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L’UNESCO et la diversité culturelle : l’élaboration d’une doctrine

Section 2. Le tournant relativiste : diversité, approche locale et patrimoine

2.2 L’UNESCO et la diversité culturelle : l’élaboration d’une doctrine

Pour comprendre cette troisième approche patrimoniale, il convient de comprendre certains développements au sein de l’UNESCO qui ont amené cette dernière à produire une doctrine272 largement influencée par le relativisme culturel. Au lendemain de la

Seconde Guerre mondiale, l’UNESCO a commencé à se faire connaitre en devenant sur la scène internationale l’une des principales actrices de l’antiracisme. Face aux désastres engendrés par les théories raciales, dont le nazisme fut le paroxysme, il fut donc envisagé de répondre à ces discours pseudos scientifiques par un véritable discours scientifique. La volonté constante de l’UNESCO d’offrir un contre discours aux différentes formes de racisme rythme donc depuis le début la vie de l’organisation.

269 Tel que cité dans : Gérard Leclerc, Anthropologie et colonialisme, Paris, Fayard, 1972 à la p 59-60. 270 Ibid.

271 Ibid.

272 Une certaine doctrine. Il ne s’agit pas ici de présenter une doctrine qui serait l’unique doctrine de

l’UNESCO et qui permettrait de comprendre toute l’activité de cette dernière. Il s’agit plutôt de présenter une certaine doctrine diffusée par l’organisation et qui existe en parallèle d’autres doctrines.

La première stratégie de l’UNESCO à cet égard fut élaborée par le psychologue canadien et haut fonctionnaire de l’organisation Otto Klineberg273. Le premier volet de

cette stratégie consistait dans la production de déclarations scientifiques sur la question de la race. La première fut la Déclaration sur la Race274 de 1950. Majoritairement

composé d’anthropologues (comme Claude Lévi-Strauss) et de sociologues, mais aussi de biologistes, dont Julian Huxley275, le panel de rédacteurs « strongly emphasized the

unity of the human species, arguing that biological differences between humans were secondary »276. Une des conclusions de la Déclaration montre bien comment des

scientifiques, certes de domaines différents, mettent leur expertise au service d’un objectif politique :

Enfin, les recherches biologiques viennent étayer l’éthique de la fraternité universelle; car l’homme est, par tendance innée, porté à la coopération et, si cet instinct ne trouve pas à se satisfaire, individus et nations en pâtissent également277.

On voit bien ici comment « l’autorité scientifique […] entendue au sens de capacité de parler et d’agir légitimement »278, pour emprunter les mots de Pierre Bourdieu, est

mobilisée pour légitimer les politiques de l’UNESCO. Cette conclusion de la Déclaration, endossée par un panel interdisciplinaire de scientifiques, et par la biologie comme champ scientifique particulier, soutient l’objectif de coopération au cœur de l’acte constitutif de l’UNESCO279. Wiktor Stoczkowski note à cet égard qu’en

postulant « l’instinct de coopération » comme une « tendance naturelle chez

273 Wiktor Stoczkowski, « Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne. Un essai

d'anthropologie réflexive » (2007) 182 : 2 L’Homme 7 à la p 18 [Wiktor Stoczkowski, Racisme, antiracisme]

274 UNESCO, « Déclaration sur la race de juillet 1950 » dans Jean Hiernaux et Michael Banton, Quatre

déclarations sur la question raciale, Paris, Éditions de l’UNESCO, 1969, 30 [Déclaration de l’Unesco sur la race de 1950].

275 Julian Huxley fut le premier Secrétaire général de l’UNESCO.

276 Wiktor Stoczkowski, « UNESCO's doctrine of human diversity: A secular soteriology? » (2009) 25

Anthropology Today 7 à la p 8 [Wiktor Stoczkowski, UNESCO's doctrine of human diversity]. Le terme groupe ethnique est d’ailleurs préféré à celui de race.

277 Déclaration de l’Unesco sur la race de 1950, supra note 274 à la p 35.

278 Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique » (1976) 2 : 2-3 Actes de la recherche en sciences sociales

88 à la p 89.

l’homme »280, la Déclaration vient opérer un retournement ontologique par rapport aux

conceptions qui prévalaient alors, et qui, poussées à l’extrême avait entrainé le nazisme281. Selon lui, la vision de la nature humaine passe d’un extrême à l’autre» dès

lors que « l’ontologie de la coopération remplace l’ontologie du conflit »282.

