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3.2. La narration à effets visuels

3.2.3. PROSE LITTÉRAIRE

Comme nous l’avons observé, le présent de narration est une forme caractéristique des genres de discours comme le commentaire sportif, le livret des ballets et le synopsis. Dans une prose littéraire, cet emploi est plus rare. Dans ce genre de discours, le présent de narration va créer des effets stylistiques particuliers, et on pourra même parler ici d’un « conflit textuel », car d’une part, nous avons un contexte littéraire pour lequel la narration distanciée représente une base, et de l’autre, le présent de narration caractéristique de la narration à effets visuels.

Pour relever les particularités de l’énonciation au présent de narration, nous prendrons des extraits de récits de L. Filatov, I. Bunin, Vl. Makanin et Vl. Bogomolov qui semblent exploiter les différentes valeurs de cette forme aspecto-temporelle dans ce genre de discours.

Prenons tout d’abord un récit de Léonid Filatov qui commence de la manière suivante : Exemple 7 : По освещенному коридору, мимо распахнутых гримуборных несется белая маска с красным ртом и надломленными бровями. За маской, хрипло дыша, неотступно следует толстый человек в странной белой хламиде. Лицо толстяка в крупных каплях пота, мятежные кудри пляшут вокруг лысины, как язычки пламени на ветру. В вознесенной руке, неотвратимый, как судьба, поблескивает топор. …С грохотом захлопывается за белой маской дверь гримуборной и захлопывается как нельзя более вовремя, ибо уже в следующую секунду в нее с визгом врубается топор... – Все равно я убью тебя, мерзавец!.. Я тебя приговорил!.. Это только отсрочка, ты понял? [Леонид Филатов, И. Шевцов. Сукины дети (1992)]

A première vue, cet extrait est comparable à l’exemple de livret de ballet à la page 50. En effet, les prédicats (nesetsja, sleduet, zaxlopyvaetsja, vrubaetsja) décrivent des actions successives au présent. Toutefois, la narration est ici plus « littéraire ». L’extrait abonde de passages descriptifs avec de nombreux adjectifs qualificatifs (belaja maska, krasnyj rot,

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tolstyj čelovek, mjatežnye kudri…), des comparaisons (kak jazyčki plameni na vetru, kak

sud’ba) et des verbes particulièrement expressifs (kudri pljašut, vrubaetsja topor). On note aussi le mélange des niveaux de langue, de l’expressif à l’élevé (v voznesennoj ruke,

xlamida, ibo) et poétique (mjatežnye kudri).

Le présent IPF rend parfaitement bien la théâtralité de la situation. Non sans quelques réserves dues à l’expressivité de l’énoncé et à la description très détaillée, ces phrases peuvent faire office de didascalies, et le lecteur se transformera sans grande peine en spectateur imaginaire des événements. Mais le narrateur ne s’efface pas pour autant. Il se manifeste à travers tout le texte, tout d’abord par les modalisateurs discrets (strannoj

xlamide, mjatežnye kudri…), puis dans ses commentaires (i zaxlopyvaetsja kak nel’zja

vovremja). Dans cet extrait, le contexte théâtralisé et surtout théâtral justifie grandement l’emploi du présent de narration.

Le contexte que l’on trouve chez Ivan Bunin est visiblement tout à fait différent de ce que l’on vient de voir. Voici un petit extrait d’un récit au présent IPF (le texte intégral se trouve dans l’Annexe à la page 170) :

Exemple 8 : Хрущев встает и идет в детскую. Он проходит темную гостиную, – чуть мерцают в ней подвески люстры, зеркало, – проходит темную диванную, темную залу, видит за окнами лунную ночь, ели палисадника и бледно-белые пласты, тяжело лежащие на их черно-зеленых, длинных и мохнатых лапах. Дверь в детскую отворена, лунный свет стоит там тончайшим дымом. В широкое окно без занавесок просто, мирно глядит снежный озаренный двор. Голубовато белеют детские постели. В одной спит Арсик. Спят на полу деревянные кони, спит на спине, закатив свои круглые стеклянные глаза, беловолосая кукла, спят коробки, которые так заботливо собирает Коля. Он тоже спит, но во сне поднялся в своей постельке, сел и заплакал горько, беспомощно, – маленький, худенький, большеголовый... [Иван Бунин. Снежный бык (1911)]

Là aussi de nombreux passages descriptifs viennent perturber la narration : d’abord la description du salon, puis celle de la nature derrière la fenêtre et enfin la description de la chambre des enfants. La description, comme souvent chez I. Bunin, s’appuie en grande partie sur les adjectifs et verbes de couleur et autres qualificatifs24 : temnaja gostinaja,

lunnaja noč’, bledno-belye plasty, černo-zelenye, dlinnye i moxnatye lapy, golubovato belejut, etc. Le statut particulier de ce lexique témoigne de l’importance qu’I. Bunin

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accorde à la perception visuelle. L’emploi du présent de narration vient renforcer l’effet de perception instantanée.

