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Le prologue d'Hécube (v. 98-152)

Le corps d'Hécube

Durant toute la première partie du prologue, le public a eu sous les yeux la figure humaine d'Hécube, couchée devant la porte de la skènè. Les dieux partis, le regard peut à nouveau se concentrer sur elle. La présence isolée de son corps affalé ramène le spectateur

aux malheurs de Troie, quand la conversation des deux divinités et les derniers mots de Poséidon ont attiré son esprit vers les Grecs, promis au désastre. Poséidon avait déjà focalisé l'attention sur la reine en invitant le public à la contempler :

Ὅσαι δ' ἄκληροι Τρῳάδων, ὑπὸ στέγαις ταῖσδ' εἰσι, τοῖς πρώτοῖσιν ἐξῃρημέναι στρατοῦ, σὺν αὐταῖς δ' ἡ Λάκαινα Τυνδαρὶς Ἑλένη, νομισθεῖσ' αἰχμάλωτος ἐνδίκως. Τὴν δ' ἀθλιὰν τήνδ' εἴ τις εἰσορᾶν θέλει, πάρεστιν Ἑκάβη κειμένη πυλῶν πάρος δάκρυα χέουσα πολλὰ καὶ πολλῶν ὕπερ.

« Toutes les Troyennes exclues du tirage au sort sont ici, sous ce toit, réservées aux chefs

de l'armée. Avec elles se trouve la Laconienne, la fille de Tyndare, Hélène, que l'on considère à bon droit comme une captive.

La malheureuse que voici, si l'on veut bien la regarder, c'est Hécube, couchée devant les portes

et versant bien des larmes pour bien des raisons! » (v. 32-38)

Le dieu décrit tout d'abord, pour le public qui ne les voit pas, les Troyennes dans leur ensemble, enfermées dans la tente que figure le bâtiment de scène. Se détachant du tableau collectif mais intégrée à lui (σὺν αὐταῖς, v. 34), on trouve ensuite Hélène, dont le statut complexe mérite mention : ce n'est pas une Troyenne, mais elle partage leur sort. Puis Poséidon, rompant avec le discours descriptif qui précède par son adresse indirecte au public v. 35 78

, encourage celui-ci à s'installer dans son rôle de spectateur en contemplant Hécube, incarnation de la douleur troyenne et de la déchéance des captives. A elle seule, elle représente « toutes les Troyennes exclues du tirage au sort ». Cette relation emblématique de la reine au groupe se traduit par le passage de ὅσαι à τήνδε, du pluriel au singulier et du relatif indéfini au déictique. Dans la multiplicité de ses larmes et de ses raisons de pleurer, il y a la somme de tous les drames individuels des Troyennes, car il n'y a pas de perte qu'Hécube n'ait connue : mari, enfants, cité, patrie, pouvoir, richesse. Elle est présente dans le prologue en tant que Troyenne par excellence, comme une préfiguration du chœur qui donne son titre à la pièce et qui fera bientôt son entrée. Et de fait, le

78 Le scholiaste juge que cette adresse est plate, maladroite (νῦν δὲ ψυχρῶς τῷ θεάτρῳ προσδιαλέγεται) et enlève le πάθος que le poète aurait pu obtenir en introduisant Hécube dans le cours de la pièce (Schwartz 1966, p. 349).

monologue des v. 98-121 pourrait être dit par n'importe quelle Troyenne. Certes, elle est la seule à pouvoir se présenter aux v. 99-100 comme la reine déchue, mais maintenant qu'elle n'est plus reine, cette différence avec ses compagnes d'infortune est nivelée.

Ce qui distingue toutefois Hécube du chœur et lui confère une individualité plus forte que ne le font ses paroles, c'est que le spectateur l'a déjà vue plus tôt dans la trilogie. La souveraine que l'on a connue au faîte de sa puissance dans l'Alexandros, loin de régner sur le palais qui devait constituer le décor de ce premier drame, gît désormais, vieillie et la tête rasée 79

, muette et comme morte, devant la tente de ses maîtres. Avant même qu'elle ne parle, le public peut mesurer visuellement la gravité de sa chute et de son déclassement. Il sait aussi que tous les personnages masculins qui l'entouraient dans Alexandros (ses fils Pâris, Hector et Déiphobe et son époux Priam) ont été tués par les Grecs 80

. Si Poséidon n'a pas raconté dans le détail la mort des princes troyens, il a en revanche évoqué le meurtre de Priam sur l'autel de Zeus Herkeios (v. 16-17). Or cet autel semble avoir joué un rôle dans l'Alexandros au moment de la reconnaissance de Pâris qui devait clore le drame 81

