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Entrée du héraut (v. 706-708)

Le héraut des Grecs entre en scène d'une manière qui, dans un premier temps, empêche Hécube de le reconnaître. Elle se demande qui il est (v. 707), tout en l'identifiant aussitôt, vraisemblablement à son costume et du fait qu'il arrive des vaisseaux, comme un messager (ἄγγελον, v. 709) des Achéens. Le fait qu'elle ne puisse immédiatement le nommer peut s'expliquer parce qu'il est mal visible, entouré de gardes (ceux à qui il ordonnera de saisir Astyanax au vers 786) ou masqué par le char, ou parce que ce n'est pas à Hécube qu'il se présente de face pour parler, mais à Andromaque. De fait, après avoir été la première à remarquer son arrivée, Hécube ne sera à aucun moment l'interlocutrice du héraut, mais seulement le témoin de son interaction avec Andromaque. Une hypothèse qui n'a pas été exploitée est celle du changement de masque. On sait que celui-ci était possible, et l'un des cas répertoriés par V. di Benedetto et E. Medda est celui d'un personnage ayant appris la mort d'un autre qui rentre en scène en portant les signes du deuil 314. L'effet serait saisissant si le masque de Talthybios, un personnage qui lors de sa première apparition exprime peu d'émotions, trahissait cette fois-ci l'horreur de ce qu'il s'apprête à annoncer. Ce n'est cependant pas l'aspect du héraut qui va faire naître l'inquiétude chez Andromaque, mais ses mots (v. 712). Il me semble que si son visage était censé exprimer une émotion très forte, au point de le rendre méconnaissable, c'est sur ce point que porteraient les commentaires des autres personnages. On peut aussi se demander si Hécube ne fait pas exprès de ne pas nommer Talthybios, car elle utilise pour le désigner le mot méprisant, λάτρις (v. 424), que Cassandre a employé à son égard. Peut-être reprend-elle à son compte la méfiance et l'hostilité exprimées par sa fille. Cela n'aurait rien de surprenant alors qu'elle vient d'apprendre qu'il lui a caché la mort de Polyxène 315

. Quoi qu'il en soit, pour les spectateurs, la répétition de ce mot ne laisse pas de doute sur l'identité de l'arrivant. Enfin, une interprétation métathéâtrale est aussi vraisemblable si l'on compare avec les cas où, ailleurs chez Euripide, un personnage qui entre n'est pas immédiatement reconnu. Comme le montre W. Geoffrey Arnott, le poète souligne ainsi la façon dont il trompe les attentes du public, rompu aux conventions tragiques 316

. Or un personnage entrant ainsi précipitamment est généralement un messager (ἄγγελος) venu annoncer un événement qui

314 di Benedetto, Medda 2002, p. 181.

315 N'en déplaise au scholiaste qui tire argument de ce qu'Hécube ne nomme pas Talthybios comme elle l'a fait auparavant pour affirmer que ce n'est pas lui qui se présente aux Troyennes.

a eu lieu hors scène. Talthybios n'est pas tout à fait un messager, c'est-à-dire pas l'un de ces personnages anonymes qui ne parle que pour témoigner de ce qu'il a vu – il confirme lui-même aux vers 710-711 qu'il n'est pas de ces personnages qui viennent de leur propre chef annoncer une simple information nécessaire à l'intrigue ; il est le héraut des Grecs, celui dont la fonction est d'incarner leur volonté collective. En l'occurrence, le jeu sur la reconnaissance du personnage attire surtout l'attention sur la nouveauté des décrets qu'il va proclamer (καινῶν… βουλευμάτων, v. 708). Celle-ci réside d'abord dans le fait qu'ils modifient de façon inattendue le déroulement de l'action dramatique : ni le prologue, ni les prédictions de Cassandre n'ont préparé le public à ce coup de théâtre. Elle tient aussi, on va le voir, au caractère inouï de leur cruauté et à l'originalité de leur formulation, qui ramènera brutalement les spectateurs aux contradictions de leur propre monde.

Talthybios entre en scène avec une escorte, ce qui modifie l'équilibre en scène entre les personnages féminins et masculins. Il est vraisemblable que les hommes se groupent autour de lui près du char, obligeant Hécube et les Troyennes du chœur à reculer dans l'orchestra. Le peu d'attention qu'il accorde à la vieille reine peut intriguer si l'on compare avec sa première entrée, mais surtout, il vient au-devant d'Andromaque qui était censée rejoindre les vaisseaux achéens : c'est donc que quelque événement urgent lui interdit de l'attendre hors de la scène. Son insistance à nier qu'il est un simple messager attire l'attention sur l'importance de sa fonction officielle et signifie qu'il s'agit d'une nouvelle décision de l'armée.

