• Aucun résultat trouvé

Une épopée d'un genre nouveau

Il n'est pas très surprenant qu'au moment de chanter une Iliou persis, le chœur invoque la Muse comme le font les poètes épiques en ouverture de leur récit. Les nombreux éléments dactyliques des vers 511-550 semblent appropriés au thème de l'ode, qui a déjà été traité par un Leschès ou un Arctinos de Milet. Le point de vue, néanmoins, sera exclusivement celui des Troyens. Ce n'est pas une épopée glorieuse que le chœur demande à la Muse de lui inspirer, mais « la mélodie funèbre d'hymnes nouveaux accompagnés de larmes » (καινῶν ὕμνων 230

/ (…) ἐν δακρύοις / ᾠδὰν ἐπικήδειον, v. 512-514). Parmi les nombreuses interprétations qui ont été faites de l'adjectif « nouveaux » (καινῶν, v. 512) 231

, je m'attacherai pour l'instant au sens métapoétique : les hymnes des Troyennes sont nouveaux parce qu'ils expriment, sur un sujet déjà chanté par l'épopée, la vision des vaincus et non celle des vainqueurs, les souffrances nées de la défaite et non le kleos conquis par la force ou la ruse – cela, par la bouche de femmes et non celle d'un aède 232

. Les Achéens ne sont le sujet que d'un verbe au début du récit : ils ont laissé le cheval aux portes de la ville (v. 518). La suite, entièrement dédiée aux réactions confiantes et funestes des Troyens, montre cruellement comment, aveuglés par la joie, ils ont œuvré à leur propre perte. L'irruption même des Achéens hors du cheval n'est

230 Sur l'emploi de ce terme, voir ci-dessous, p. 115-117.

231 Pour une synthèse récente, voir Torrance 2013, p. 219-230.

232 On peut comparer avec la façon dont Médée révise l'histoire des Argonautes (Hopman 2008).

pas décrite, mais signalée par l'appel au sang que perçoivent les habitants d'Ilion et par les gestes d'angoisse des enfants (v. 555-559). Même lorsque se précise l'origine du son, les assaillants n'ont pas d'autre nom, pas d'autre visage que celui, abstrait et terrifiant, d'Arès (v. 560), et ils ne sont que les instruments d'une Athéna à laquelle les Troyennes, désormais lucides, attribuent la catastrophe. Le stasimon n'exalte donc pas le renom des Grecs, mais trouve sa matière dans les sensations et les émotions contrastées de leurs victimes.

La composition de l'ode souligne la brutalité avec laquelle les Troyens comprennent leur erreur. On repère en effet au sein du système strophique un jeu de renversements, d'abord entre la strophe et l'antistrophe, puis entre l'antistrophe et l'épode, qui oppose dans un premier temps les pleurs des Troyennes devant l'issue des événements à l'inconsciente allégresse des Troyens recevant le cheval, puis celle-ci à l'intrusion de la violence. Le nom d'Ilion ouvre la strophe ; la fin de l'antistrophe, dont le texte qui nous est parvenu est incomplet, pourrait se traduire en l'état par : « dans les maisons, l'éclat resplendissant du feu donne au sommeil une sombre clarté » (v. 549-550). Le problème d'interprétation tient à ce qu'il manque au début du dernier vers, avant le verbe ἔδωκεν, deux syllabes qui peuvent en affecter sensiblement le sens. Je n'ai pas de proposition de restitution à faire, mais dans la structure en miroir, le feu de la fête nocturne célébrant Athéna et le cheval correspond au nom d'Ilion qui cause tant de larmes au chœur. Bien que ce ne soit pas explicite, la symétrie suggère, me semble-t-il, que les Troyennes pleurent leur ville en proie à l'incendie, lequel a déjà été mentionné par Poséidon (v. 8). L'oxymore μέλαιναν αἴγλαν (« une sombre clarté ») serait donc gros des menaces qui pèsent sur les Troyens. Dans l'épode, tandis que la fête continue – donc, implicitement, ses illuminations ? – près du temple d'Artémis, ces menaces deviennent réalité avec la mention de la ville et de Pergame, son acropole, aux v. 556-557, qu'envahissent un cri « sanglant », un cri de meurtre (φοινία, v. 555). Ce mot évoque la couleur rouge et pourrait donc répondre à la fois à l'éclat du feu et à l'adjectif de couleur μέλαιναν 233.

