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Entrée de Talthybios (v. 230-234)

Au vers 230, l'entrée en scène d'un nouveau personnage ramène les Troyennes à leur situation présente, comme le montre le déictique ὅδε. Le rêve d'une terre opulente et peuplée d'hommes valeureux est interrompu par l'arrivée du héraut ennemi, que redoutaient les captives 134

. C'est le chœur qui, le premier, aperçoit Talthybios et le signale à la reine par la formule καὶ μὴν... ὅδε (« Mais regarde ! Voici… »). A sa vue, le sentiment de vulnérabilité reprend le dessus, comme en témoignent les questions angoissées que se posent les Troyennes sur les nouvelles qu'il apporte. Elles sont à sa merci ; le fait qu'elles en soient réduites à attendre ses annonces symbolise en soi leur servitude 135

.

Talthybios entre d'un pas rapide (v. 232) par l'une des eisodoi. Les Grecs l'ont envoyé chercher les captives pour qu'il les leur amène (v. 295-297), il est donc probable qu'il entre et sorte du même côté, celui qui mène aux vaisseaux (πρὸς ναῦς, v. 420), auprès desquels les Achéens l'attendent, impatients d'embarquer. La façon dont le prologue a intégré la réalité spatiale athénienne à la construction de l'espace fictif, notamment l'usage qui est fait du toit-skènè de l'Odéon autorise à penser que l'eisodos qu'il emprunte est celle de droite (du point de vue du public) puisque c'est de ce côté que l'on aperçoit la mer depuis les gradins et que part la route menant au Pirée.

Le héraut est accompagné, comme le montre son apostrophe au v. 295, d'un certain nombre d'esclaves (δμῶες), personnages muets qu'il chargera de s'emparer de Cassandre pour l'escorter jusqu'au navire d'Agamemnon. Il faut donc en imagination corriger l'impression que donne le texte, car ni le chœur, ni Hécube ne font mention de la troupe qui l'entoure. Visuellement pourtant, c'est bien un groupe d'hommes qui entre en scène et occupe l'espace. On ne peut qu'émettre des conjectures sur la manière dont se répartissent les corps en scène : il est vraisemblable que, dans un premier temps, les hommes se massent autour de Talthybios de façon symétrique au groupe formé d'Hécube et des Troyennes 136

. Cette configuration peut toutefois évoluer lors de l'échange entre les protagonistes et évolue certainement lorsque Cassandre fait son entrée. Toujours est-il que

134 Voir v. 184 et 239.

135 C'est ainsi que j'interprète γὰρ δὴ au v. 234.

les présences masculine et féminine s'équilibrent après la parodos, même si la voix des femmes continue de prédominer.

III. 2 Dialogue Talthybios-Hécube (v. 235-297)

C'est Talthybios qui établit le dialogue en s'adressant immédiatement et nommément à Hécube (v. 235). Confirmant d'abord sa fonction de héraut, il rappelle ensuite à la reine et, indirectement, au public sa propre identité ; l'une le connaît pour l'avoir déjà rencontré, les autres pour avoir déjà entendu son nom dans l'épopée. Hécube réagit d'abord par une exclamation adressée au chœur et trahissant son appréhension. Mais celle-ci est entendue par Talthybios, puisqu'il en reprend le mot φόβος. Il s'adresse alors à l'ensemble des femmes qui lui font face et, de façon directe et efficace, délivre l'essentiel de son message : Ἤδη κεκλήρωσθ(ε), « Le sort a décidé de votre destination. »

L'échange qui suit est une composition savante 137

, dans laquelle Hécube questionne le messager en mètres lyriques pour lui faire préciser le lot de chacune (Cassandre, Polyxène, Andromaque et elle-même), tandis qu'il répond par des trimètres iambiques. Les premières questions de la reine confirment, me semble-t-il, la lecture que j'ai faite de l'ode précédente : ΤΑ. Ἤδη κεκλήρωσθ', εἰ τόδ' ἦν ὑμῖν φόβος. ΕΚ. Αἰαῖ, τίνα Θεσσαλίας πόλιν ἢ Φθιάδος εἶπας ἢ Καδμείας χθονός ; ΤΑ. Κατ' ἄνδρ' ἑκάστη κοὐχ ὁμοῦ λελόγχατε. ΕΚ. Τίν' ἄρα τίς ἔλαχε ; τίνα πότμος εὐτυχὴς Ἰλιάδων μένει ; ΤΑ. Οἶδ' · ἀλλ' ἕκαστα πυνθάνου, μὴ πάνθ' ὁμοῦ.

« Ta. —Le sort a décidé de votre destination, si c'était là l'objet de votre crainte.

Héc. — Hélas ! De quelle cité de Thessalie, de Phthie, ou du pays de Cadmos dis-tu qu'il s'agit ?