Délivrance du décret (v. 709-739)

Les premiers mots de Talthybios renforcent l'inquiétude suscitée par cette précipitation :

Φρυγῶν ἀρίστου πρίν ποθ' Ἕκτορος δάμαρ, μή με στυγήσῃς·

« Epouse d'Hector, qui fut autrefois le meilleur des Phrygiens, ne m'accable pas de ta haine ! » (v. 709-710)

Si le héraut lui-même redoute la réaction de la Troyenne, c'est que la proclamation qu'il s'apprête à faire est particulièrement odieuse.

Par ailleurs, la formulation de son adresse à la veuve, si elle témoigne de son respect et flatte une Andromaque à qui Hécube vient de conseiller d'oublier le héros, éveille aussi le souvenir des mots d'Hector au chant VI de l'Iliade :

Καί ποτέ τις εἴπῃσιν ἰδὼν κατὰ δάκρυ χέουσαν· « Ἕκτορος ἧδε γυνή, ὃς ἀριστεύεσκε μάχεσθαι Τρώων ἱπποδάμων, ὅτε Ἴλιον ἀμφεμάχοντο. » Ὥς ποτέ τις ἐρέει· σοὶ δ' αὖ νέον ἔσσεται ἄλγος χήτεϊ τοῦδ' ἀνδρὸς ἀμύνειν δούλιον ἦμαρ.

« Et un beau jour, quelqu'un dira, en te voyant pleurer : “C'est là la femme d'Hector, qui était le meilleur au combat

parmi les Troyens dompteurs de chevaux, lorsqu'on se battait pour Ilion.” Voilà ce qu'un jour quelqu'un dira. Pour toi, ces mots raviveront ta douleur, faute d'un tel homme pour écarter de toi le jour de la servitude. » (Il., VI, 459-463)

La situation d'énonciation n'est pas exactement celle qu'imaginait Hector (Talthybios ne commente pas le sort d'Andromaque, mais s'adresse à elle), mais l'écho des paroles homériques annonce que le jour est venu où sera infligé à la veuve ce regain de douleur. En lui accordant son titre de gloire, le héraut ne fait qu'accentuer la solitude présente et la vulnérabilité d'Andromaque. L'intertextualité contribue donc à faire planer la menace d'une catastrophe.

La stichomythie qui s'amorce ainsi est d'autant plus poignante que Talthybios doit vaincre ses propres réticences pour délivrer son message. Lui-même horrifié par ce qu'il doit faire savoir à Andromaque, il se désolidarise de la décision collective des Danaens qui l'envoient en insistant sur le fait qu'il ne s'exécute pas de son plein gré (οὐχ ἑκὼν, v. 710). On le voit ensuite hésiter, s'interrompre, chercher ses mots, offrir à Andromaque des réponses obscures ou confuses – autant de procédés qui lui permettent, à lui, de retarder l'inéluctable, tout en faisant efficacement monter l'inquiétude chez le public, interne et externe – pour enfin céder et se résoudre à l'ingratitude de son rôle :

Αν. Τί δ’ ἔστιν; ὥς μοι φροιμίων ἄρχῃ κακῶν. Τα. Ἔδοξε τόνδε παῖδα... πῶς εἴπω λόγον; Αν. Μῶν οὐ τὸν αὐτὸν δεσπότην ἡμῖν ἔχειν; Τα. Οὐδεὶς Ἀχαιῶν τοῦδε δεσπόσει ποτέ. (715) Αν. Ἀλλ’ ἐνθάδ’ αὐτὸν λείψανον Φρυγῶν λιπεῖν; Τα. Οὐκ οἶδ’ ὅπως σοι ῥᾳδίως εἴπω κακά. Αν. Ἐπῄνεσ’ αἰδῶ, πλὴν ἐὰν λέγῃς κακά. Τα. Kτενοῦσι σὸν παῖδ’, ὡς πύθῃ κακὸν μέγα. Αν. Oἴμοι, γάμων τόδ’ ὡς κλύω μεῖζον κακόν. (720)

Τα. Nικᾷ δ’ Ὀδυσσεὺς ἐν Πανέλλησιν λέγων… Αν. Aἰαῖ μάλ’· οὐ γὰρ μέτρια πάσχομεν κακά. Τα. λέξας ἀρίστου παῖδα μὴ τρέφειν πατρός… Αν. Tοιαῦτα νικήσειε τῶν αὑτοῦ πέρι.