Aux hymnes nouveaux et à la mélodie funèbre que le chœur ensuite « pousse comme un cri » (μέλος ἰαχήσω, v. 515) correspond, à la fin de l'antistrophe, le « cri d'allégresse » que « chantent » les jeunes filles après l'entrée du cheval dans Ilion (βοάν τ' ἔμελπον εὔφρον', v. 547). On notera comment le poète multiplie les inversions : celle

233 Voir, dans le deuxième stasimon, le jeu de mots entre φόνος et φοίνιξ, le second qualifiant le feu (v. 814-815).

qu'implique la structure annulaire entre le début et la fin de la strophe ; celle du rapport entre verbe et nom, c'est-à-dire entre chant et cri ; celle de la tristesse en joie ; celle du chœur présent en chœur du passé. Dans l'épode, une disjonction s'opère en revanche entre les jeunes filles qui chantent (ἐμελπόμαν, v. 554) et le cri sanglant des meurtriers qui soudain s'élève par la ville (φοινία δ' ἀνὰ / πτόλιν βοά, v. 555-556). Musique joyeuse et cri horrible se juxtaposent et se heurtent, le second révélant le caractère illusoire de la première.

Le centre de la strophe comme de l'antistrophe est ensuite consacré à l'introduction du cheval dans la ville. Plusieurs échos se font entendre de la strophe à l'antistrophe : les Achéens laissent le cheval devant les portes (v. 521) auxquelles se massent les Phrygiens (v. 532) ; la fin des peines militaires (πόνων, v. 524), que représente la présence du cheval aux yeux des Troyens, se mue en fin de l'effort (πόνῳ, v. 542) pour le hisser jusqu'au temple d'Athéna. Cet effort lui-même (v. 537-541) est l'accomplissement de l'ordre clamé au style direct dans la strophe pour que l'on amène à Athéna l'idole de bois (v. 524-526). L'agitation autour du cheval correspond dans l'épode à l'angoisse des enfants qui agrippent leur mère (περὶ… ἔβαλλε, v. 558) comme les cordes ont aggripé la statue de bois (ἀμφιβόλοις, v. 537), et l'introduction de l'offrande dans le temple d'Athéna débouche sur la sortie des soldats, qui accomplit la volonté de Pallas (v. 560-561). Ce qui était caché, tapi en embuscade (v. 519-521, 533-534), se révèle au grand jour pour le malheur d'Ilion. La fin de la strophe voit jeunes et vieux s'assembler pour accueillir le piège fatal (δόλιον… ἄταν, v. 530), tandis que l'antistrophe commence par une formule qui rassemble tous les Troyens (πᾶσα γεννὰ Φρυγῶν, v. 531) au lieu de les énumérer comme aux vers 527-528, puis revient à l'idée du piège (v. 534) et au mot ἄταν (v. 535). Dans l'épode, le chœur en revient à une énumération qui déploie, dans un agrandissement pathétique, l'étendue et la variété des souffrances de Troie au moment où cette ἄτη la frappe. Nul n'est besoin de répéter le mot : les égorgements, les rapts et le deuil en sont la cruelle manifestation (v. 562-567). Par cet usage sophistiqué des mécanismes strophiques, la forme lyrique s'approprie le récit de l'épopée pour mieux afficher sa différence avec les versions antérieures de l'Iliou persis. L. Battezzato pense que le caractère épique du passage signale au contraire la dépossession culturelle des Troyennes et la prise de pouvoir de la voix grecque sur le chant phrygien, évoqué au passé dans un mètre iambique 234

. La véritable question n'est pas de trancher entre les deux perspectives, mais de souligner une

fois de plus comment Euripide autorise les deux lectures : rivaliser avec l'épopée, c'est la rendre présente et lui accorder de l'importance ; chanter la défaite, c'est à la fois admettre la victoire et y réagir en se posant comme sujet (contrairement au silence par lequel Hécube est tentée).

