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Entrée de Cassandre (v. 298-307)

Comme les hommes de Talthybios s'approchent de la porte de la skènè, le héraut pousse un cri de surprise : il aperçoit l'éclat d'une flamme dans la tente. L'explication qui lui vient aussitôt est que les femmes restées à l'intérieur cherchent à échapper à la servitude par le suicide. Bien qu'il comprenne le dégoût que des femmes libres peuvent éprouver devant l'esclavage, sa réaction, en tant que serviteur des vainqueurs, est de les empêcher de se tuer. Une captive morte n'aurait plus de valeur pour ses maîtres. Le passage caractérise Talthybios comme sensible à la douleur des Troyennes, mais plus soucieux encore, dans son propre intérêt, d'exécuter les tâches que lui confient les Achéens.

L'intérêt de la scène est aussi de surprendre personnages et public, de contrecarrer momentanément le déroulement de la mission de Talthybios et de faire monter le suspense avant l'entrée spectaculaire de Cassandre. La lumière que le héraut aperçoit est un signe d'abord indéchiffrable, qui peut donner lieu à plusieurs interprétations et suscite une attente. Peut-être a-t-on là une allusion au premier épisode de l'Agamemnon, dans laquelle Clytemnestre explique au chœur la manière d'interpréter le signal des flambeaux. Par ailleurs, il semble que dans l'Alexandros, l'arrivée de Cassandre s'annonce par le son de sa voix, sur laquelle les fragments montrent qu'un personnage s'interroge 149

. Il y aurait donc une complémentarité entre les choix dramaturgiques des deux pièces 150

, la première faisant intervenir l'auralité, la deuxième la vision, l'opsis, pour créer des effets d'attente comparables et appropriés à l'entrée d'une prophétesse maîtresse des signes. De plus, pour les spectateurs qui ont entendu dans l'Alexandros les prédictions de Cassandre sur Pâris, tison destiné à enflammer sa cité, le premier mouvement peut être de croire venu le moment de cet écroulement final. Ils seront vite détrompés et l'incendie de Troie attendra le dernier épisode, mais ce souvenir, combiné à l'appréhension de Talthybios, doit orienter leur esprit vers l'idée de la catastrophe.

Dans le même temps, la possibilité que les Troyennes incendient les tentes peut évoquer pour les spectateurs un motif récurrent des récits concernant les suites de la guerre de Troie : celui des femmes d'Ilion qui mettent le feu aux vaisseaux ou au camp de leur chef ou de leur maître pour faire cesser leur errance commune. Ainsi Denys d'Halicarnasse

149 En effet, un autre personnage (le chœur ?) commente : « Il/elle a entendu parler (Cassandre) ; elle a l'esprit en proie au délire. » (F. 30 Jouan, Van Looy). Son entrée est confirmée par le F. 31 : « Mais voici qu'approche cette femme, possédée de Phoibos. »

150 Nous retrouverons cette conception double du spectacle théâtral dans le deuxième

rapporte-t-il que selon certains auteurs, dont Hellanicos, c'est une révolte de ce type qui força Enée à s'arrêter en Sicile et à fonder Egeste et Elymes 151

. Nous avons vu plus haut qu'Euripide connaissait manifestement ce récit et y faisait déjà référence dans la parodos. Mais Denys raconte aussi que, selon Aristote, ce sont des nefs achéennes que les Troyennes auraient incendiées, profitant de ce que leurs maîtres avaient été détournés de leur route par une tempête 152

. Elles espéraient ainsi échapper à la servitude. Je pense qu'Euripide avait connaissance des deux versions, qui sont comme les deux faces d'une même médaille et servent parfaitement son dessein de superposer constamment les Grecs aux Troyens. Tout en liant la scène à la version achéenne de l'histoire (Talthybios pense que les femmes veulent éviter le départ vers la servitude), il renvoie implicitement à l'autre de sorte que le motif sicilien apparaît de nouveau en filigrane.

Du point de vue de la mise en scène, on s'imagine mal comment Euripide pouvait représenter la lueur intérieure des torches. Etant donné que la porte n'est pas ouverte – Talthybios ne demande à l'un des gardes de l'ouvrir qu'au v. 304 –, il est exclu que le public l'aperçoive par l'ouverture centrale de la skènè. Peut-être y a-t-il d'autres ouvertures (une fenêtre ? 153

), auquel cas les torches avec lesquelles Cassandre s'apprête à faire son apparition pourraient éclairer l'intérieur du bâtiment de scène et produire une lueur et des ombres. Celles-ci ne seraient toutefois visibles que d'un petit nombre de spectateurs et ne sauraient être très spectaculaires en plein jour, même dans une façade à l'ombre comme l'était celle de la skènè dans l'après-midi, à l'heure où se joue la troisième pièce de la trilogie. V. di Benedetto et E. Medda font l'hypothèse qu'une structure autre que la façade en bois figure la tente – j'imagine quils pensent à une structure textile –, ce qui permettrait un jeu de lumière visible 154

. Une autre possibilité est que le public ne voie pas ce que voit Talthybios, qu'il doive seulement l'imaginer en l'entendant s'exclamer.

