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Quelques projets de thèses en cours

Dans le document Cinéma, audiovisuel, son (Page 71-73)

Les thèses en cinéma menées au sein de SACRe tentent, chacune à leur manière, de répondre à ces enjeux. Les sujets témoignent d’un faisceau d’inter- rogations communes : comment le cinéma peut-il inventer de nouveaux récits face à un réel qui vacille ? Comment nous aide-t-il à repenser notre capacité à faire communauté, à proposer une critique féconde du monde, à renouveler nos regards ? Cinéaste et monteuse, Mélanie Pavy mène avec « Conquête et nostalgies : une archéologie imaginaire de la future ville d’Omega » une thèse qui prend la forme, à sa soutenance à l’automne 2020, d’un texte et d’une installation d’œuvres filmiques. Circulant entre l’Inde du Sud et le Japon, ce travail tente de donner corps à la ville d’Omega, projet réel d’une ville japonaise en voie d’être construite dans le sud de l’Inde, imaginé comme un refuge pour l’élite japonaise en cas de nouvelle catastrophe nucléaire. À partir de cette hypo- thèse, Mélanie Pavy demande quel état du monde permet la projection d’un tel « refuge », et quels types de devenirs il propose d’anticiper en retour – explo- rant par là la capacité du cinéma à mettre en récit la perte du monde.

2. Victor Burgin, « Thoughts on ‘research’ degrees in visual arts

departments » (2006), Journal of Media Practice 7: 2, pp. 101-108. 3. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » conférence tenue à La Fémis, le 17 mars 1987. Joseph Minster, Ubac.

Creusant également la capacité du cinéma à prendre en charge un matériau documentaire pour inventer de nouveaux récits collectifs, Jenny Teng, doctorante depuis 2017, sonde les résonances du géno- cide cambodgien par les Khmers rouges au sein de la diaspora Teochew en France et pour partie aux États-Unis. Fondée sur la collecte d’entretiens autant que sur un travail documentaire au sein de cette dias- pora, sa thèse interroge les voies cinématographiques possibles de la transmission d’une mémoire trauma- tique autant que les effets de consolation que le cinéma peut produire.

La notion de communauté est aussi centrale pour Clément Schneider, qui mène depuis 2016 à La Fémis une thèse intitulée « Cinéma et utopie : espace, temps, fictions », explorant les rencontres entre l’utopie comme genre littéraire et concept philosophique et le cinéma dans ses formes et pratiques. À partir d’un travail mêlant plusieurs projets de films et des analyses d’un corpus de films et d’ouvrages, il tente de mettre en forme cette rencontre, non sur le mode d’une fuite hors du réel, mais comme l’activation, par le biais de l’imaginaire parfois le plus fantasque, d’une critique du monde.

Pour sa part, Dimitri Martin Genaudeau explore la façon dont le registre burlesque, et les dédou - blements que subit le héros comique, permettent de représenter avec plus d’acuité la complexité des relations entre l’homme, l’animal et la machine telles qu’elles se dessinent aujourd’hui dans le quotidien de nos vies. Délivré de toute forme d’idéalisme moral, le burlesque amène à reconsidérer, par son insolence, ces relations elles-mêmes, dans le miroir du non-sens, des gags et des effets comiques. Cette thèse com - prendra la réalisation d’un film associant animation en stop motion et prise de vue réelle autour d’un récit burlesque mettant en scène notre rapport aux « non- humains ».

Interroger la stabilité de nos représentations du réel, c’est aussi une préoccupation au cœur de la thèse de Joseph Minster débutée en 2019. Intitulée « Varia-

tions : filmer l’équivocité chancelante du monde », sa thèse entend explorer la manière dont des cinéastes parviennent à construire un certain type de relation entre la « langue de la réalité » et le monde à travers des jeux de différences et de répétitions internes aux films. Le cinéma nous ferait, pour lui, ainsi ressentir « l’équivocité chancelante du monde », selon une formule d’Hannah Arendt. Les intuitions de ce projet de recherche seront mises à l’épreuve de la réalisation d’une série de films pensés comme des variations ciné- matographiques autour d’un lieu donné – un col de montagne frontalier.

Enfin, le cinéma, comme objet d’étude ou comme pratique, nourrit également des projets portés par des artistes aux Beaux-Arts de Paris, tel Léandre Bernard-Brunel qui fonde un travail artis- tique sur un scénario de science-fiction jamais réalisé de Satyajit Ray, ou au CNSMDP où Jeremias Iturra entend utiliser des outils conceptuels emprun- tés au cinéma pour ses compositions musicales. À l’ENS, plusieurs thèses SACRe sont menées sur le cinéma ou sur l’état contemporain des images animées – souvent articulées à la réalisation de courts-métrages (Ekaterina Ode sur la voix acous- matique, Arthur Bart sur le format 4:3), de docu- mentaires (Anouk Baldassari-Phéline sur la genèse du Voyage en Italie de Rossellini) ou d’essais vidéo- graphiques (Chloé Galibert-Laîné dans le cadre d’une thèse intitulée « Les expériences netnogra- phiques du cinéma contemporain »). ■ Mélanie Pavy, Citizen Omega.