Τα. ῥῖψαι δὲ πύργων δεῖν σφε Τρωϊκῶν ἄπο. (725)

« An. — Qu'y a-t-il ? Je tremble que ton prélude n'annonce des malheurs ! Ta. — Il a été décidé que cet enfant… – comment puis-je tenir ce discours ?

An. — Ne me dis pas qu'il ne doit pas avoir le même maître que moi ? Ta. — Aucun des Achéens ne sera jamais son maître.

An. — Mais alors, doit-on le laisser ici, dernier reste des Phrygiens ? Ta. — Je ne vois pas de façon aisée de te dire ton malheur.

An. — J'approuve ta retenue, sauf si tu parles de malheur.

Ta. — Ils vont tuer ton fils ! Voilà, tu le connais, ton grand malheur ! An. — Hélas ! Que me dis-tu ? Que sont mes noces face à ce malheur plus grand encore !

Ta. —Ulysse l'emporte devant l'assemblée de tous les Grecs par son discours,…

An. — Douleur extrême ! Sans mesure sont mes malheurs ! Ta. — il leur a dit de ne pas élever le fils d'un si noble père,…

An. — Puisse pareil raisonnement l'emporter pour ses propres enfants ! Ta. — …mais de le jeter depuis les remparts de Troie. » (v. 712-725)

Contrairement à ce que font la plupart des traducteurs, j'ai essayé de faire entendre la répétition du mot κακόν en fin de vers. Repérée par tous et parfois jugée maladroite 317

, celle-ci ne me semble pas avoir reçu d'interprétation satisfaisante. Or je crois que ce jeu en fin de réplique, non seulement sur κακόν, mais sur son association ou son opposition avec l'idée de parole dite ou entendue 318, structure la relation entre les interlocuteurs en soulignant le déchirement interne du personnage de Talthybios. Celui-ci est un homme que sa fonction oblige à un acte de parole qu'il réprouve : la condamnation d'un enfant

317 Barlow 1986, p. 194. Le copiste du manuscrit p qui donne καλά au lieu de κακά était sans doute de cet avis.

318 φροιμίων… κακῶν, v. 712 ; εἴπω λόγον, v. 713 ; εἴπω κακά / λέγῇς κακά, v. 717-718 ; πύθῃ κακὸν / κλύω… κακόν, v. 719-720 ; λέγων, v. 721.

innocent. En tant que porte-parole de l'autorité grecque, il détient le pouvoir de rendre la décision effective, mais à titre personnel, il la juge immorale. Il est donc porteur de deux paroles contradictoires, la sienne et celle qu'il lui a été enjoint de transmettre. Euripide fait de la lutte entre ces deux voix le ressort dramatique du dialogue.

Après avoir commencé à transmettre l'édit (Ἔδοξε τόνδε παῖδα, v. 713), Talthybios s'interrompt en effet. Le passage de l'affirmation à la question délibérative, qui fait surgir le « je » à la place de l'instance anonyme et collective qui a pris la décision, montre que le héraut se sent incapable de prendre à son compte le λόγος des Grecs, de prononcer ces mots qui vont tuer. Il sait, lui, à quel point Andromaque voit juste : la parole est le préambule du malheur (φροιμίων… κακῶν, v. 712), non pas seulement parce qu'elle le précède, mais parce qu'elle le provoque. Il se laisse donc interroger jusqu'à se trouver à court de réponses obscures, réduit à l'aporie (v. 717), tout en signifiant à Andromaque qu'elle a raison de redouter le pire. Finalement, pressé par son interlocutrice d'abandonner sa réserve pour lui dire clairement de quoi il s'agit 319

, il renonce à taire l'indicible et délivre son message comme si les mots lui brûlaient la langue, en le résumant d'abord à sa plus simple et plus directe expression (Kτενοῦσι σὸν παῖδα, v. 719). Il emploie deux fois la deuxième personne dans le vers, ce qui trahit son émotion. Le remplacement de τόνδε παῖδα (v. 713), mots de la proclamation officielle, par σὸν παῖδα montre en effet qu'il prend cette annonce à son compte, qu'il est engagé en tant que personne dans son dialogue avec Andromaque. Il a conscience, contrairement aux auteurs du décret, que l'enfant a une mère (en témoigne l'emploi du possessif) et que sa mort va l'affecter. Il exprime alors un jugement réprobateur qui souligne qu'il embrasse le point de vue de la victime : l'acte qu'il annonce est un κακὸν μέγα, un grand malheur infligé à la Troyenne. Passé cet aveu difficile, une fois dite la mort de l'enfant, il maîtrise néanmoins son émotion et réendosse son rôle officiel, reprenant le cours de la proclamation qu'il avait amorcée au v. 713 avec ἔδοξε. Celle-ci se déroule de façon continue sur trois répliques, indépendamment des réactions d'Andromaque, avec la précision d'un texte de décret : elle stipule quelle assemblée a pris la décision – l'ensemble des Grecs –, qui en a fait la proposition et l'apologie – Ulysse –, puis en délivre au discours indirect les termes exacts. Jusque-là, Talthybios et Andromaque s'accordaient sur la qualification de l'événement, ce que traduisait la circulation du mot κακόν de l'un à l'autre. A partir du moment, cependant, où le héraut cesse de parler en son nom propre pour rapporter le message des Grecs, aux

