’avoir dépassé le mandat onusien de protection de la population civile pour poursuivre, finalement, un renversement de régime589. Mais la légitimité au niveau de la conduite

des hostilités demeure malgré tout intacte, ce que le document de l’UNESCO et certains textes universitaires illustrent parfaitement. Marina Lostal relève par exemple que les no-strike lists ont permis à l’OTAN de mener sa campagne de bombardement en Lybie sans causer de sérieux dommages aux biens culturels590. Du point de vue d’une

universitaire sincèrement impliquée dans la protection des biens culturels il s’agit évidemment d’un aspect positif. D’un point de vue plus large, cela tend également à

588 Conseil de sécurité, Résolution 1973, Doc off CS NU, 6498ème séance, Doc NU S/RES/1973(2011). 589 “The UK’s intervention in Libya was reactive and did not comprise action in pursuit of a strategic

objective. This meant that a limited intervention to protect civilians drifted into a policy of regime change by military means”. Parlement du Royaume-Uni, « Libya: Examination of intervention and collapse and

the UK's future policy options » (9 septembre 2016), en ligne :

<https://publications.parliament.uk/pa/cm201617/cmselect/cmfaff/119/11905.htm#footnote-202> au par 49.

590 Marina Lostal, International Cultural Heritage Law in Armed Conflict: Case-Studies of Syria, Libya,

Mali, the Invasion of Iraq, and the Buddhas of Bamiyan, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 à la p 134 [Marina Lostal].

mettre en avant une efficacité et un professionnalisme militaire qui participe d’une légitimation de certains types d’opérations militaires. Cela rend particulièrement visibles certaines conséquences de la séparation du jus ad bellum et du jus in bello en deux régimes distincts. Cette fragmentation du droit international au sujet des conflits armés empêche finalement ce dernier d’offrir un discours cohérent et complet sur la guerre.

La mise en avant de pratiques comme les no-strike lists participe également d’un discours de légitimation de certaines formes de guerre. Les guerres « modernes », menée à l’aide de technologies dites de précision seraient plus humaines que les guerres du passé ou celles menée par des États ou groupes armés ne disposant pas d’une telle technologie. Theodor Meron, en prenant l’exemple de l’intervention de l’OTAN au Kosovo – laquelle s’est toutefois soldée par de nombreuses bavures591– avance que

l’utilisation d’armes couteuses et sophistiquées permet de réduire les pertes civiles592.

Bien que critique envers un concept de précision excessivement idéalisé, Michael Schmitt avance malgré tout que les forces armées ne doivent pas abandonner leurs technologies de précision afin de rendre la guerre plus humaine593. La coalition menée

par les États-Unis en 1991, symbole de la puissance et de la technologie militaire américaine, avait par exemple la réputation de ne cibler que des objectifs militaires594.

En dépit de nombreuses études démontrant que l’intervention avait entrainé la mort de plus de 100 000 civils595, il s’agit là d’un mythe que relaye par exemple Jirì Toman

dans son commentaire du deuxième protocole de la Convention de la Haye de 1954596.

591 Final report to the Prosecutor by the commitee Established to Review the NATO Bombing Campaign

against the federal Republic of Yugoslavia, Rapport du Bureau du Procureur (2003) (Tribunal penal international pour l’ex-Yougoslavie, Bureau du Procureur); Amnisty International, Intervention de l’OTAN en Yougoslavie : « Dommages collatéraux » ou homicides illégaux ? Violations du droit de la guerre par l’OTAN lors de l’opération « Force alliée » (2000) EUR 70/018/00.

592 Theodor Meron, supra note 461 à la p 276.

593 Michael Schmitt, Precision attack, supra note 545 au pp 445 et 466.

594 Jochnick et Normand, The Legitimation of Violence, supra note 463 à la p 49. 595 Ibid.

596 Jirì Toman, Les biens culturels en temps de guerre : Quel progrès en faveur de leur protection ?

Quoi qu’il en soit, malgré les supposées « bonnes pratiques » de la coalition dans la conduite des hostilités, ce dernier relève toutefois très justement que ce sont « les pillages et les vols dans les sites archéologiques et dans les musées [qui] ont été la principale cause des préoccupations »597. De fait, même si la stratégie de ciblage de la

coalition a permis d’épargner les biens culturels, la disparition de 4 000 biens culturels598 montre bien que cette dernière ne s’est que peu occupé de faire respecter la

