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3.3. La narration à effets auditifs

3.3.3. L’ORDRE DES MOTS VSO

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prédicatif de narration est une forme caractéristique de la narration à effets auditifs, nous parlerons plus en détail de son fonctionnement dans les paragraphes qui suivent.

C’est également par souci de mise en relief que l’on trouve un présent IPF dans une suite des passés PF :

G. Как п р и ш ё л поздний вечер, Ванюшка с л е з с печи, подходит к столу, не умáливат никому, в з я л хлеба каравай, о т р е з а л круг каравая ломоть и п о ш ё л во чистóе поле. (сост. Садовников, cité d'après Borkovskij 1981 : 114)

V.I. Borkovskij justifie l’emploi de ce présent IPF par la recherche de variation de la part du narrateur : « В этом примере формы прошедшего времени глаголов совершенного вида в главном предложении чередуются с формами настоящего времени глаголов несовершенного вида, что позволило сказочнику устранить единообразие в построении главного предложения. Это единообразие сказалось бы в употреблении шесть раз формы прошедшего времени глаголов совершенного вида. » (Borkovskij 1981 : 114)

Pour notre part, nous croyons que l’emploi du présent IPF est dû à une incise (ne umalivat

nikomu) justifiant précisément cette action particulière.

En conclusion, il convient de dire que la problématique d’alternance des formes verbales est complexe et qu’elle ne touche pas seulement la langue russe. Concernant la narration « orale », le français connaît une concurrence similaire avec les formes du passé composé (simple) / présent et du passé composé / passé simple (Bres 1998, Carruthers 2005). Mais si en français l’emploi du présent, temps marqué, « reste toujours facultatif » (Carruthers 2006 : 109), en revanche, en russe il semble indispensable pour créer les conditions énonciatives de la narration à effets auditifs.

3.3.3. L’ORDRE DES MOTS VSO

L’ordre des mots dit « inversé » (Verbe-Sujet-Objet) est considéré par P. Adamec (1966) comme une variante stylistiquement marquée de l’ordre des mots dit « de base » (SVO), car cet ordre se rencontre de façon régulière surtout dans des textes épiques ou issus du folklore. Or, comme l’ont démontré des linguistes (Breuillard 2005, 2008 ; Jokojama 2005), l’ordre des mots « inversé » n’est pas réservé seulement au domaine épique et peut apparaître dans d’autres types de texte, stylistiquement plus neutres.

Employée souvent à l’initiale, l’ordre des mots VSO avec un accent final permet « un ancrage spatio-temporel dans la situation considérée » (Bonnot 2004 : 219). C’est ainsi que

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dans l’exemple suivant, la première proposition du récit (Bežal zajac po lesu) actualise et met en relation l’existence d’un lapin et d’un procès (courir). Mais encore, une construction de ce type appelle à une suite narrative, car elle mentionne « une situation-cadre, à partir de laquelle peut se développer le récit » (Breuillard 2008 : 62).

Exemple 12 : ПРО ЗАЙЦА

Бежал заяц по лесу. Молодой ещё, необученный. От кустика к кустику по декабрьским сугробам петли выписывал. И ведать не ведал, что те его петли лисе на глаза попались.

[Юрий Макаров. Про зайца // "Мурзилка", №12", 2001]

Il s’agit ici de constructions entièrement rhématiques. En étudiant les particularités de cet ordre des mots, Jean Breuillard note que le verbe se trouvant à l’initiale a une sémantique particulière et caractérise des actions « ordinaires et inévitables de tout être humain » (Breuillard 2004 : 99). On y trouve « des actions ou <…> des états universels, qui s’appliquent a priori à tout homme : verbes désignant la vie et ses étapes (donner naissance, naître, vivre, mourir, mais aussi donner et recevoir le baptême, marier et se marier) ou nécessaires à la vie (manger, boire), verbes d’état (position, emplacement), verbes de déplacement (aller, marcher, arriver, partir, revenir), activité intellectuelle (penser, se souvenir, oublier). » (ibid.). Il s’agit ici de phrases d’informativité générale. On trouve ici le début traditionnel des contes russes avec žili-byli (exemple 13).