Ces multiples passages descriptifs révéleront la présence d’un observateur et auront un effet modalisant sur l’énonciation. Le contexte large nous apprend que c’est Xruščev qui est émerveillé par la nature : Kak vse prekrasno ! (voir le texte intégral à la page 170). Ainsi, l’aspect IPF joue ici le même rôle modalisant que nous avons observé dans un récit littéraire avec l’usage du passé IPF (page 40) : le personnage principal est entièrement en accord avec la nature. Et l’usage du présent rapproche la narration des commentaires en direct : le lecteur est invité à revivre les événements en tant que spectateur.

Mais le présent de narration va également provoquer un effet d’étrangeté. Cette étrangeté est en partie due à l’absence de repères temporels. Le présent n’est pas saisissable, il est fuyant et éphémère. Cette éphémérité, l’actualisation momentanée des événements, se retrouve en partie dans la narration synoptique. C’est sans doute cette idée du présent de narration qui est exploité par Vladimir Makanin dans son récit Čelovek svity. Voici un petit extrait du récit :

Exemple 9 : Ужин на столе, и жёны наконец-то садятся рядом, говорят они о тряпках. (Когда-то Родионцев и Вика сопровождали директора в зарубежной поездке, а перед поездкой они вот так же собрались в две семьи: Родионцев с женой и Вика с мужем, – вот так же сидели вчетвером, и жёны так же говорили о тряпках.) Застолье вялое, но мало-помалу хмель берёт своё, а теперь и жёны чокаются с ними вместе и выпивают (тост Вики) за то, чтобы неурядицы сошли на нет и чтобы вообще всё хорошо кончилось. Обе они сегодня много говорят или же они просто нервничают, как нервничают женщины при всякой перемене, опасаясь, как водится, чего-то еще более худшего. [Владимир Маканин. Человек свиты (1982)]

Contrairement aux autres extraits, les passages descriptifs sont ici rares ; il n’y a pas le côté visuel des récits de L. Filatov et d’I. Bunin. La langue est sans expressivité particulière : le lexique est neutre, la syntaxe est simple. Ce type d’énonciation rappelle étrangement celui des livrets des ballets. On trouve pourtant des marques de modalisation : les passages entre parenthèses, puis les expressions appréciatives du type malo-pomalu,

kak voditsja. Comme dans l’extrait d’I. Bunin, la narration porte l’empreinte du personnage principal, Rodioncev. Le présent de narration, utilisé par Vl. Makanin, permet un jeu subtil des plans de lecture. D’une part, le personnage principal ne vit qu’au présent : pour lui, ni le passé, ni le futur n’existent après être tombé en disgrâce. De l’autre, ce

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présent, temps éphémère, fait que les malheurs du personnage perdent de leur prétendue gravité.

Tout cela aboutit à l’appréciation escomptée du personnage, type sans consistance et totalement insignifiant dont le présent est le seul temps où il puisse exister puisqu’il ne laissera aucune trace dans ce monde. C’est également ce type de personnage qui est mis au centre du petit récit de Vladimir Bogomolov (le texte intégral est à la page 171) bien que le récit soit présenté par un autre personnage qui révélera la véritable identité de l’imposteur.

Le présent de narration exposant les événements comme en surface va provoquer encore en effet particulier. Assez curieusement, la narration au présent ne rapprochera pas le lecteur des événements, ne le fera pas les revivre, ni s’identifier aux personnages. Bien au contraire, le lecteur restera étranger aux événements, il les observera de sa position de spectateur et n’éprouvera aucun sentiment d’empathie. C’est, semble-t-il, un effet inverse à celui observé dans le cas des commentaires sportifs où les auditeurs vivent en direct la réussite ou la défaite de leur équipe. Cette constatation nous incite à penser qu’un genre de discours particulier se caractérise par ses propres orientations (ustanovki) qui, si elles sont transgressées, désorganisent l’ensemble. Ainsi, dans le cas d’un récit littéraire, le passé PF semble rapprocher les lecteurs de la narration, les « plonger » dans les événements et ce malgré une « distanciation programmée » de la part du narrateur. Ce cas prototypique du récit littéraire a bien évidemment de nombreux cas périphériques, et la narration au présent IPF semble être l’un d’eux.

En résumé, le présent de narration employé dans la prose littéraire va, d’une part, souligner le caractère visuel de la narration, mis en avant dans les genres de discours fondés sur la narration à effets visuels (commentaires sportifs, livrets de ballet), et de l’autre, il insistera sur le côté éphémère des événements et mettra le lecteur en retrait.