Convention de 1970 relativement au trafic de biens culturels depuis un territoire occupé599. La même situation s’est reproduite lors de l’invasion de l’Irak en 2003 par

les forces américaines. Si la stratégie de ciblage semble avoir épargné les biens culturels, la posture des responsables militaires face aux pillages et destructions subséquentes relevait au minimum de la « négligence »600. L’exclusion des biens

culturels des stratégies de ciblage permet finalement d’accentuer le mythe de certaines guerres modernes et technologiques qui seraient « propres » voire « chirurgicales ». Il convient toutefois d’envisager qu’il s’agit là de mesures de moindre coûts dans la conduite des hostilités, la destruction systématique de biens culturels n’apportant pas de réels avantages militaires si l’ennemi ne les utilise pas systématiquement à des fins militaires. Il demeure en effet nécessaire d’avoir une vision à long terme d’un conflit et de ne pas se limiter uniquement aux conséquences directes des opérations militaires. Concernant l’invasion américaine de l’Irak de 2003, Matthew D. Thurlow a parfaitement exposé le désintérêt volontaire des forces armées pour les biens culturels :

When marines entered the city on April 9, 2003, however, cultural property became a secondary concern. The pillage of the National Museum and other cultural sites in the city was not only the result of a failure to anticipate the very strong possibility that the destabilization of the Hussein regime would lead to looting and vandalism, but was also a deliberate political and strategic choice. The United States ultimately deemed protecting the cultural heritage of the Iraqi people of lesser

1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, Paris, Éditions UNESCO, 2015 à la p 41 [Jirì Toman, Commentaire protocole]

597 Ibid aux pp 41-42. 598 Ibid à la p 42.

599 Convention UNESCO 1970, supra note 116 à l’art 11. 600 Jirì Toman, Commentaire protocole, supra note 596 à la p 48.

importance than dismantling the remnants of the Ba’athist regime, securing Saddam Hussein’s palaces and the Oil Ministry, and making the city safe for American soldiers601.

Cette situation montre bien qu’au-delà d’une apparente préoccupation de ne pas cibler les biens civils et les biens culturels, cette dernière disparait bien vite devant les considérations stratégiques et politiques. Une publication de l’OTAN concernant la protection des biens culturels illustre d’ailleurs particulièrement bien la difficulté d’intégrer dans le discours militaire un discours comme celui de la CPI qui insiste sur les convergences entre le DIH et d’autres régimes afin de mettre en avant la dimension humaine du patrimoine. Le titre de la publication, « The Protection of Cultural Property in the Event of Armed Conflict: Unnecessary Distraction or Mission- Relevant Priority? »602 donne rapidement le ton du document, lequel semble orienté

vers une dimension coût-bénéfice. Dans le document, la protection des biens culturels est en effet appréhendée dans la perspective des avantages que cela peut procurer militairement et non pas du point de vue des préjudices que cela pourrait causer chez les communautés concernées. La destruction de biens culturels produirait donc comme désavantage notable, non pas la disparition d’éléments importants de la culture de certains groupes, mais une population « less easy to control » dans un cas d’occupation par exemple603. Prenant l’exemple du général britannique Allenby, qui durant la

Première Guerre mondiale avait pris soin de faire protéger les lieux saints de Palestine, le document affirme que ce type de mesure « helped in disarming those speaking out against occupation »604. Si le document montre que la destruction de biens culturels

peut antagoniser la population605, l’importance de la protection est toujours mesurée du

601 Matthew D. Thurlow, « Protecting Cultural Property in Iraq : How American Military Policy

Comports with International Law » (2005) 8 Yale Human Rts & Dev LJ 153 à la p 176 [Matthew D. Thurlow].

602 OTAN, « The Protection of Cultural Property in the Event of Armed Conflict: Unnecessary

Distraction or Mission- Relevant Priority? » (2018) 2:4 The NATO Open Perspectives Exchange Network.

603 Ibid à la p 2. 604 Ibid à la p 3. 605 Ibid à la p 9.

point de vue de la nécessité militaire, non pas en fonction de l’appauvrissement culturel potentiel qui pourrait frapper les « porteurs » du patrimoine.

Faisant la part belle à la nécessité militaire, il semble difficile d’imaginer que le DIH puisse être utilisé par la sphère militaire au-delà d’une perspective de justification ou d’efficacité militaire. Cela démontre à quel point le DIH, comme langage partagé et utilisé notamment par les militaires, demeure dans ce cas imperméable à des discours issus de régimes juridiques comme les droits humains ou le droit de l’UNESCO. Le chemin semble encore long avant que le patrimoine culturel soit appréhendé par les militaires en fonction de son importance pour les différentes communautés qui lui sont liées. Au mieux, il semble que la protection des biens culturels soit mise en œuvre dans le cadre plus large des procédures de ciblage des armées disposant d’importants moyens technologiques. En revanche, les impacts sur le patrimoine liés à déstabilisation politique ou sécuritaire de certaines zones semblent avoir été laissés de côté. Ceci participe également d’une tendance à présenter la destruction intentionnelle du patrimoine culturel comme arme de guerre systématiquement utilisée par certains groupes armés non-étatiques. Il est dès lors important de replacer la protection des biens culturels dans le cadre de la dichotomie entre acteurs légitimes et acteurs illégitimes, tout en questionnant les effets pervers de la criminalisation de certaines violations du DIH ainsi que le traitement de ces évènements.