. Le spectateur est donc invité à superposer au dénouement de la première pièce le crime commis contre Priam, à la joie d'Hécube son affliction, à la présence des princes troyens leur absence. Il peut ainsi constater l'accomplissement des prédictions faites par Cassandre dans la première pièce : le retour de Pâris à Troie entraînerait la ruine de la cité. Il peut en outre d'emblée apprécier un autre renversement entre les deux pièces. L'Alexandros montrait en effet comment Pâris, élévé comme un esclave, changeait de statut pour être reconnu d'abord comme un égal des princes par ses qualités naturelles, puis comme un prince véritable par la naissance. Dès le début des Troyennes, on est dans un schéma inverse : Hécube, qui défendait les droits et les valeurs aristocratiques dans la première pièce 82

, se retrouve du fait de la guerre réduite au statut de captive. La différence, c'est que le changement de situation (metabolè) 83

ne sera pas le point culminant des Troyennes. La péripétie a eu lieu hors scène, dans le temps fictif qui sépare ce drame des deux précédents. Quand la pièce commence, la déchéance est consommée. L'enjeu dramatique ne sera donc pas la chute en tant que telle, mais plutôt la réaction à ce changement radical.

79 Voir Troy. 141-142.

80 Voir Troy. 41 : φροῦδος δὲ Πρίαμος καὶ τέκν(α).

81 Il est vraisemblable qu'Alexandre-Pâris ait invoqué la protection de cet autel pour éviter d'être tué par Hécube ou l'un de ses frères. Voir Alex. F 38 Jouan-Van Looy.

82 Voir Jouan, Van Looy 1998, p. 52-53.

83 Le monologue d'Hécube commence par une exhortation à se résigner au changement causé par la divinité (μεταβαλλομένου δαίμονος, v. 101). Sur l'importance, dans la pièce, de la

De même que le prologue divin était construit en deux parties, un monologue implicitement adressé au public par Poséidon qui exprimait sa sympathie pour les souffrances troyennes, puis un dialogue avec Athéna amorçant le drame, le prologue humain s'articule en deux temps, qui forment un parallèle des deux tableaux divins. Vient d'abord un récitatif animé par des exclamations intérieures, puis une monodie dans laquelle Hécube exprime sa souffrance en s'adressant à d'autres : aux vaisseaux grecs qui lui ont apporté le malheur, puis au chœur qu'elle invite à venir partager sa lamentation. Par ailleurs, tandis que le prologue divin racontait d'abord les maux des mortels avant d'en montrer les causes divines à travers le conflit de Poséidon et d'Athéna, le récitatif d'Hécube a symétriquement pour thème l'action des dieux sur les hommes, avant que la monodie n'en précise les conséquences particulières pour le personnage.

Le récitatif (v. 98-121)

Les mots par lesquels Hécube entame son récitatif s'adressent à elle-même et sont un encouragement, hâché par l'effort, à se relever du sol où elle repose 84

: Ἄνα, δύσδαιμον, πεδόθεν κεφαλὴν

ἐπάειρε, δέρην·

« Redresse-toi, infortunée ! Relève la tête du sol, lève le cou ! » (v. 98-99)

Le dialogue de soi à soi se poursuit avec l'emploi de la première personne du pluriel (οὐκέτι.../ ...βασιλῆς ἐσμεν Τροίας, « nous ne sommes plus reines de Troie », v. 99-100), qu'il me semblerait dommage de réduire à un pluriel emphatique, sauf à y voir beaucoup d'ironie ; je l'interprète plutôt comme un véritable pluriel, comme si Hécube se dissociait en deux figures, l'une alourdie par l'âge et le chagrin, l'autre tentant de lui donner courage. La seconde prodigue ses conseils à la première par une série d'impératifs et le recours à des images de navigation : il ne faut pas résister à la vague du destin (v. 101-104). Le poète accompagne ainsi le changement de point de vue, au cours du prologue, entre Athéna et Poséidon, qui se sont posés en maîtres des mers et des tempêtes et la vie d'Hécube, navire abandonné à la puissance des courants comme les vaisseaux achéens dont il a été question plus haut et qui attendent hors scène le départ.