Le deuxième volet de la stratégie antiraciste de l’UNESCO, qui prévoyait la publication de monographies sur le sujet de la « race », a été confié à l’anthropologue français Alfred Métraux283. C’est dans ce cadre que va paraitre l’ouvrage Race et Histoire284 de

Claude Lévi-Strauss, que Wiktor Stoczkowski n’hésite pas à qualifier de « première doxa antiraciste après la défaite du nazisme »285. Il voit également la monographie de

Lévi-Strauss comme un prolongement de la Déclaration de 1950 :

Race et Histoire constitue un supplément logique à la première Déclaration de l’UNESCO. Les deux textes abordent le problème des différences entre les êtres humains, le premier dans la dimension biologique, le second dans la dimension culturelle. Leurs buts sont donc complémentaires. Tandis que la déclaration proclame l’absence de différences ontologiques entre humains sur le plan biologique […] Race et Histoire assure qu’il n’y a pas de différences ontologiques entre cultures (les différences résultent de « leur conduite plutôt que de leur nature »). Les deux textes affirment donc de concert que l’humanité est une et que les différences entre les humains et entre leurs cultures ne relèvent pas de leurs propriétés essentielles, mais d’accidents de l’histoire286

Mais cette démarche antiraciste de Lévi-Strauss lui permet également d’élaborer une doctrine, qui va s’avérer féconde à l’UNESCO, de la diversité culturelle. Race et Histoire, en plus d’être un discours scientifique (anthropologique cette fois) s’opposant aux théories raciales, est un plaidoyer pour la diversité culturelle et contre l’ethnocentrisme. Dès le début de l’ouvrage, Lévi-Strauss affirme que la diversité des

280 Déclaration de l’Unesco sur la race de 1950, supra note 274 à la p 34. 281 Wiktor Stoczkowski, Racisme, antiracisme, supra note 273 à la p 20. 282 Ibid.

283 Ibid à la p 18.

284 Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Éditions UNESCO, 1952 [Race et Histoire].

285 Wiktor Stoczkowski, Racisme, antiracisme, supra note 273 à la p 7. Thomas Hylland Eriksen note

quant à lui que « Race et Histoire has become a classic of anti-racism in the french speaking word. ». Thomas Hylland Eriksen, «Between universalism and relativism: a critique of the UNESCO concept of culture » dans Jane K. Cowan, Marie-Bénédicte Dembour et Richard A. Wilson, dir, Culture and Rights: Anthropological Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 127 à la p 138. [Thomas Hylland Eriksen].

cultures est « un phénomène naturel »287. Plutôt que d’accepter ce « fait naturel », l’être

humain aurait dès lors eu tendance à faire preuve d’ethnocentrisme, rejetant « hors de la culture, dans la nature tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle [il] vit »288. L’idée principale défendue dans l’ouvrage serait que les cultures ne peuvent

être hiérarchisées en fonction de leur niveau de développement et que ces dernières seraient « equal but different »289. La « civilisation mondiale » ne pourrait être autre

chose selon lui que « la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité »290. Une grande partie de l’ouvrage s’inscrit donc parfaitement dans la

mouvance relativiste. Comme le fait très justement remarquer Thomas Hylland Eriksen, « while Lévi-Strauss structuralism is a universalist doctrine about the way human minds function, his position regarding culture has always been that of a classic cultural relativist »291. Cette position de l’anthropologue français sur le concept de

culture et l’accent mis sur la diversité culturelle vont largement influencer les développements de l’organisation292, jusqu’à devenir partie intégrante de ce que l’on

pourrait nommer la « doctrine officielle » de l’UNESCO. Ce dernier présentera d’ailleurs son ouvrage comme une « petite philosophie de l’Histoire à l’usage des fonctionnaire »293, ce qui malgré le trait d’humour, dénote d’une certaine volonté

d’influencer les pratiques au sein de l’organisation.

Il faudra toutefois attendre 1995 pour que l’on puisse clairement affirmer l’inscription d’une conception relativiste de la culture dans la doctrine de l’UNESCO294. Le Rapport

287 Race et histoire, supra note 284 à la p 19. Il ajoute également qu’en dépit de cet aspect naturel, les

humains « y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ».