Ainsi, l’ordre VSO comprend généralement des cas où le sujet est animé (être animal (exemple 12) ou humain (exemple A)31). Il est intéressant de constater que l’ordre inverse n’admet visiblement pas que le sujet soit exprimé par un inanimé comme en B qui est par ailleurs comparable à l’exemple A. Un sujet inanimé semble possible si le verbe est précédé d’un complément, comme un complément local (exemple C) :

A. Посадил дед репку. Выросла репка большая-пребольшая. B. *Выросла репка в огороде.

C. В огороде выросла репка.

D’ailleurs, la construction VSO n’est pas propre seulement au russe. Ainsi, Paul J. Hopper (1985 : 140) constate que dans les langues connaissant une telle inversion l’ordre

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direct, SV, est souvent associé au second plan, alors que l’ordre inversé, VS, apparaît comme caractéristique du premier plan. Cette constatation se rapproche de la définition de cette construction donnée par Jean Breuillard comme « emphase de la narrativité » (Breuillard 2004 : 106). Il est peut être un peu délicat de parler de l’emphase au tout début de la narration, mais il y a là forcément focalisation sur un événement particulier qui est à considérer comme un déclencheur d’une nouvelle séquence narrative. Nous voyons ici une mise en place d’une situation initiale qui prépare le lecteur à la complication. C’est pour cette raison que ce type de construction n’apparaîtra pas en fin de paragraphe :

« <…> il crée une attente qui demande sa satisfaction. Celle-ci est généralement introduite immédiatement par une conjonction и, а ou но, mais cette conjonction n’est pas non plus obligatoire. » (Breuillard 2004 : 104).

En A, cette phase est introduite grâce à l’ordre des mots (voir l’analyse de A plus loin), tout comme dans l’exemple suivant :

Exemple 13 : КАК БИЛИ ЯИЧКО Хулиганская народная сказка Жили-были дед да баба, и была у них курочка Ряба. Снесла курочка яичко, не простое – золотое. Дед БИЛ-БИЛ, БИЛ-БИЛ, БИЛ-БИЛ, БИЛ-БИЛ... Не разбил. Баба БИЛА-БИЛА, БИЛА-БИЛА, БИЛА-БИЛА... потом отдохнула немножко – и опять БИЛА-БИЛА, БИЛА-БИЛА, БИЛА-БИЛА... [Как били яичко // "Трамвай", №12, 1990]

Du fait que la construction VSO va créer une certaine tension énonciative, il est très rare de rencontrer une suite de propositions ayant toutes un ordre inversé. Dans les conditions d’énonciation normales, chaque proposition de ce type demandera une résolution de la tension créée. Mais un tel enchaînement peut être employé pour produire des effets stylistiques particuliers, comme dans l’exemple suivant :

Exemple 14 : <…> Отчётливо стуча подкованными каблуками по граниту набережной, Звягин велел излагать подробно и по порядку. <…> Сын тоном вещего кота, рассказывающего надоевшую сказку, начал: Итак, в некотором царстве, в тридевятом государстве жили-были курсант мореходного училища и ученица ПТУ. Они познакомились на танцах и полюбили друг друга. Курсант стал моряком дальнего плавания, а девушка – парикмахером. И сыграли они свадьбу. И родилась у них дочь. Скоро сказка сказывается, да нескоро дело делается. Моряк вырос до старшего механика сухогруза, а жена работала мастером в дамском салоне с обширной клиентурой. И купили они

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трёхкомнатный кооператив. И дочке исполнилось десять лет. И жили они в мире и достатке, и все было хорошо.

И вот тут, – Юра пнул валявшийся спичечный коробок, – сказка кончается, и начинается история странная и скверная. <…> [Михаил Веллер. Приключения майора Звягина (1991)]

Comme on voit, les verbes sygrali, rodilas’, kupili, žili sont placés en position initiale après la conjonction i. Cet ordre des mots qui à chaque nouvelle phase crée une nouvelle tension non résolue finit par perdre son caractère emphatique. Et un enchaînement de ce type devient rapidement redondant. L’emploi de ces constructions sert visiblement à donner une touche d’ironie au récit du personnage : les tournures du type v nekotorom

carstve comme l’ordre des mots inversé servent à reproduire l’énonciation des contes. Mais le narrateur n’a pas pour but de raconter un véritable conte : ce cadre lui est nécessaire pour dépeindre les événements qui se sont rangés dans une suite quasi idyllique. C’est justement cet effet qu’obtient le narrateur dans l’extrait 14.