Un livre vient très à propos rappeler les enjeux de la « recherche création » dans les études cinématogra- phiques à l’université française. Cinéma à l’université.

Le regard et le geste1, sous la direction de Serge Le Péron

et Frédéric Sojcher réunit vingt-sept contributions proposant un large état des lieux de l’enseignement et de la recherche entre pratique et théorie : « Cerner comment penser et faire du cinéma peuvent se conjuguer avec bonheur », écrivent les deux maîtres d’œuvre en introduction du volume. Ils soulignent que cette double volonté reste un combat tant elle ne va pas encore de soi dans l’université française, même si la situation s’améliore peu à peu : « Ce livre est aussi destiné à la communauté académique et à ses autorités de tutelle, pour que le débat sur ce que peut être le contenu pédagogique, la recherche et la place de la création dans le cadre des études cinématographiques puisse avoir lieu. » C’est donc une des caractéristiques de l’ouvrage : rappeler, aussi bien aux étudiants qu’aux enseignants et aux « évaluateurs », que la « recherche création » peut et doit trouver une place dans l’uni- versité française. Le livre s’adosse d’ailleurs à un « Mani- feste pour une approche du cinéma incluant la pratique et la création à l’université », signé par soixante-dix enseignants-chercheurs en études ciné- matographiques à l’automne 2018, manifeste qui précise : « Entre les écoles professionnelles publiques très peu nombreuses et très sélectives et les lieux privés très onéreux qui prolifèrent, l’université doit pouvoir continuer à offrir la possibilité démocratique d’un accès à un enseignement du cinéma, envisagé sous l’angle de la création et de la recherche. […] De la conjugaison de la recherche théorique et de l’expéri- mentation pratique émerge ainsi la conception d’un art cinématographique générateur de pensée et d’action. »

Plusieurs contributions du volume reviennent sur les filiations qui permettent de contextualiser la « recherche création » dans une histoire remontant, en France, aux années 1950-1970. Les travaux d’aujour - d’hui héritent en effet de deux traditions ayant

contribué à rapprocher théorie et création, d’une part dans le champ de la critique, d’autre part dans celui de l’anthropologie.

La pensée du cinéma des années 1950 a conçu le concept de « création-critique », principe affirmé avec force par Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma : « La critique idéale d’un film ne pourrait être qu’une synthèse des questions qui fondent ce film : donc une œuvre parallèle. […] La seule critique véritable d’un film ne peut être qu’un autre film2. » La critique, dans

ce cas, n’est pas simplement un moyen de parvenir à ses fins artistes, en l’occurrence la réalisation de films, mais elle est vécue comme un apprentissage. Godard emploie une comparaison éclairante à cet égard : « En peinture, autrefois, il y avait une tradition de la copie. Un peintre partait en Italie et faisait ses tableaux à lui en recopiant ceux des maîtres. Nous, on a remis le cinéma à sa place dans l’histoire de l’art3. » En

retrouvant cette tradition, Godard et cette génération critique n’ont pas fait que copier : ils ont créé à partir de la copie, considérant la critique comme un des versants du processus artistique. La critique est ici pratiquée comme une « réinvention du film » par le texte : « Je dis bien réinventer, souligne Godard en février 1959, autrement dit : montrer en même temps que démontrer, innover en même temps que copier, critiquer en même temps que créer4. » La critique,

dans ce cas, implique une manière de rendre lisibles et visibles par les ressources conjuguées de l’écriture et de la pratique artiste, les contours de la construction problématique d’une forme. Ce « texte/pratique » ne se limite pas à une description ou à un simple inven- taire, ni à une pure fabrication artistique instinctive, mais engage un travail d’organisation et de forma li - sation spécifique. En définitive, il s’agit d’inventer une forme, mais « une forme qui pense5 ».

Quelques années plus tard, l’anthropologie, comme discipline du regard, va être la première à introduire à l’université le principe et le cursus de « recherche création » : fondation par l’ethnologue-cinéaste Jean Rouch d’une « section cinéma » à l’université Paris X-

1. S. Le Péron et F. Sojcher dir., Cinéma à l’université. Le regard et le geste, Les Impressions nouvelles, 2020. 2. Cahiers du cinéma, n° 84, juin 1958. 3. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, ed. des Cahiers du cinéma, Paris, 1984, p. 16.

4. Cahiers du cinéma, n° 92, février 1959. 5. On reconnaît là une expression récemment employée par Jean-Luc Godard à de multiples reprises, et formalisée comme telle dans l’épisode 3A, « La Monnaie de l’absolu », des Histoire(s) du cinéma (1998). ANTOINE DE BAECQUE Professeur d’histoire et d’esthétique du cinéma à l’École normale supérieure

La « recherche création »

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