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Ces quelques échantillons démontrent que le texte scientifique n’est nullement incompatible avec les formes expressives. Au contraire, les métaphores et les emplois métaphoriques de certains mots permettent de mieux représenter le fonctionnement des notions n’ayant pas d’équivalent dans un monde physique.

Enfin, l’avis selon lequel le texte scientifique présente des événements comme se racontant d’eux-mêmes nous semble tout à fait inexact. Il est difficile d’admettre que le texte scientifique est totalement dépourvu d’indices modalisateurs. Dans les paragraphes suivants, nous nous focaliserons justement sur les moyens de modalisation d’un texte scientifique.

4.1. Présence du narrateur

Le texte scientifique n’est généralement pas écrit à la première personne du singulier, même si le narrateur (qui est lui-même l’auteur) assume parfaitement son texte et porte la responsabilité sur la véracité de ses propos. Les raisons pour lesquelles l’emploi de ja est quasi proscrit ne sont d’ailleurs pas les mêmes que dans d’autres types de texte (le récit ou le dialogue, notamment) : l’auteur ne cherche pas à se cacher derrière un personnage (comme c’est le cas d’un récit littéraire), il ne cherche pas non plus à s’effacer complètement (comme c’est le cas d’un récit épique). Selon un avis communément partagé, ce non emploi de ja relève d’un usage conventionnel.

Dans un texte scientifique, il est d’usage de recourir à une forme particulière nommée souvent pluralis modestial ou le « nous » de modestie. Cette forme existe aussi dans d’autres langues. C’est ainsi qu’en français, l’usage de nous reste ambigu : il va toujours comprendre le narrateur, mais il peut en même temps se référer au lecteur et à toute la communauté scientifique. A ce propos, il convient aussi de noter l’emploi polysémique de

on en français (par exemple, Weinrich 1989 ; sur on et certains de ses équivalents en russe voir Guiraud-Weber 1990).

Cet usage de nous se rencontre également dans d’autres genres de discours, et notamment dans un discours radiophonique où le je est constamment évité. Ce nous dans l’usage des speakers de France Bleu Provence renvoie tantôt aux journalistes de cette station de radio, mais aussi à l’ensemble des journalistes et des auditeurs de cette radio. De plus, ce nous peut s’employer dans une opposition mais contrairement à l’opposition grammaticale ‘nous / vous’, l’usage de nous s’opposera (souvent implicitement) à ils : lisez nous « les provençaux » / ils « les parisiens », « les autres français ». Il se produit un phénomène analogue avec l’emploi de vous qui renvoie soit (i) aux auditeurs, soit (ii) à certains auditeurs (qui circulent en ce moment, par exemple) (intervention de Médéric Gasquet-Cyrus « Fragments d’un discours radiophonique » (de

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l’Institut de la Francophonie, Université de Provence) lors qu’un colloque Regards sur le discours en hommage à Robert Vion, qui s’est tenu les 20-21 mars 2008 à l’Université de Provence).

Dans les textes scientifiques russes, il y a aussi la même tendance à la disparition de cette marque personnelle qui est ja. Toutefois, le russe ne l’a pas remplacé par my de manière aussi systématique que le français (cf. je / nous). En réalité, l’emploi de my dans un texte scientifique est assez rare et ne semble être réservé qu’à des cas spécifiques. En revanche, le texte scientifique russe adopte volontiers une forme verbale à la première personne du pluriel : otmetim, zametim, napomnim, povtorim, teper’ rassmotrim, teper’

vernëmsja, podčerknëm, privedëm primery (tolkovanija), teper’ otvetim na vopros, teper’ perejdem k drugomu slučaju, podvedëm itogi, etc. A en juger par ces quelques échantillons des occurrences à la première personne du pluriel, nous avons bien affaire à un narrateur qui invite le lecteur à suivre ensemble tous les étapes de son argumentation, « en créant l’illusion d’une activité commune » (Norman 2002 : 231). Remarquons au passage que ces prédicats vont aussi contribuer à la clarté de l’exposé et leur fonctionnement peut se rapprocher de celui des mots connecteurs (voir plus bas). La référence à la première personne du pluriel est donc pleinement justifiée par la pluralité du sujet, puisqu’il comprend le narrateur et le lecteur.