Il convient de distinguer les constructions entièrement rhématiques du type VSO des constructions « compressées » ayant aussi un ordre des mots inversé. P. Adamec (1966) les schématise en la formule VSQ. Ce type de construction est bien cerné dans (Breuillard 2008). Sur l’exemple de phrase Perevodila Irina bystro, l’auteur montre qu’une phrase de ce type représente une compression des deux énoncés Irina perevodila. I perevodila ona

bystro, qui donne au final un seul énoncé avec un ordre inversé. A la différence de la première construction VSO qui est, elle, entièrement rhématique, la construction VSQ est décomposable en thème (VS) et rhème (Q) qui, lui, peut être rendu soit par un adverbe, soit par un circonstant :

« L’ordre VS permet donc de former un bloc thématique soudé, signalant une assertion antérieure (textualisée, réalisée, ou seulement posée comme réalisée). Elle induit un affaiblissement de la valeur informative de la zone thématique : celle-ci ne peut s’interpréter que si l’information qu’elle contient a été textualisée ou si elle atteint un degré de généralité tel que la textualisation n’est pas nécessaire. Cette dépression informative induit à son tour, et comme par compensation, la concentration de l’information nouvelle sur l’argument du verbe (быстро). » (Breuillard 2008 : 61) Nous avons déjà pu observer une construction du type VSQ dans l’exemple A où la phase de complication narrative est justement introduite par un énoncé de ce type : dans

Vyrosla repka bol’šaja-prebol’šaja, les VS (vyrosla repka) sont soudés et reprennent une information déjà posée (posadil ded repku) et bol’šaja-prebol’šaja est un élément rhématique qui se trouve au centre d’une complication narrative. Nous observons ainsi que

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les constructions VSO et VSQ peuvent, elles, se suivre. Cet enchaînement présentera un développement rhème-thème-rhème donnant au récit la possibilité d’avancer.

La construction VSQ est employée dans l’exemple A au début d’une séquence (la phase 2), mais elle peut également clore une séquence et même un récit comme dans cette fin du roman de Mixail Veller :

Exemple 15 : <…> Шлепнувшись в постель, он <Звягин> прокричал из спальни: – А верблюдом, чтоб ты знала, назывался канат для швартовки судов. Так же как маленький якорь до сих пор называется кошкой. Спальня вокруг него заструилась, волна плеснула у ног, в берег вцепилась голубоглазая сиамская кошка, за нее держался важный двугорбый верблюд; а за верблюдом с шорохом въехал килем в песок крутобокий финикийский корабль под полосатым квадратным парусом: палуба полна знакомых лиц, а у мачты стоит Матвей и записывает тростниковой палочкой на свитке папируса основы интенсивной терапии, которые диктует ему Звягин, засевший в тенистом кусте... Засыпал Звягин мгновенно. [Михаил Веллер. Приключения майора Звягина (1991)]

La construction Zasypal Zvjagin mgnovenno représente une sorte d’explication de la description qui la précède et peut sans difficulté être reformulée dans le prolongement de la suite narrative : Šlëpnuvšis’ v postel’, Zvjagin prokričal iz spal’ni <…> i zasnul, a zasypal

on mgnovenno. La construction VS explicite ainsi le contexte immédiat présentant la description du rêve de Zvjagin. Elle justifie aussi le passage narratif trop rapide de la réalité au rêve. Contrairement à la construction du type VSQ, le premier type VSO ne pourra pas clore une séquence.

En dernier, il convient de dire que l’ordre des mots inversé est tout à fait caractéristique de la narration à effets auditifs. Ce type de narration se trouve dans un cadre énonciatif particulier qui comprend le narrateur et le lecteur, l’énonciation est orientée vers le lecteur qui fait partie intégrante de la narration, les moyens de modalisation sont omniprésents. On trouve ainsi la confirmation d’une hypothèse générale d’O. Yokoyama concernant l’organisation de l’ordre des mots en russe :

« <...> русский язык движется от эпического, событийно-ориентированного порядка слов в направлении порядка, ориентированного на участника коммуникации. » (Jokojama 2005 : 359).

Bref, l’ordre des mots en russe représente l’un des critères de la cohérence textuelle. Nous l’avons présenté brièvement sur l’exemple de deux types de constructions très

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fréquentes dans le cadre de la narration, qui sont susceptibles d’assurer des fonctions narratives importantes. La question de la cohérence textuelle à travers l’ordre des mots est une question qui a fait l’objet de bon nombre de travaux dont une grande partie est consacrée à l’ordre des mots dans un discours spontané (cf. notamment J.-P. Benoist, Ch. Bonnot, T.E. Janko, I. Fougeron, T.M. Nikolaeva, O. Yokoyama et d’autres). Parmi les parutions récentes touchant au texte, il convient de signaler l’étude de Christine Bonnot (2008) sur la postposition d’un pronom possessif comme moyen de cohérence textuelle.