288 Ibid à la p 20.

289 Thomas Hylland Eriksen, supra note 285 à la p 138. 290 Ibid.

291 Thomas Hylland Eriksen, supra note 285 aux p 137-138.

292 Ibid à la p 128. « the work of Claude Lévi-Strauss on cultural relativisty and culture contact […] has

been influential in UNESCO. »

293 Wiktor Stoczkowski, Racisme, antiracisme, supra note 273 à la p 18.

294 « A few publication nevertheless stand out as implicit policy documents. The most important exemple

of the latter is clearly the report Our creative diversity ». Thomas Hylland Eriksen, supra note 285 à la p 129. Claude Lévi-Strauss est d’ailleurs membre d’honneur au sein de la commission.

de la Commission mondiale de la culture et du développement « Notre diversité créatrice » de 1995295, qui peut se lire comme une certaine idéologie unescienne296,

démontre bien qu’une vision relativiste est venue s’adjoindre « officiellement » à la vision traditionnellement universaliste de l’Organisation. On voit dès lors poindre la contradiction si souvent avancée entre universalisme et relativisme, qui parait pourtant inévitable au sein de l’UNESCO. Cela se répercute notamment concernant le sens qui est donné au concept de culture. Notre diversité créatrice jongle donc entre la culture en tant que manière de vivre et la culture comme travail artistique (au sens occidental)297. Pour autant, la notion de culture dans le rapport est majoritairement

teintée par le relativisme298. En embrassant une telle conception, la lecture du rapport

peut ressembler, à certains moments, à une énumération de différentes activités humaines299. Cela est toutefois cohérent avec un des buts du rapport qui est de célébrer,

d’encourager et de protéger la diversité culturelle300. Le second but de Notre diversité

créatrice est de poser les jalons de ce qui pourrait constituer une « éthique universelle »301. Les « principes » de cette dernière devraient pour les rédacteurs et

rédactrices, constituer « des normes minimales que tout communauté politique se devrait d’observer »302. On retrouve ici l’engagement universaliste de l’UNESCO

auquel elle ne peut totalement se détacher. Faisant partie intégrante du système onusien, l’organisation s’est toujours réclamée de la DUDH, du PIDCP et du PIDESC.

295 Commission mondiale de la culture et du développement, Notre diversité créatrice, Paris, Éditions

UNESCO, 1995 [Notre diversité créatrice].

296 Thomas Hylland Eriksen, supra note 285 à la p 129. 297 Ibid aux p 130-131.

298 Ibid à la p 134. 299 Ibid à la p 131.

300 On sent toute l’influence des thèses de Race et Histoire dans certains développements du rapport.

Ainsi, il est notamment écrit : « Il ne s’agit pas simplement de faire preuve de tolérance à l’égard des autres cultures, il faut également se réjouir des différences culturelles et s’en enrichir au lieu de les rejeter. » ; « Il en va de la diversité et de la pluralité des cultures comme de la biodiversité. Le pluralisme est bénéfique parce qu’il prend en compte l’ensemble des richesses accumulées par l’humanité […]. Toute culture s’enrichit de la confrontation avec d’autres cultures qui lui fait découvrir ses propres particularités ». Notre diversité créatrice, supra note 295 à la p 58.

301 Notre diversité créatrice, supra note 295 à la p 34. Le premier chapitre s’intitule : « Vers une éthique

universelle ».

Toutefois, bien que le rapport s’en défende303, les deux engagements sont

contradictoires. Alors qu’une partie du rapport célèbre la diversité des cultures et en fait une source de créativité qu’il est vital de préserver, une autre veut imposer une éthique dite universelle. Or, on se retrouve ici face aux mêmes problèmes qu’avait soulevés l’AAA concernant la DUDH en 1947. On revient alors au point de départ, tant l’éthique universelle proposée ici s’insère dans le cadre libéral occidentalo-centré, en parfait prolongement du discours des droits humains304. Ernesto Laclau relève

d’ailleurs très justement que l’universel tel que conçu aujourd’hui – repris par Notre diversité créatrice – est en réalité une universalisation du particularisme européen305.

Il devient alors nécessaire que le relativisme côtoie et même concurrence l’universel au sein de l’UNESCO, condition d’une action culturelle internationale cohérente. Une sorte de double fidélité semble dès lors caractériser l’organisation : à la fois une fidélité au projet universel onusien et des droits humains, mais aussi une fidélité aux particularismes culturels et au maintien de ces derniers. Le solide ancrage de la notion de diversité culturelle – ainsi que du relativisme qui l’accompagne – dans la doctrine unescienne va dès lors venir influencer la production normative de l’organisation, ce qui va également constituer un tournant majeur en DIPC.