319 C'est ainsi que je comprends le vers 718 : « J'approuve la retenue en général, mais quand il s'agit de mauvaises nouvelles, je préfère qu'on me parle sans détour. »

yeux de qui la mort d'Astyanax n'est pas un mal mais est une bonne décision, cette communion de jugement est rompue. La réplique du v. 721 se termine, de façon très significative, sur le mot λέγων qui désigne le discours justificateur d'Ulysse, tandis qu'Andromaque répond en terminant de nouveau sur le mot κακά : la fin des deux vers oppose le bourreau à la victime, et manifeste l'écart entre l'acte de parole et ses conséquences désastreuses. En tête du v. 721, le verbe désignant la victoire d'Ulysse, νικᾷ, signe à la fois sa suprématie dans le débat à l'assemblée des Grecs et la victoire de son λόγος sur l'expression des réticences et de la compassion de Talthybios. Dès lors, on en revient à un rapport de forces entre le représentant des vainqueurs et la princesse asservie.

Andromaque, pour sa part, exprime des sentiments qui témoignent de sa sensibilité à l'argument final d'Hécube : bien qu'elle n'ait pas eu le temps de le dire, son attachement à son fils et la perspective réconfortante de le voir grandir pour faire renaître Troie ont dû être ravivés par la vieille reine, car les angoisses qu'elle éprouve pour son fils face aux tergiversations de Talthybios montrent que son avenir est loin de lui être indifférent. Menacé, il lui est plus cher encore, mais on est frappé de constater, alors qu'elle était si lucide naguère, alors qu'elle a vu le cadavre de Polyxène et sait ce que les Grecs sont prêts à faire à une enfant, qu'elle est incapable d'envisager qu'ils aient décidé la mort d'Astyanax. Sans doute – elle le laissera entendre plus tard – pense-t-elle que le fils d'Hector, comme la veuve d'Hector, est un esclave de choix et que cette ascendance, en lui donnant de la valeur, protège sa vie. Elle ne peut donc imaginer pire malheur que la séparation, c'est-à-dire la vie chez un maître différent du sien ; l'assassinat, lui, est proprement inconcevable. La réponse énigmatique de Talthybios (« Aucun des Achéens ne sera jamais son maître. », v. 715) lui donne l'espoir fou qu'on ait décidé de libérer l'enfant et de le laisser à Troie. Même si les mots λείψανον et λιπεῖν impliquent également la séparation redoutée, cette crainte se teinte de soulagement, de joie peut-être : si Astyanax reste, l'existence des Phrygiens n'est pas anéantie. Andromaque a certes été influencée par la rêverie d'Hecube sur la renaissance de la cité, mais qu'il est poignant de la voir si prompte à espérer l'improbable, elle qui refusait si vivement cette illusion ! Pour le spectateur qui sait quel sort attend Astyanax, le mot λείψανον prend un sens sinistre : l'enfant sera bien laissé à Troie, mais sous forme de cadavre, de « restes » (un sens que prend λείψανον au pluriel). De même, Talthybios est réduit à l'impuissance devant l'erreur d'Andromaque et l'ironie tragique dont ses paroles se chargent. Sa compassion même l'oblige à la détromper. Sans le savoir, il annonce une condamnation qui annihile exactement l'espoir qu'Hécube avait fait

naître en elle. Il a été décidé de ne pas élever son fils, et μὴ τρέφειν (v. 723) annule la possibilité envisagée avec ἐκθρέψειας ἄν (v. 702). Accablée par la nouvelle, Andromaque se rend compte alors qu'elle n'avait pas encore atteint la limite du malheur, qu'elle peut elle-même devenir plus malheureuse que l'Andromaque qui est entrée en scène un peu plus tôt. Pour avoir voulu la consoler, Hécube n'a fait qu'aggraver sa peine, car au moment où elle perd son fils, où l'espoir qu'il puisse rester vivre à Troie est anéanti, elle éprouve une douleur plus grande encore qu'à l'idée de trahir Hector pour épouser Néoptolème (v. 720). Conformément à ce que nous avons déjà pu voir de son caractère, sa souffrance, désormais incommensurable, est immédiatement accompagnée d'une amère colère à l'égard de ceux qui lui infligent une telle violence, comme c'était le cas dans les lamentations du début de scène, et la plainte fait place à l'imprécation (v. 724).