L’effacement du pronom personnel my dans un discours scientifique semble servir à une fonction pragmatique particulière. Cette fonction est comparable à celle qui apparaît lors de l’effacement du pronom personnel ja dans un contexte de discours. Cette fonction a été bien décrite par J. Breuillard et I. Fougeron qui montrent que ja s’efface notamment (i) dans des contextes de l’adhésion du locuteur aux propos de l’interlocuteur, et (ii) dans des expressions quasi figées où aucune prise de position du locuteur n’est envisageable (Ob"javljaju festival’ otrytym). En revanche, ja est obligatoire lors qu’il s’agit d’une prise de position de la part du locuteur (Breuillard & Fougeron 2001). Il sera de ce fait naturel de supposer que le non emploi de ja dans un texte scientifique est parfaitement subordonné à l’objectif même du texte scientifique (rappelons qu’il s’agit du principe de clarté). Les événements présentés à partir de la première personne, comme dans les biographies ou dans certains récits, se produisent toujours sur le fond d’un vécu personnel. On peut dire de ce fait que l’usage de la première personne du singulier va aussi structurer tout le texte. Alors que le texte scientifique, lui, se focalisera sur l’information (et non pas sur le narrateur), qui se veut la plus objective possible.

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C’est ainsi que les anaphoriques personnels apparaissent là où il est question de la prise de position personnelle de la part du narrateur. Et là on peut véritablement parler de my de « modestie » car il ne se réfère qu’au narrateur :

A. Вслед за А.Вежбицкой мы включаем в толкование идею личного знакомства Х-а с Y-ом... (Анна А. Зализняк)

B. Мы надеемся, что излагаемые результаты окажутся полезными для диахронических исследований. (Е.В.Урысон)

C. В нашей же статье будут приведены только примеры словарных единиц... (Л.П.Крысин) Remarquons toutefois que my peut aussi avoir une portée plus large, entraînant le lecteur dans des considérations générales :

D. Чем глубже мы проникаем в механизмы речеобразования, тем больше убеждаемся в невозможности найти инвариантные в фонетическом отношении свойства... (Л.В.Бондарко)

En résumé, le texte scientifique russe peut contenir trois marques personnelles renvoyant au narrateur, autrement dit, autoréférentielles :

(i) le pronom my qui est un véritable pluriel de modestie (exemples A-C) dont la fonction première consiste en une prise de position personnelle de la part du narrateur ;

(ii) le verbe à la P1pl qui servira à associer le lecteur au raisonnement du narrateur (rassmotrim, izučim, etc.) ;

(iii) le pronom my se référant à la fois au narrateur et au lecteur comme à deux participants d’une expérience commune (exemple D).

Dans le cas de (i), nous sommes en présence d’un my autoréférentiel48. Le cas (ii) apparaît comme intermédiaire : le narrateur est le seul à pouvoir mener le raisonnement, il a donc un statut plus élevé que le lecteur (cet usage est egocentrique, Weiss 2008 : 375) ; contrairement à (iii) où le narrateur et le lecteur occupent le même statut, celui des participants à l’action. Dans (iii), nous avons la réalisation de my inclusif dans sa fonction habituelle (cf. My idem v restoran < ‘je + non-je’). Mais comparé à « la majorité écrasante des cas » dans d’autres genres de discours (Weiss 2008 : 372), le my inclusif sera très rare dans un texte scientifique.

48 Cet emploi de my autoréférentiel renvoyant à un seul individu fait écho à l’usage de vy de politesse, se référant aussi à un seul individu.

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Et enfin, le souci d’objectivation de l’information se ressent également dans des constructions syntaxiques. Dans un texte scientifique russe, il n’est pas rare de trouver les tournures passives où la position du narrateur n’est généralement pas occupée : cf. *V

rassmatrivaemoj rabote mnoju obnaruživaetsja (Zolotova et al. 1998 : 340). Les tournures passives ont aussi l’avantage d’introduire des événements qui ne sont généralement pas localisés dans le temps. Les constructions passives à différentes formes temporelles apparaissent comme interchangeables dans ce genre de discours : V rabote

rassmatrivajutsja / rassmatrivalis’ / byli rassmotreny.... (ibidem). En voici un exemple du corpus : Exemple 33 : Основным источником рыбных запасов республики является озеро Байкал. Акватория оз. Байкал подразделяется на шесть промысловых районов. Основной промысловый вид рыб Байкала – это омуль, запасы которого в последнее время значительно сокращаются из-за целого ряда причин, естественных и хозяйственных. [Национальное богатство республики Бурятия // "Вопросы статистики", 2004]