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Le champ de l’anthropologie : une conversion tardive au relativisme

Section 2. Le tournant relativiste : diversité, approche locale et patrimoine

2.1 Le champ de l’anthropologie : une conversion tardive au relativisme

À la fin de l’année 1947, l’American Anthropological Association (AAA) publiait son fameux « Statement on human rights » et le soumettait à la Commission des droits de l’homme de l’ONU262. La déclaration critiquait notamment le caractère uniquement

libéral et occidentalo-centré de la DUDH (qui était au stade de projet à ce moment), critère pouvant dès lors rendre cette dernière inopérante263. Face aux problèmes que

soulevait la DUDH, l’AAA proposa alors à la Commission d’ajouter les trois mentions suivantes :

1. The individual realizes his personality through his culture, hence respect for individual differences entails a respect for cultural differences.

2. Respect for differences between cultures is validated by the scientific fact that no technique of qualitatively evaluating cultures has been dis-covered.

3. Standards and values are relative to the culture from which they de-rive so that any attempt to formulate postulates that grow out of the beliefs or moral codes of one culture must to that extent detract from the applicability of any Declaration of Human Rights to mankind as a whole.264

Si ces propositions n’ont pas été incorporées dans la DUDH, elles nous offrent malgré tout des indications sur ce que pourrait être une autre approche des droits humains que celle embrassée par la DUDH. L’AAA prend ici totalement à contre-pied l’approche universaliste des rédacteurs et rédactrices de la DUDH en abordant le problème avec un point de vue résolument relativiste. Le supposé universalisme de la DUDH est ici frontalement attaqué, ce dernier relevant davantage d’un projet d’universalisation de certaines conceptions occidentales, notamment américaines. Olivier Barsalou note d’ailleurs à ce propos que la DUDH « emerged as a political repertoire promoting an

262 Executive board of The American Anthropological Association, « Statement on human rights »

(1947) 49:4 American anthropologist, New series à la p 539 [Executive board of the AAA].

263 Ibid. Il était par exemple posée la question (rhétorique) suivante: « How can the pro-posed Declaration

be applicable to all human beings, and not be a statement of rights conceived only in terms of the values prevalent in the countries of Western Europe and America? ».

American conception of the human, morality and the universal »265. L’AAA critique

principalement l’approche individualiste des droits choisie par la commission. Il est en effet déploré que le respect dû à l’individu soit conçu comme découlant uniquement de cette qualité d’individu, et non pas également en fonction de l’appartenance à un groupe social266. Luttant contre toutes formes de hiérarchie entre les différentes cultures

humaines, l’accent est mis sur la diversité culturelle et l’importance de la respecter. Que ces critiques aient si vite émergé du champ anthropologique n’est pas anodin et s’avère important pour comprendre en partie la production normative adoptée sous l’UNESCO. En effet, cette dernière a « historiquement entretenu des relations étroites avec l’ethnologie »267, ce qui, nous allons le voir ne manque pas de se manifester dans

certains instruments. Pourtant, de nombreux anthropologues ont historiquement pris part à la grande entreprise colonialiste. Edward Said exposait d’ailleurs cette réalité historique dans Culture and Imperialism: « Of all the modern social sciences, anthropology is the one historically most closely tied to colonialism, since it was often the case that anthropologists and ethnologists advised colonial rulers on the manners and mores of the native people »268. Les anthropologues et ethnologues ont donc joué

un rôle majeur dans la légitimation du colonialisme, en opposant les valeurs du colonisateur – synonyme de « civilisation » – aux valeurs du colonisé, « primitives » et donc à éliminer ou marginaliser. En offrant de telles « garanties scientifiques », l’anthropologie permettait dès lors de justifier le colonialisme au nom de la mission civilisatrice de l’occident. Cette tendance va toutefois être renversée durant le XXème

265 Olivier Barsalou, « The Cold War and the rise of an American conception of human rights », in

Pamela Slotte and Miia Halme-Tuomisaari, dir, Revisiting the Origins of Human Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 à la p 363.

266 Executive board of the AAA, supra note 262 à la p 539. Dès la première page de la declaration ce

point est abordé: « The problem is thus to formulate a statement of human rights that will do more than just phrase respect for the individual as an individual. It must also take into full account the individual as a member of the social group of which he is a part, whose sanctioned modes of life shape his behavior, and with whose fate his own is thus inextricably bound.»

267 Berliner et Bortolotto, supra note 222 à la p 4.

siècle, la Première Guerre mondiale ayant offert un aperçu peu réjouissant de la supposée supériorité de l’occident et de l’indéniable progrès dont il était considéré comme porteur. L’une des premières amorces du renversement est due à Bronisław Malinowski qui dans l’entre-deux guerres écrivait : « L’anthropologie est désormais non plus le garde-fou de la civilisation en face des coutumes « aberrantes », mais le garde-fou de la vie authentique en face des « aberrations » de la société industrielle »269.

Cette « fuite romantique loin de notre culture standardisée »270 signifiait que

l’anthropologue ne serait plus l’idiot utile du colonialisme, si ce n’est l’allié. Notamment grâce à l’école américaine du relativisme culturel, l’anthropologie se muait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en « instrument et langage de la décolonisation »271. Cette nouvelle forme de l’anthropologie (sans toutefois vouloir

homogénéiser cette dernière) va entretenir une relation féconde avec l’UNESCO, et notamment le DIPC.