84 Kovacs 1999 considère cette exhortation comme immédiatement réalisée, comme en témoigne sa didascalie p. 25, avant le v. 98 : « Exit Poseidon and Athena. Hecuba rises to her feet. »

Puis soudain, un cri (Αἰαῖ αἰαῖ, v. 105) et le passage à la première personne du singulier, μοι μελέᾳ, « malheureuse que je suis », remplaçant au v. 106 le vocatif δύσδαιμον du v. 98. On peut interpréter ce basculement de deux manières. Soit c'est une réponse de l'interlocutrice implicite à laquelle s'adressaient l'apostrophe et les exhortations à la résignation, et il faut examiner la tension éventuelle qui s'instaure entre les deux voix intérieures d'Hécube, soit la réalité de la douleur exprimée par le cri efface soudainement la possibilité du réconfort, met un terme à la dissociation interne et redonne à la reine une unité dans la souffrance. Le μοι du v. 106 correspondrait alors à la fois à la locutrice et à l'interlocutrice des vers précédents 85

.

Je pencherais pour ma part pour la première solution. Le première raison en est la symétrie que cela crée avec le prologue divin dans une pièce où ce principe géométrique de composition s'applique sans cesse. Il me semble, de plus, que la voix qui s'exprime oppose ses cris de douleur à l'idée de la résignation, que pour elle, gémir (στενάχειν, v. 106) fait écho à l'injonction de céder (ἀνέχου, v. 101) comme un acte de résistance aux caprices du daimon qui prétend gouverner son existence.

Plusieurs autres éléments, me semble-t-il, contribuent à souligner ce conflit entre les deux voix. Tout d'abord, l'exhortation à se redresser n'est pas réalisée. Au contraire, le « je » qui s'exprime commente sa position, « le dos étendu sur une couche dure » (v. 114), en l'interprétant comme le reflet de l'accablement qu'il éprouve ; Hécube émet en outre le souhait de rouler son corps sur sa colonne d'un côté et de l'autre, en se berçant au son d'une complainte élégiaque sans fin (v. 116-119). Rien n'indique donc qu'elle quitte sa position couchée, au contraire : elle aspire à une sorte de roulis permanent dans lequel ses flancs et son épine dorsale figurent la coque d'un bateau (voir l'emploi métaphorique de τοίχους, v. 118). Là où les allusions nautiques de la première voix impliquaient un mouvement orienté vers l'avant avec l'usage répété du verbe πλέω et la mention de la proue, la seconde voix réplique par une sorte de refus d'avancer, d'enfermement dans un balancement statique. Dans le même esprit, elle reprend sous forme d'apostrophe l'image nautique pour s'en moquer amèrement : le faste (ὄγκος, v. 108) qui caractérisait la majesté des aïeux d'Hécube et qui aurait dû lui assurer un destin grandiose, n'est désormais qu'une voile affalée (συστελλόμενος, v. 108). La défaite de Troie a révélé son inconsistance, son incapacité à donner de l'élan au navire qu'est la vie de la reine.

85 Les commentateurs optent en général implicitement pour la seconde solution, considérant les vers 98-121 comme un ensemble thématiquement cohérent (l'expression du malheur), que celui-ci soit chanté et strophique (Tyrrell, Murray, Biehl) ou non (Parmentier, Lee).

A cela s'ajoute que le daimôn, la divinité anonyme qui préside au destin humain comme un courant marin, est mentionné par la première voix de façon neutre, sans précision, comme un équivalent de τυχή, tandis que la seconde l'associe de façon négative à sa sensation d'accablement (τῆς βαρυδαίμονος/ ἄρθρων κλίσεως, v. 112-113).

Enfin, même si la seconde personne n'apparaît plus après le vers 105, il subsiste, dans l'emploi de la forme interrogative, la présence d'une instance implicite à laquelle le « je » répond lorsqu'il demande, pour justifier le cri de douleur qui lui a échappé :

Τί γὰρ οὐ πάρα μοι μελέᾳ στενάχειν ᾗ πάτρις ἔρρει καὶ τέκνα καὶ πόσις ;

« N'ai-je pas toutes les raisons de gémir, moi la misérable qui ai perdu patrie, enfants, époux ? » (v. 106)

puis :

Τί με χρὴ σιγᾶν ;

« Pourquoi devrais-je me taire ? » (v. 110)

On peut penser que l'obligation ainsi mise en doute correspond aux impératifs du début du monologue, que se taire équivaut à se résigner, à ne pas lutter contre le flot du destin. Cette interrogation est donc l'expression d'une certaine révolte. Il est vrai toutefois qu'elle est suivie de deux autres questions contraires 86

, ce qui montre que la seconde voix intérieure d'Hécube n'est pas totalement assurée et trahit sa confusion, proche du découragement :

Τί δὲ μὴ σιγᾶν ; Τί δὲ θρηνῆσαι ;

« Mais à quoi bon 87

ne pas me taire ?