I. Torrance remarque avec beaucoup de pertinence que l'hypotexte homérique est ici très précis : il s'agit du chant de Démodocos au chant VIII de l'Odyssée 235

, qui non seulement raconte lui aussi la prise de Troie, mais a été annoncé par Alcinoos comme un ὕμνος (Od. VIII, 429), dans le seul emploi homérique de ce terme. Dans ce passage, Ulysse en personne demande à l'aède de conter l'histoire du cheval de bois et de mettre en valeur la ruse par laquelle il a lui-même permis la victoire des Achéens. Démodocos s'exécute, et son récit de l'irruption des héros grecs au cœur de la ville (Od. VIII, 514-520) adopte le point de vue exclusif des envahisseurs, sujets de tous les verbes. Ulysse se détache du groupe : il est comparé à Arès et c'est à lui que revient la victoire finale. Aucune mention n'est faite des Troyens égorgés, des femmes réduites au veuvage et à la servitude. Le chant n'est que louange de la ruse, du courage et de la supériorité des Achéens. Il est donc clair qu'Euripide cultive le contraste avec son modèle épique.

Néanmoins, le rapport entre la pièce et son hypotexte est d'autant plus frappant que le récit de l'aède suscite lui aussi les larmes, celles d'un Ulysse que le poète compare alors à la veuve affligée d'un héros tombé pour sa patrie, harcelée par les vainqueurs et entraînée en esclavage 236

. Les hymnes nouveaux des Troyennes offrent donc, sans la médiation de la comparaison homérique mais avec l'autorité de la Muse, le point de vue des femmes victimes d'Ulysse. Ce qui était secondaire, subordonné à la narration principale dans l'épopée à la gloire du héros grec, a désormais la première place et s'affirme comme une voix indépendante – tout comme Arès, comparant d'Ulysse dans l'Odyssée, se substitue à lui dans le stasimon des Troyennes. Tout en attirant l'attention sur ce choix énonciatif et sur le contre-pied qu'il prend par rapport à l'épopée, Euripide rappelle également aux spectateurs l'image d'Ulysse en pleurs, ce qui renforce les prédictions que Cassandre a formulées à son égard et qu'elle a introduites ainsi au v. 431 :

Δύστηνος, οὐκ οἶδ' οἷά νιν μένει παθεῖν·

« Le malheureux ! Il ne sait pas quelles souffrances l'attendent. »

235 Od. 426-534.

L'intertextualité projette donc sur la pièce l'ombre d'un retournement de la douleur, ou plus exactement d'une catastrophe qui unira dans l'affliction vainqueurs et victimes, Ulysse et les Troyennes, comparé et comparant homériques. Les personnages du chœur ne peuvent avoir conscience de cet avenir proche comme la prophétesse, mais la Muse tragique qui les inspire les amène à la même vérité par un jeu intertextuel proprement poétique. Derrière la Muse, c'est bien sûr Euripide qui établit une relation directe avec les spectateurs. L'élément extra-dramatique qu'est l'allusion à un autre texte lui permet de se rappeler à la conscience du public alors même qu'aucun personnage ne le représente sur scène. Il fait ainsi entendre sa voix auctoriale pour suggérer, après les dieux et Cassandre, que le rapport de forces visible sur scène sera bouleversé et les Grecs anéantis à leur tour.

Le chant du chœur donne en outre une dimension collective à la douleur individuelle qu'Hécube vient d'exprimer, mais d'une manière qui n'est pas la simple amplification de son désastre personnel : il complète et transforme le tableau de la souffrance troyenne en en faisant une souffrance de tout le peuple, non des seuls souverains 237. Le phénomène est sensible dans la façon dont le chœur efface les noms propres individuels. Les femmes se désignent de la même voix par une première personne du singulier (μοι, v. 511 ; ἐγώ, v. 551) et se définissent par leur nouveau statut de captive des Argiens (Ἀργείων […] τάλαινα δοριάλωτος, v. 517), quand Hécube se présentait comme la mère d'Hector. Là où la reine évoquait la mort de Priam et de ses fils, le sort de Cassandre et de Polyxène, le chœur parle de Troie en général (v. 515) et met en scène le peuple (λεώς, v. 522), la race entière des Phrygiens (πᾶσα δὲ γέννα Φρυγῶν, v. 531) ou ses subdivisions sociales : jeunes gens (v. 527), vieillards (v. 528), jeunes filles et jeunes femmes (v. 545, 565), enfants et leur mère (v. 557-559). Les événements personnels dont Hécube a été le témoin deviennent des catastrophes collectives et abstraites : ainsi, à « j'ai vu de mes yeux Priam égorgé (Πρίαμον… κατασφαγέντ') au foyer de l'autel domestique » (v. 481-483) répond la phrase nominale σφαγαὶ δ' ἀμφιβώμιοι / Φρυγῶν (« ce furent, sur les autels, des égorgements de Phrygiens », v. 562-563). Le deuil de la reine, qui se coupe les cheveux sur le corps de ses fils (v. 479-480), est à la fois amplifié et stylisé dans l'expression καρατόμος ἐρημία / νεανίδων (« la solitude aux cheveux coupés des jeunes femmes », v. 564-565), à laquelle l'hypallage donne une étrangeté et une force saisissantes. Le texte seul ne permet pas de déterminer si les femmes du chœur

