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Les premiers développements : biens privés et biens privilégiés

Section 2. La lex specialis : assurer le principe de distinction

2.2 Les premiers développements : biens privés et biens privilégiés

Le code Lieber, rédigé par le juriste Francis Lieber et adopté sous la présidence d’Abraham Lincoln durant la guerre de sécession en 1863, fût le premier instrument à aborder la protection de certains biens culturels100. Ce dernier prévoyait notamment

une distinction entre biens publics et biens privés. À ce titre, l’appropriation ou la saisie des biens « publics » étaient légales101. En revanche, la propriété privé devait être

protégée dans les cas d’occupation militaire102, et ne devait pas être saisie en général,

hormis en cas de « crimes ou infractions graves de leurs propriétaires » ou « d’impérieuses nécessités militaires »103 Toutefois, certains biens, très souvent

propriété publique, furent considérés comme des « biens privilégiés »104 par le code

Lieber. C’est le cas des « biens appartenant aux églises, hôpitaux ou à des

95 Ibid à l’art 54. 96 Ibid à l’art 55. 97 Ibid à l’art 56.

98 Ibid à l’art 53. L’article 16 du PAII reprend substantiellement les prohibitions du PAI pour les

appliquer aux CANI.

99 François Bugnion, « La genèse de la protection juridique des biens culturels en cas de conflit armé »

(2004) 84 : 854 RICR 313 à la p 321 [Bugnion].

100 Christianne Johannot-Gradis, Le Patrimoine culturel matériel et immatériel : Quelle protection en

cas de conflit armé, Zurich, Schulthess, 2013 à la p 67 [Johannot-Gradis].

101 Code Lieber, supra note 84 à l’art 31. 102 Ibid à l’art 37.

103 Ibid à l’art 38.

établissements de caractère exclusivement charitable, aux établissements d'éducation ou fondations pour l'avancement de la science, qu'il s'agisse d'écoles publiques, d'universités, d'académies d'étude ou d'observatoires, musées des beaux-arts ou de caractère scientifique », ces derniers devant être considérés comme propriété privée, et non pas comme propriété publique que l’on peut légalement saisir105. Dans la même

lignée, les « œuvres d'art classiques, bibliothèques, collections scientifiques ou instruments de prix tels que télescopes astronomiques ainsi que les hôpitaux doivent être protégés » dans la conduite des hostilités, même lorsque ces derniers se trouvent dans « des places fortifiées, assiégées ou bombardées »106. Le Code Lieber est un cas

original étant donné que l’ennemi – pour l’Union – pourrait être considéré aujourd’hui comme un acteur non-étatique. La décision de protéger certains biens, alors même que l’avenir de la fédération Américaine était en jeu, montre bien qu’il y avait des considérations qui allaient au-delà de l’avantage militaire instantané. Il s’agissait également de ne pas impacter de façon trop durable le pays dans la perspective d’une fin de conflit. C’est donc cette approche, non systématique et énumérative du code Lieber qui va influencer les développements internationaux subséquents relativement à la protection des biens culturels.

Les projets de codification internationale de la Déclaration de Bruxelles (1874) et du Manuel d’Oxford (1880) reprennent substantiellement les mêmes logiques et dispositions que le code Lieber107. Ces efforts de codification vont toutefois porter fruit

avec les conférences de La Haye de 1899 et 1907 avec l’adoption du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre de 1907 (Règlement de La Haye)108. Encore aujourd’hui, le Règlement de La Haye constitue toujours – avec les

105 Code Lieber, supra note 84 à l’art 34. 106 Ibid à l’art 35.

107 Déclaration de Bruxelles, supra note 84 aux arts 8 et 17; Manuel d’Oxford, supra note 84 aux arts

32, 34 et 53.

108 Convention (IV) de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe :

Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, 18 octobre 1907 [Règlement de La Haye].

PA – l’ossature du droit de La Haye. À son article 27, ce dernier vient offrir une protection à certains biens culturels pendant les sièges et les bombardements, tout en donnant des devoirs aux forces en position défensive :

Dans les sièges et bombardements, toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour épargner, autant que possible, les édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à condition qu'ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire. Le devoir des assiégés est de désigner ces édifices ou lieux de rassemblement par des signes visibles spéciaux qui seront notifiés d'avance à l'assiégeant109.

Comme on peut le voir, la protection des biens culturels n’est pas encore systématisée et on est encore loin d’une catégorie cohérente. La présence des hôpitaux parmi les biens énumérés est un bon exemple de ce manque de systématisation. Si l’on peut parler de protection des biens culturels, on ne peut pas parler pour autant d’une catégorie des biens culturels en 1907.

Quoi qu’il en soit, la protection est également élargie en cas d’occupation militaire. Le pillage sous toutes ses formes est ainsi interdit110. Même si cela ne concerne pas

spécifiquement les biens culturels, cela offrait toutefois une protection aux biens culturels meubles non négligeable. L’article 56 quant à lui, dans la droite ligne du code Lieber, vient confirmer que certains biens, malgré qu’ils soient souvent propriété publique, doivent être considérés comme des propriétés privées et protégés en conséquence :

Les biens des communes, ceux des établissements consacrés aux cultes, à la charité et à l'instruction, aux arts et aux sciences, même appartenant à l'État, seront traités comme la propriété privée. Toute saisie, destruction ou dégradation intentionnelle de semblables établissements, de monuments historiques, d'œuvres d'art et de science, est interdite et doit être poursuivie111.

109 Ibid à l’art 27. 110 Ibid à l’art 47. 111 Ibid à l’art 56.

Si la difficulté d’établir une catégorie cohérente se fait ressentir, on voit toutefois quels éléments, dans la culture européenne de l’époque, méritaient une protection et pouvaient revêtir un caractère « culturel ».

À l’instar de toutes les règles développées entre 1899 et 1907, les deux guerres mondiales n’auront pas été le laboratoire escompté pour la protection des biens culturels. La naissance de l’UNESCO en 1945 va toutefois venir permettre le développement d’un régime de protection particulier, élargissement substantivement la protection juridique des biens culturels dans les conflits armés.