86 Je suis ici le texte de Parmentier et de Lee, qui conservent le v. 111 (voir les arguments de Lee ad loc.). Contra : Biehl, Kovacs. On remarquera l'assonance qui unit les trois questions, i-é-è-i-a/ i-é-i-é-è-i-a/ i-é-è-è-ai.

87 Il est possible d'interpréter autrement le pronom interrogatif τί et d'en faire le complément d'objet des verbes à l'infinitif: « Que dois-je taire ? Que dois-je dire ? Sur quoi me lamenter ? » (Voir Parmentier, Biehl, Kovacs). Les trois questions découleraient alors de celle du v. 106 (littéralement : « Quel sujet de gémissement ne se présente pas à moi ? »), et il s'agirait pour Hécube de se demander lesquels des multiples sujets de souffrance qui la tourmentent (énumérés au v. 107) elle devrait garder sous silence ou, au contraire, exprimer. Mais, outre que l'emploi transitif de σιγᾶν est nettement moins fréquent que l'emploi intransitif, la dynamique et la logique du monologue ne me semblent pas faire pencher la balance dans ce sens. En effet, ces questions demeureraient sans réponse, car la plainte qui suit ne porte pas sur les causes de la souffrance mais sur ses symptômes physiques. Si l'on considère la série de questions comme aporétique et équivalente à « Que dois-je faire ? Me taire ou ne pas me taire ? » (Biehl), il reste à noter que l'aporie est immédiatement résolue puisqu'Hécube ne se tait pas. Par ailleurs, la conclusion du monologue porte sur l'idée de faire entendre les malheurs extraordinaires d'Hécube bien qu'il n'y ait pas là matière à célébration, et non de choisir parmi eux ceux qui doivent être tus ou chantés.

A quoi bon me lamenter ? » (v. 110-111)

Or, loin de mettre un terme aux gémissements d'Hécube, ces questions sont immédiatement suivies d'une plainte, focalisée sur la douleur physique que seuls le bercement et la « complainte sans fin des larmes » semblent pouvoir atténuer. Et la voix de conclure :

Μοῦσα δὲ χαὕτη τοῖς δυστήνοις ἄτας κελαδεῖν ἀχορεύτους.

« Même cela est musique pour les affligés, clamer des désastres qu'aucun chœur ne célèbre 88

. » (v. 120-121)

Le choix est donc fait, momentanément du moins, entre deux Hécubes possibles : l'affligée (elle se dit elle-même δύστηνος v. 111) prend le pas sur la résignée. Hécube ne se taira pas, quels que soient ses doutes sur l'utilité de ses plaintes. La monodie « non accompagnée de chœur » 89

qu'elle entame alors, et, plus largement, le lyrisme des Troyennes naissent de ce rejet initial de la résignation silencieuse et s'affirment, au terme de ce dialogue intérieur, comme les outils d'une forme de résistance au destin 90. La métaphore nautique éclaire également ce qui est en jeu : en rechignant à « voguer au gré du destin », c'est-à-dire à accepter son sort qui est d'embarquer sur le navire de son nouveau maître et de faire voile vers la Grèce, en préférant le roulis statique du bateau à l'arrêt, Hécube ouvre le temps de la pièce, ménage cette pause emplie de plaintes ressassées à laquelle nous allons assister avant que l'injonction du départ ne l'emporte, qu'Hécube et les Troyennes ne quittent la scène et que le silence ne s'installe.

La monodie (v. 122-152)

Le chant proprement dit peut alors commencer, avec le passage à un système strophique, à des anapestes lyriques et au dialecte dorien. Parmentier indique ici : « Hécube se lève et chante. », et Lee : « Hécube est enfin parvenue à se lever

L'opposition entre le silence et la plainte est traitée de manière générale (ἄτας est au pluriel indéfini v. 121) et non particulière.

88 Sur ἀχόρευτος, voir la scholie à Soph. El. 1069 ἀχόρευτα φέρουσ’ ὀνείδη· ἐφ’ οἷς οὐκ ἄν τις χορεύσειε, τὰ πένθιμα ὀνείδη. Sur l’interprétation de ce passage, voir Segal 1993, p. 18 ; Assaël 1998, p. 162.

