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Le génocide culturel : les leçons oubliées de Raphael Lemkin

Section 4 : Le droit pénal international et les biens culturels : d’un crime contre des

4.3 Le génocide culturel : les leçons oubliées de Raphael Lemkin

Juriste polonais, Raphael Lemkin fut « l’homme qui inventa le concept de génocide »201. C’est dans son ouvrage de 1943 (publié en 1944) Axis Rule in Occupied

Europe que ce dernier mentionne pour la première fois le terme « génocide » :

New conceptions require new terms. By "genocide" we mean the destruction of a nation or of an ethnic group. This new word, coined by the author to denote an old practice in its modern development, is made from the ancient Greek word genos (race, tribe) and the Latin cide (killing), thus corresponding in its formation to such words as tyrannicide, homocide, infanticide, etc.' Generally speaking, genocide does not necessarily mean the immediate destruction of a nation, except when accomplished by mass killings of all members of a nation. It is intended rather to signify a coordinated plan of different actions aiming at the destruction of essential foundations of the life of national groups, with the aim of annihilating the groups themselves. The objectives of such a plan would be disintegration of the political and social institutions, of culture, language, national feelings, religion, and the economic existence of national groups, and the destruction of the personal security, liberty, health, dignity, and even the lives of the individuals belonging to such groups. Genocide is directed against the national group as an entity, and the actions involved are directed against individuals, not in their individual capacity, but as members of the national group202.

Lemkin utilise d’ailleurs par la suite l’exemple particulier des spoliations de biens pour illustrer son propos et montrer les conséquences de tels actes lorsque ces derniers sont exécutés à grande échelle dans le cadre d’une politique planifiée :

200 Le Procureur c. Ahmad Al Faqi Al Mahdi, ICC-01/12-01/15, Jugement portant condamnation (2016)

(Cour pénale internationale, Chambre de Première Instance VIII) [Jugement Al Mahdi].

201 Anson Rabinbach, « Raphael Lemkin et le Concept de Génocide » (2008) 2 : 189 R d’Histoire de la

Shoah 511 à la p 511 [Rabinbach].

202 Raphael Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe; Laws of Occupation, Analysis of Government,

Proposals for Redress, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1944 à la p 79 [Lemkin].

The following illustration will suffice. The confiscation of property of nationals of an occupied area on the ground that they have left the country may be considered simply as a deprivation of their individual property rights. However, if the confiscations are ordered against individuals solely because they are Poles, Jews, or Czechs, then the same confiscations tend in effect to weaken the national entities of which those persons are members203.

Comme le démontre Anson Rabinbach, le terme fut très vite adopté, et dès 1944, le Washington Post et le New-York Times mentionnent plusieurs fois ce nouveau concept204. Si l’ONU célèbre donc aujourd’hui à juste titre l’homme derrière la

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948)205, il

demeure toutefois nécessaire de rappeler que les États n’ont pas adhéré totalement à la définition du génocide élaborée par Lemkin.

La définition de Lemkin contenait plusieurs dimensions. Basé sur les écrits de ce dernier, le projet de convention de 1947 faisait dès lors référence au génocide physique, biologique et culturel206. Cette forme de génocide était présentée comme la destruction

« des caractères spécifiques du groupe » en faisant usage des moyens suivants :

a) transfert forcé des enfants dans un autre groupe humain; b) éloignement forcé et systématique des éléments représentatifs de la culture du groupe; c) interdiction d’employer la langue nationale, même dans les rapports privés; d) destruction systématique des livres imprimés dans la langue nationale ou des ouvrages religieux ou interdiction d’en faire paraître de nouveaux; e) destruction systématique ou désaffectation des monuments historiques et des édifices du culte, destruction ou dispersion des documents et des souvenirs historiques, artistiques ou religieux et des objets destinés au culte207.

Au sein de cette définition, les biens culturels tenaient alors une place prépondérante. La dimension humaine du patrimoine ressortait clairement du projet de convention : à travers les biens culturels, ce sont les individus, les groupes, leur identité et même leur existence que l’on atteint lorsque ces derniers sont pris pour cible. Avant même que le PAI, le Statut du TPIY et le Statut de Rome ne viennent reconnaitre la destruction des biens culturels comme un crime de guerre – un crime contre des biens –, l’opportunité

203 Ibid.

204 Rabinbach, supra note 201.

205 UNHCR, Raphael Lemkin, (en ligne) : <https://www.unhcr.org/ceu/9486-lemkin-raphael.html>. 206 Ann Marie Thake, supra note 190 à la p 6.

de codifier ces atteintes comme des actes de génocide – et donc comme des crimes contre des personnes – s’était donc déjà manifestée. Pourtant, l’opposition de certains États, notamment des puissances coloniales comme le Royaume-Uni, la France ou encore les Pays-Bas ont fait achopper le projet, ces derniers refusant que le génocide culturel soit inclus dans une définition de ce dernier208. La France refusa par exemple

catégoriquement cette inclusion au prétexte que cela pourrait entrainer de l’ingérence dans les affaires internes des États, les éléments soulevés par la notion de génocide culturel étant selon elle une question relevant du droit des minorités209. Il était en effet

peu concevable pour la France coloniale de 1947 d’accepter une telle disposition tant cette dernière aurait pu être opposée aux pratiques françaises dans ses possessions coloniales. Les puissances coloniales moribondes de l’époque auront donc réussi à exclure le génocide culturel de la version finale de la convention, cette dernière ne reconnaissant que l’aspect physique et biologique de la destruction, seule la disposition relative au transfert forcé d’enfant ayant survécu210.

Cet acte manqué du droit international est grandement venu impacter le travail du TPIY, ce dernier ayant dû composer avec les limites du DPI. Face à ces limites structurelles, les TPIY a toutefois su faire preuve d’ingéniosité pour reconnaitre qu’à travers la destruction des biens culturels, ce sont les groupes et les communautés qui sont ciblés.