Ta. — Vous avez été attribuées chacune à un héros, et non toutes ensemble.

Héc. — Eh bien ! Qui a été attribuée à qui ? Laquelle des femmes d'Ilion connaîtra

un destin chanceux ?

Ta. — Je peux te répondre, mais demande-moi une seule chose à la fois. » (v. 240-246)

Lorsque Talthybios délivre son message général à l'ensemble des Troyennes, Hécube répond au nom de toutes. Elle commence par énumérer trois destinations possibles, qui ne coïncident pas exactement avec les lieux évoqués par le chœur, mais complètent leur revue des villes grecques tout en lui évitant de prononcer le nom honni des vainqueurs. Sa question, elliptique, se concentre sur la cité à laquelle les femmes pourraient être attribuées. De manière implicite, elle concerne toutes les Troyennes, le « vous » auquel Talthybios s'est adressé, et invite, par l'interrogatif τίνα (πόλιν), à une réponse unique. C'est du moins ainsi que Talthybios l'interprète, pusqu'il reprend la reine et la corrige : le tirage au sort les a toutes concernées, mais le résultat est différent pour chacune. C'est donc qu'il décèle dans la formulation d'Hécube et, probablement, dans la façon dont les Troyennes font corps en scène avec leur souveraine, l'espoir d'une déportation collective semblable à celui qui s'exprime, il me semble, dans le souhait du vers 207.

Cette perspective anéantie, Hécube se lance donc avec une impatience angoissée dans un interrogatoire plus précis sur la distribution des captives. Ce faisant, elle imagine, tout comme le chœur, que certaines femmes seront plus chanceuses que d'autres, c'est-à-dire non pas qu'elles seront libérées, mais que leur destination allègera le poids de la servitude. L'expression πότμος εὐτυχής (v. 244), à première vue paradoxale dans la bouche de la future exilée, perd de son étrangeté si l'on admet que, comme l'éloge de certaines cités grecques, elle est ici relative. La tension suscitée par cette idée de la chance dans le malheur sera toutefois constamment ravivée au cours de l'épisode, dans un premier temps par les réponses de Talthybios, dans un second par la joie incompréhensible de Cassandre.

En effet, dans l'échange des vers 247-291 qui concerne les captives de choix (ἐξαίρετοι) – autrement dit les femmes de statut royal, les femmes qui ont un nom, mais aussi les femmes les plus proches d'Hécube –, le héraut répondra à la fois aux deux questions de la reine : « A qui est-elle échue ? » et « Laquelle a eu de la chance ? ». On notera que ces questions appellent des noms propres, désormais inévitables. Le dialogue

focalise donc l'attention du public sur les personnes et non plus les lieux, sur les protagonistes 138

et non l'ensemble des Troyennes.

Dans le cas de Cassandre, choisie par Agamemnon pour être son épouse secrète, l'interprétation de son destin fait l'objet d'un différend entre Hécube et Talthybios. La reine troyenne voit comme un sacrilège ses noces avec le roi d'Argos 139

alors qu'elle a reçu d'Apollon le privilège d'une vie chaste (ἄλεκτρον ζωάν, v. 254). Dans ce qui semble être un mouvement de dépit, elle enjoint à sa fille absente de se débarrasser de ses attributs de prêtresse. Croyant ou voulant croire qu'il s'agit là d'un signe de soumission aux volontés grecques et que la mère invite la fille à accepter son époux, Talthybios lui rétorque :

Οὐ γὰρ μέγ' αὐτῇ βασιλικῶν λέκτρων τυχεῖν ;

« Tu as raison, car n'est-ce pas un grand honneur pour elle que d'entrer dans la couche royale ? » (v. 259)

On peut hésiter sur l'attitude du héraut : K.H. Lee estime qu'il démontre ici son insensibilité 140

, mais on peut aussi l'imaginer compatissant, offrant ce qui lui apparaît sincèrement comme une consolation 141

. A ses yeux, une princesse troyenne ne pourrait espérer mieux que le lit du roi des rois. De fait, Hécube elle-même fera plus tard allusion aux rêves de grand mariage qu'elle avait pour sa fille 142

. Mais dans le contexte, ce sont la contrainte 143

et le mépris du sacerdoce de Cassandre 144

au prix desquels Agamemnon satisfait son désir qui l'empêchent de considérer cette union comme une chance. Talthybios, lui, pense au contraire que Cassandre va au devant d'un « destin chanceux » : μέγα... τυχεῖν fait écho à εὐτυχής.

La partie suivante de l'échange concerne Polyxène. Cette fois, Talthybios utilise la structure des deux questions initiales d'Hécube pour lui répondre tout en retenant

138 J'emploie ici et ailleurs le terme dans le sens de « personnages principaux » joués par les acteurs, et non dans le sens spécialisé de « premier acteur » que lui donne Pollux. Outre que cet emploi n'est pas attesté avant le IVe siècle (encore est-il très discuté), il serait bien difficile, dans les

Troyennes, de déterminer qui est le premier acteur, d'Hécube qui est toujours en scène, ou de

Cassandre, Andromaque et Hélène, dont la partition exige un comédien virtuose.