151 Ant. Rom., I, 72, 2. Virgile fait allusion à cet épisode dans l'Enéide (V, 635-640). Héra, sous les traits de Béroé, prétexte une apparition de Cassandre pour pousser les Troyennes à incendier les vaisseaux et obliger Enée à rester en Sicile. Même si Virgile, pour des raisons évidentes, change le nom de la Troyenne incendiaire (elle s'appelle Romè chez Hellanicos), il est possible qu'il s'inspire d'une source comme Hellanicos liant Cassandre à cet épisode. Une source commune à Euripide et à Virgile expliquerait qu'ils utilisent tous deux cette relation entre Cassandre et les Troyennes révoltées.

152 Ant. Rom. I, 72, 3-5.

153 Dans les Guêpes d'Aristophane, v. 317, il est fait mention d'une ouverture (ὀπή) par laquelle Philocleon, enfermé dans le bâtiment de scène, s'adresse au chœur.

Toujours est-il que le cri de surprise du héraut, accompagné ou non d'un effet lumineux soudain, transforme l'atmosphère et focalise l'attention sur la porte et ce qu'elle cache. Lorsqu'elle s'ouvre, c'est Hécube qui commente le spectacle pour le messager et le public : il ne s'agit pas d'un incendie, mais de Cassandre, qui se précipite en scène comme une ménade (μαινὰς θοάζει δεῦρο Κασάνδρα δρόμῳ, v. 307). La jeune fille, manifestement, n'a pas attendu que les hommes de Talthybios entrent et la saisissent. Elle sort de la tente de sa propre initiative, et se lance immédiatement dans un chant d'hyménée, qu'elle accompagne en dansant et en brandissant la flamme. Le spectacle est saisissant à tous points de vue. La jeune fille surgit comme si elle n'attendait que l'ouverture de la porte : le public a été préparé à cette irruption par Hécube, qui a interdit aux Troyennes de la laisser sortir (v. 169-173) et donc suggéré qu'elle cherchait à le faire. Il n'a pu toutefois anticiper l'apparence et le comportement de Cassandre une fois en scène. Le jeune fille entre, une torche à la main, ou plutôt une torche dans chaque main 155

. Elle est parée des bandelettes sacrées symbolisant sa fonction de prêtresse 156

. Il faut imaginer ensuite, nous allons le voir, qu'elle court et danse dans tout l'espace scénique en brandissant ses flambeaux, passant de sa mère au chœur pour les entraîner dans sa danse, en un contraste marqué avec le roulis statique d'Hécube dans le prologue. La musique, en outre, éclate soudainement pour accompagner l'hyménée, son chant de joie et ses cris. La nature bachique de sa transe justifie peut-être l'emploi des percussions. Nul doute que l'opposition soit puissamment ressentie avec la tonalité pathétique et funèbre des exclamations de la reine quelques instants plus tôt. Avant même que les paroles de Cassandre ne développent tous leurs paradoxes, le public est donc pris à contre-pied et soumis à un spectacle incongru.

155 Au moment de confisquer la flamme agitée par sa fille, Hécube utilise le pluriel πευκάς (v. 351). Voir Robert 1921, p. 308, n. 1. Cassandre dit aussi λαμπάσι au pluriel (v. 309). L'iconographie contemporaine représente souvent, dans les scènes de mariage, des figures féminines portant une torche dans chaque main. Le pluriel peut toutefois aussi s'expliquer par le fait qu'une torche est faite de plusieurs baguettes de pin liées entre elles, comme on le voit bien sur les vases. En revanche, il me semble contraire à la logique de la scène de justifier l'usage du pluriel en se demandant, comme L. Parmentier, si « il y [a] des Troyennes portant des torches dans le cortège de Cassandre » (n. 1, p. 43), puisqu'aucune des Troyennes ne veut participer à la célébration des noces.

156 Cassandre les mentionne v. 451 au moment où elle les arrache, mais ne parle pas des clés sacrées auxquelles Hécube, elle, fait allusion v. 256. Peut-être ne peut-elle avoir en main à la fois deux torches et une clé.