signifient ainsi, dans une sorte de reproche à leur reine, que la douleur des grands n'est pas plus pathétique que celle de leurs sujets – on pourrait alors considérer que le chœur atténue l'accent que la tragédie, par sa structure, met sur les protagonistes, c'est-à-dire sur les rois mythiques, au profit d'une expression civique de la souffrance – ou si elles mettent en lumière, de façon compassionnelle, l'universalité du chagrin d'Hécube. Le fait que les Troyennes aient passé outre le refus de leur reine d'accepter leur aide lorsqu'elle est tombée, et qu'elles l'aient manifestement guidée jusqu'à sa couche peut néanmoins laisser penser que la hauteur avec laquelle Hécube a traité ses compagnes ne lui a pas valu de ressentiment.

Dans les énoncés généralisants des v. 562-565, la voix narrative se fait remarquablement absente, même si l'accélération du rythme dans l'épode, avec la syncopation des vers 560 et suivants, reflète une émotion intense. Si le chœur des Troyennes s'inclut dans le récit et se représente lui-même chantant et dansant en l'honneur d'Artémis au moment où les Grecs s'élancent hors du cheval, toutes les émotions décrites ne sont pas les siennes et il évoque les réactions de tout le peuple. Le contraste est donc important avec l'insistance d'Hécube à parler de ce qu'elle a vu, elle. En fait, c'est dans son énonciation que le récit des Troyennes s'approche ici d'un récit épique, car elle permet de ne pas enfermer le chant dans le point de vue et l'expérience des seules femmes du chœur 238

. Le regard, celui d'une Muse omnisciente, embrasse toute la ville, et l'action du « je » n'est qu'un élément de l'ensemble d'actions relatées. On ne saura pas, néanmoins, ce que pense Athéna de l'offrande qui lui est faite. Contrairement à l'omniscience

Par d'autres aspects, le stasimon des Troyennes est une réaction manifeste aux interventions de Cassandre. Alors que celle-ci refusait de « chanter la hache » qui lui trancherait le cou (πέλεκυν οὐχ ὑμνήσομαι, v. 361) et de se laisser inspirer par la Muse qui « chanterait le malheur » (ὑμνήσει κακά, v. 385), les Troyennes appellent précisément cette Muse de leurs vœux en lui demandant des ὕμνοι de déploration. Il n'est pas possible de déterminer si, dans ces emplois, Euripide donne systématiquement à ὑμνέω et ὕμνος la connotation de louange qu'ils ont acquise chez Platon 239. Il me semble que ὕμνος équivaut dans la bouche du chœur à μέλος (v. 515) puisque l'appel à la Muse pour qu'elle inspire des ὕμνοι débouche sur le futur « je lancerai donc un μέλος » ; ὕμνος peut donc avoir la

238 A. Lebeau insiste à juste titre sur ce regard féminin (Lebeau 2009, p. 247-253), mais sa conclusion (« Troie tout entière est une ville femelle », p. 252) me paraît exagérée.

signification générale de « chant ». Chez Cassandre, le verbe ὑμνέω me paraît aussi renvoyer à une forme d'expression chantée qu'elle rejette, contrairement à δείκνυμι (v. 365) auquel il s'oppose et qui renvoie à un type de discours parlé. L'influence sur les deux passages de l'Agamemnon d'Eschyle, notamment du vers 709 qui renvoie au moment où Troie doit « apprendre un nouveau chant » (μεταμανθάνουσα δ' ὕμνον) chargé de plaintes (πολύθρηνον, v. 711), pourrait expliquer un emploi archaïsant du mot dans une acception générale. Dans les deux cas, cependant, on peut aussi défendre une utilisation ironique du terme, le caractère élogieux de l'hymne entrant alors en tension avec son contenu narratif pour mieux faire éclater l'incongruité, du point de vue troyen, d'une célébration épique de la chute d'Ilion. Une différence subsiste néanmoins entre Cassandre et le chœur, car si la première entend substituer un objet de célébration à un autre, à savoir la valeur du sacrifice troyen et la vengeance future à la défaite et au deuil qui accompagnent la victoire achéenne, le second, lui, veut chanter la chute de Troie sans la célébrer.