139 L'écho entre νύμφᾳ, qu'Hécube emploie au v. 250 pour désigner Clytemnestre, et νυμφευτήρια, utilisé par le héraut au v. 252 pour parler de l'union de Cassandre et d'Agamemnon, soulève le problème de la rivalité à venir au sein du foyer argien, sans pour autant que la discussion porte sur ce double mariage.

140 Lee 1976, ad loc.

141 Pour la revue des perceptions contrastées du personnage de Talthybios, voir Croally 1994, p. 107 ; Goff 2009, p. 47-49.

142 Voir v. 344-347.

143 Voir v. 346 avec l'anaphore de ὑπό.

l'information essentielle, c'est-à-dire le sacrifice de la jeune fille. Le public, lui, a été mis dans la confidence par Poséidon, et peut apprécier aussi bien le pathétique de l'illusion d'Hécube que l'art avec lequel le héraut esquive sans en avoir l'air une révélation qui lui coûterait (si l'on veut voir en lui un homme compatissant) ou risquerait de provoquer une réaction extrême (si on le considère comme l'exécutant brutal des Grecs). Ainsi, au lieu d'annoncer que Polyxène a été tuée en l'honneur d'Achille, il répond à la première question : « Elle est placée au service de la tombe d'Achille. » (v. 264). Hécube ne se méfie guère. Elle est en face d'un φίλος (v. 267), un homme qui, s'il n'est pas un ami de cœur, a par le passé fréquemment été l'hôte de son palais et auquel elle s'en remet (aveuglément ?) pour qu'il lui dise la vérité. Par ailleurs, le terme de προσπολεῖν, « servir », correspond à son attente, comme en témoigne le fait qu'elle le reprenne à son compte 145

. C'est le fait qu'un mort jouisse des services de sa fille qui l'attriste et l'étonne. Il faut que le héraut, mal à l'aise, surenchérisse dans l'ambiguïté en cherchant à la rassurer davantage pour que son inquiétude s'éveille et qu'elle s'enquière si Polyxène vit toujours. Au lieu d'un « oui » ou d'un « non », que l'interrogation appelle, Talthybios revient en fait à la seconde question initiale d'Hécube en essayant de faire passer le destin de Polyxène pour chanceux :

Ἔχει πότμος νιν, ὥστ' ἀπηλλάχθαι κακῶν. « Son destin la met à l'abri des maux. » (v. 270)

Il semble que l'absence de maux soit pour Hécube une définition acceptable du πότμος εὐτυχής, plus acceptable sans doute que l'union royale de Cassandre et d'Agamemnon, puisqu'elle change de sujet sans chercher à en savoir plus et interroge son interlocuteur sur le sort d'Andromaque. De celle-ci, elle ne veut connaître que le nom de son maître : ce sera le fils d'Achille, Néoptolème. Ce court échange de répliques, qui ne donne lieu à aucun commentaire ni jugement, ménage un bref répit entre la discussion énigmatique sur Polyxène et le spectacle pathétique de l'illusion d'Hécube, et le regain d'émotion suscité quand la vieille reine s'enquiert de sa propre destination.

La scène culmine en effet à l'annonce du sort qui lui est réservé, car en apprenant qu'elle sera l'esclave d'Ulysse, Hécube ne peut contrôler son horreur ; elle s'abandonne à la lamentation et esquisse les gestes du deuil (v. 279-280). Tomber sous la coupe de ce monstre de perfidie et d'immoralité, c'est pratiquement mourir vivante. Le portrait qui est fait d'Ulysse correspond à ce que nous savons de son personnage dans le Palamède, la

145 Voir πρόσπολον v. 265. Hécube utilise le même mot pour interroger Talthybios sur son propre sort v. 275.

deuxième pièce de la trilogie. Euripide en appelle donc aux sentiments qu'il a fait naître chez les spectateurs peu de temps auparavant pour susciter la compassion envers Hécube. Sa répulsion est telle qu'elle en appelle les Troyennes à la pleurer comme si elle était un cadavre (v. 288). Sa conclusion reprend, en les inversant, les termes de la question qu'elle avait posée au v. 244 : à défaut de se laisser convaincre que Cassandre et Polyxène ont de la chance, elle sait désormais qui est la plus malheureuse !

Βέβακα δύσποτμος, οἴχομαι ἁ τάλαινα, ἃ δυστυχεστάτῳ προσέπεσον κλήρῳ.