89 C'est là une autre interprétation possible de ἀχόρευτος, et je remercie Christine Mauduit d'avoir attiré mon attention sur elle.

complètement du sol et entreprend maintenant de chanter la dernière partie du prologue. » 91

. Ces didascalies reposent sans doute sur le postulat qu'on ne peut pas chanter couché, mais la seule indication dans le texte lui-même se trouve au v. 138, au début de l'antistrophe :

Ὤμοι θάκους οὓς θάσσω

« Hélas ! à quelle place suis-je assise ! »

Je suggère de ne pas anticiper le redressement du corps vers cette position assise, pour des raisons que j'exposerai dans un instant. Puis lorsqu'elle apostrophe les femmes de Troie, Hécube endosse le rôle de meneuse de chœur (ἐξάρξω, v. 147). C'est là que je situerais le moment où elle se lève, car même si, dit-elle, son chant diffèrera de celui qu'elle chantait autrefois, « appuyée sur le sceptre de Priam et marquant du pied, à coups bien frappés, la cadence phrygienne » (v. 149-152), sa posture doit être celle d'un coryphée. Le contraste avec le passé est plus poignant si l'on peut comparer le tableau qu'elle dépeint en paroles à celui que l'on voit sur scène, donc si elle est debout, la démarche lourde et non le pas ferme et cadencé, non plus appuyée sur le sceptre royal, mais sur un bâton de vieillesse 92

.

Du point de vue de l'énonciation, il faut remarquer à la fois le parallélisme et l'écart par rapport au début du monologue qui a précédé. Hécube utilise à nouveau la seconde personne, mais fait cette fois référence, au pluriel, à une réalité extérieure, la proue des navires grecs (πρῷραι ναῶν ὠκεῖαι, v. 122). La métaphore nautique utilisée plus haut pour désigner Hécube fait place maintenant à une métonymie : à travers les navires jetant les amarres à Troie et venant y chercher Hélène, c'est des conquérants grecs que parle la reine. La figure lui permet néanmoins de ne pas les nommer et de filer l'assimilation poétique des hommes aux nefs. Pour le spectateur qui a assisté au dialogue des dieux et qui sait quelle catastrophe attend la flotte, les mots d'Hécube ont une portée plus grande que celle qu'elle croit leur donner. Lorsque la reine revient sur son propre cas, elle, le navire qu'Hélène « a fait échouer sur le désastre présent » (ἐς τάνδ' ἐξώκειλ' ἄταν, v. 137), la mention du naufrage fait écho à celui que les dieux méditent, et le malheur d'Hécube devient la préfiguration de celui des Achéens.

91 Lee 1976, p. 84 : « Hecuba has finally managed to raise herself completely from the ground and now proceeds to sing the final part of the prologue. »

La composition annulaire du passage renforce cette impression 93. Elle débute en effet par l'adresse aux navires, puis évoque leur traversée vers Ilion depuis la Grèce, aux accents d'un « odieux (στυγνῷ) péan ». Au centre de la strophe se trouvent le verbe et ses compléments essentiels (« vous avez jeté les amarres, que l'Egypte vous apprit à tresser, hélas! dans les golfes de Troade », v. 128-130). C'est plus exactement le cri αἰαῖ qui fonctionne comme le pivot de l'ensemble. De part et d’autre de ce noyau, deux appositions participiales au nom des proues donnent une indication de mouvement (βαίνουσαι, v. 128 ; μετανισσόμεναι, v. 131). On revient ensuite à l'« odieuse (στυγνάν) épouse » que les bateaux sont venus chercher, ce qui entraîne la mention de l'Eurotas, qu'elle a quitté et déshonoré – cette mention correspond dans la première partie à celle de la Grèce (v. 125). Puis le nom de Priam et d’Hécube, victimes d'Hélène, répond à celui d'Ilion ; enfin l'image d'Hécube échouée sur un écueil est symétrique de celle des proues rapides, comme la première personne l'est de l'apostrophe. Le chant rapproche ainsi, tout en les opposant, les causes et les effets, les bourreaux et les victimes, et par le recours au passé prépare le renversement que connaîtront les conquérants.

Par ailleurs, la construction annulaire est mimétique du mouvement de roulis imprimé au corps d'Hécube, l'exclamation αἰαῖ fonctionnant entre les deux temps de la plainte comme l'épine dorsale sur laquelle pivotent les flancs de la reine. On peut, de même, voir dans le ressassement des événements passés (l'arrivée des nefs achéennes, le meurtre de Priam) une figure de ce désir de ne pas avancer. C'est pourquoi il me semble intéressant de ne pas imaginer de changement de position chez Hécube avant la fin du v. 137. Si toutefois le chant couché était réellement inconcevable pour les acteurs du Ve