Talthybios réagit alors avec rapidité et autorité, comme pour prévenir la répétition de ces élans d'hostilité. A peine a-t-il fini de rapporter le décret des Grecs qu'il invite Andromaque à la résignation et lui interdit de manifester sa colère. Non qu'il la redoute pour lui-même – c'est sa haine qu'il craint, il l'a dit au v. 710, et il veut au contraire préserver la Troyenne des sanctions qui seraient prises à son égard si elle attaquait ses vainqueurs. En lui tenant le discours de la force, en lui montrant son impuissance face à ceux qui la dominent, il cherche en fait à protéger cette femme que sa solitude expose à tous les abus, à lui faire adopter le comportement dont il sait qu'il lui attirera le moins de mal. Lui faire admettre la réalité nue (κρατῇ δὲ σύ, « C'est toi qui as le dessous. », v. 730), c'est la prémunir contre le risque d'avoir à subir encore la plus grave des violences : l'interdiction d'ensevelir son enfant.

Ce n'est pas la moindre réussite d'Euripide, dans cette scène à bien des égards magistrale, que de suggérer qu'en endossant les injonctions au silence et à la soumission, Talthybios exprime surtout sa sollicitude et sa pitié. En reprenant le mot κακοῖς à la fin du vers 727, le héraut signale à Andromaque et au public que, malgré la forme et la teneur de son discours, il se replace dans une position de sympathie et que ses mots doivent être acceptés comme les conseils bienveillants de qui reconnaît le mal commis par les Grecs, et non comme les brimades de leur valet. Le ton adopté par l'acteur doit aussi contribuer à le suggérer.

Il n'en reste pas moins que Talthybios incarne, malgré lui, l'anéantissement des derniers espoirs d'Andromaque et d'Hécube. La fin de sa tirade fait écho de manière horrible au discours de résignation que la vieille reine tenait à sa belle-fille. En te

résignant, disait-elle, « tu pourrais élever ce fils de mon fils » (v. 702). En acceptant ton sort en silence, dit Talthybios,

τὸν τοῦδε νεκρὸν οὐκ ἄθαπτον ἂν λίποις

« tu ne laisserais pas sans sépulture le cadavre de cet enfant ». (v. 739)

L'emploi du potentiel par le héraut est sinistre à plusieurs titres : pas plus qu'Hécube ne pouvait affirmer avec certitude que son espérance était fondée – le coup de théâtre vient de prouver qu'elle ne l'était pas –, Talthybios ne peut garantir que les Grecs accorderont des funérailles à l'enfant, même si sa mère cesse de résister. Il sait trop bien de quels sacrilèges ils sont capables. Andromaque le sait aussi, qui a dû voiler elle-même le corps de Polyxène. L'espoir en échange duquel le héraut soumet sa volonté peut donc lui aussi se révéler illusoire. En outre, présenter les funérailles comme une simple possibilité, conditionnée qui plus est par le comportement d'Andromaque, prive ce rite de ce qu'il a de sacré, car la prescription religieuse et sociale devrait prévaloir indépendamment de toute contingence. La guerre a bouleversé les normes au point que plus personne, vainqueur ou vaincu, ne peut compter sur la répétition immuable des gestes de la piété. Pour Talthybios comme pour Andromaque, l'avenir vacille, inconnaissable : la permanence même de la morale, de la religion, de la civilisation, qui guide bien des comportements en leur assurant récompense ou sanction, est mise à mal par la violence, ce qui sape les attentes légitimes et les transforme en paris incertains 320

. La mère d'Astyanax ne peut pas se reposer sur l'assurance que, quoi qu'il arrive, son fils sera enseveli dans les règles, et Talthybios lui prête un pouvoir illusoire en lui faisant entendre qu'elle peut, par son attitude, influencer les Grecs sur ce point. Quand règne l'arbitraire, plus rien n'est prévisible, sinon le pire ; tenter sans garantie d'éviter ce pire est tout ce que le héraut peut proposer à la captive.

La réaction d'Andromaque au discours de Talthybios nous est accessible de façon indirecte, à travers les impératifs que le héraut lui adresse :