« Le destin m'accable ! C'en est fait de moi, la malheureuse, à qui le plus malchanceux des sorts est échu ! » (v. 289-291). 146

La répétition de δυσ-, l'accumulation des adjectifs négatifs – dont l'un au superlatif –, le caractère définitif et implacable des verbes constituent le point d'orgue de l'évaluation des destins individuels. Autrefois la première des Troyennes, Hécube est celle qui tombe le plus bas.

Du point de vue scénique, l'échange entre Hécube et Talthybios modifie le rapport entre la reine et le chœur. La communauté qui s'est formée dans la lamentation au cours de la parodos s'affaiblit. Hécube chante, mais seule et à l'adresse de l'autre protagoniste. Elle s'absorbe peu à peu dans les sentiments qu'elle éprouve à l'égard de ses filles et de son propre destin. A mesure que l'on discute le sort des héroïnes particulières, il serait logique que, par sa position en scène, Hécube se détache peu à peu du chœur. Lorsqu'au vers 288 elle invite les Troyennes à pousser sur elle la lamentation funèbre (Γοᾶσθ', ὦ Τρῳάδες, με), l'injonction n'est pas suivie d'effet, car ces femmes attendent toujours qu'on annonce leur destination. Dans une question pressante et parlée (on n'est donc pas dans le γόος, la plainte), elles marquent l'opposition entre leur souveraine, qui connaît son destin, et elles-mêmes, que personne ne renseigne (τὸ μὲν σὸν... τὰς δ' ἐμὰς τυχὰς..., v. 292). L'absence de réponse de la part d'Hécube, à qui elles s'adressaient pourtant avec le respect dû à son rang (πότνια, v. 292), montre que la communication est rompue. L'écart s'est creusé entre les membres de la famille royale (les captives « de choix ») et le commun des Troyennes. Même s'il entend leur interrogation, Talthybios l'ignore et ne leur répond pas davantage.

146 Le texte est ici très discuté, essentiellement pour des raisons métriques. Je conserve celui de Parmentier, qui est le plus conservateur par rapport aux manuscrits.

Les femmes du chœur sont donc rejetées en marge du cercle des protagonistes. Cela peut se traduire, visuellement, par une distinction plus nette entre l'espace où elles se trouvent (vraisemblablement l'orchestra) et l'espace occupé par Hécube et le héraut. La question des vers 292-293 peut être considérée comme la première réplique du coryphée, qui prend la place occupée jusque là par la reine. Celle-ci n'apparaît plus comme menant la danse et le chant ; elle n'est plus l'émanation de la souffrance collective troyenne, mais un individu aux prises avec les excès de sa douleur personnelle.

Cette perte de cohésion du groupe féminin coïncide avec le mouvement des hommes en scène, qui, après la pause de l'interrogatoire, passent à l'acte. C'est le début de l'entreprise de dispersion des Troyennes qui constitue l'action principale de la pièce 147

. Talthybios donne en effet aux hommes qui l'accompagnent l'ordre d'aller chercher Cassandre à l'intérieur (ἐκκομίζειν, v. 294) 148

pour qu'il puisse l'amener à son maître. Cette injonction, immédiatement exécutée par des personnages muets mais efficaces, contraste avec la façon dont Hécube a invité les Troyennes à pleurer pendant la parodos. Tout comme l'opposition, dans l'échange qui vient de se dérouler, entre un Talthybios délivrant calmement les arrêts des Grecs et une Hécube lyrique interrogeant et réagissant avec angoisse, le tableau d'ensemble confronte donc une force masculine organisée, agissante et économe de paroles à une communauté vacillante de femmes vulnérables, qui ne peuvent opposer au destin que leurs lamentations. Que les exécutants, du côté masculin, soient des esclaves ne suscite aucune solidarité avec les captives, mais accentue, au contraire, l'impression que les Grecs exercent sur la scène une contrainte implacable. L'irruption d'une Cassandre incontrôlable et déterminée n'en sera que plus dramatique.

147 Talthybios donne une parfaite description de cette action v. 294-297 après que Poséidon a décrit l'attente des captives dans le prologue v. 28-35.

148 Dans l'Agamemnon, le roi argien présente Cassandre à Clytemnestre en lui disant : τὴν ξένην δὲ πρευμενῶς / τήνδ' ἐσκόμιζε (v. 950-951). Je pense que l'usage du verbe ἐκκομίζειν signale l'inversion de la scène eschyléenne par Euripide : l'arrachement à Troie est symétrique de l'introduction dans la maison d'Agamemnon. Mais cela va plus loin : dans les deux cas, Cassandre déjoue les ordres donnés, ici à Clytemnestre, là aux gardes qui accompagnent Talthybios. Son élan à sortit volontairement de la tente pour aller au devant de son destin est le miroir de sa réticence à entrer au palais d'Argos quand la Clytemnestre d'Eschyle l'y invite.