Tout comme Hécube, les Troyennes répliquent aux tentatives de la prophétesse pour peindre la situation de couleurs victorieuses en rappelant que les derniers chants de louange des Troyens ont dû se muer en plaintes. Une fois déjà, Ilion s'est laissée prendre au piège de faux espoirs, mais par la volonté d'Athéna, ses cris et ses danses de joie ont dû faire place, de façon atroce, à des pleurs d'angoisse et d'horreur, et désormais à de « nouveaux hymnes ». Le chœur ne peut donc se résoudre à suivre Cassandre sur la voie de l'éloge de Troie, pas plus qu'il ne veut participer à la célébration de ses noces. Ces femmes, comme Hécube, savent ce qu'elles ont vu : les derniers héros troyens ont été pris au dépourvu dans leur sommeil, égorgés de façon sinistre. Comment qualifier cela de belle mort comme le fait Cassandre ? Leur trépas n'a rien d'une couronne glorieuse pour Troie (v. 401-402) ; en revanche, l'abandon dans lequel ils ont laissé les jeunes femmes, pleurant leurs morts et désormais exposées à toutes les convoitises, constituera « une couronne pour la Grèce nourricière de jeunes gens et une offrande de deuil pour la patrie des Phrygiens » (v. 562-566). En réponse à l'oraison de Cassandre, les Troyennes déplacent l'accent qu'elle mettait sur l'héroïsme masculin vers le dénuement et la souffrance qui en découlent pour les femmes, montrant par là combien l'éloge du patriotisme est dérisoire en cas de défaite. Cassandre se rêvait en nouvel Hector ; le chœur refuse de transfigurer les affres de la guerre comme le font les discours d'éloge, civique ou épique. Il oppose à la survie du kleos la parole des survivantes.

Dans cette opposition entre Cassandre et le chœur, on voit opérer d'un côté l'inspiration d'un Apollon oblique, qui révèle la vérité et l'avenir par des paradoxes, de l'autre celle de la Muse qui ne dit pas l'avenir, mais cherche à en poser les fondations en narrant le passé. Il s'agit toutefois d'une Muse tragique qui se distingue de la Muse épique par les aspects collectifs et funèbres de son chant et par son refus de la louange.

Il faudra attendre le deuxième et le troisième stasimon pour comprendre que l'entreprise est menée par le chœur de façon systématique, et que chacun de ses trois chants subvertit un genre d'éloge pour l'emplir de larmes : ici l'épopée, puis l'épinicie (v. 799-858), enfin l'hymne aux dieux (v. 1060-1117). Le pluriel de καινῶν ὕμνων prendra alors tout son sens, et l'on pourra comprendre la « nouveauté » de ces hymnes également par opposition avec la teneur plus ouvertement élogieuse, parce qu'encore teintée d'espoir, du chant de la parodos.

Au terme d'un épisode qui a vu Cassandre et Hécube rivaliser pour guider la réaction du chœur, le chant et la danse de celui-ci ne sont ni l'hyménée voulu par la prophétesse, ni une reprise de son éloge funèbre, ni le reflet douloureux des danses qu'Hécube menait autrefois puisque celle-ci a renoncé à son rôle de chorège, mais une épopée lyrique. D'une certaine manière, c'est en fait la forme tragique qui reprend le dessus, la stabilité de l'alternance entre parole des protagonistes et ode chorale. Le chant collectif à l'unisson, bien que pathétique, apporte un répit face à l'interrogation des personnages. Il impose une forme à la souffrance troyenne 240

. L'alternance strophique, les figures chorégraphiques mettent de l'ordre là où les repères moraux et intellectuels disparaissent.

La mise en abyme des évolutions du chœur, qui chante ses danses passées en l'honneur d'Artémis, contribue certes à créer un contraste poignant entre les derniers moments de piété joyeuse des Troyennes et leur présent sinistre. En un sens, en effet, le stasimon est un hommage amer à Athéna, dépeinte comme acceptant cruellement l'offrande fatale du cheval de bois et œuvrant pour le massacre des Troyens. C'est donc l'inverse des chants de grâce d'Ilion qui sont mentionnés aux vers 529 et 547. Pourtant, le fait que le chœur autrefois constitué pour honorer Artémis exécute maintenant un autre