• Aucun résultat trouvé

2. LA TRANSFORMATION DE LA PRODUCTION DE LA VILLE

2.2 Production de la ville

« La transformation de la société suppose la possession et la gestion collective de l’espace, par l’intervention perpétuelle des "intéressés", avec leurs multiples intérêts : divers et même contradictoires. Donc la confrontation. Il s’agirait dès lors, à l’horizon, à la limite des possibles, de produire l’espace de l’espèce humaine, comme œuvre collective générique de cette espèce, de créer (produire) l’espace planétaire

comme support social, d’une vie quotidienne métamorphosée » (Lefebvre, 1974 : 484-485).

Dans sa vision de l’espace, Lefebvre aborde ce qu’Habermas conceptualise comme l’espace public symbolique de confrontation des idées. Cependant, il a ajouté une composante indéniable : l’intervention des intéressés, soit la possibilité de produire cette possession et gestion collective.

Ainsi, s’intéresser à la production de la ville, c’est dépasser ce qu’est la construction pour s’intéresser à des pratiques et des représentations qui elles aussi vont définir la ville (Lefebvre, 1980). Car si l’édification est une succession de choix qui se matérialisent dans des plans d’aménagement et des politiques publiques qui sont historiquement accaparés par des décideurs technocrates et/ou politiques ; la production est un processus où le résultat (la ville) prend en compte une multitude d’acteurs et intègre la relation dialectique qui existe entre contenu et contenant. Car une ville ne se construit pas uniquement physiquement, elle est aussi remplie de symbolismes et d'activités dans son interaction avec ce qui la régule et l'anime (lois, habitants, activités économiques, mobilité, etc.). Aussi, Lefebvre (1974) met en garde sur ce que signifie l’étude de l’espace, sur ce risque à la description et au découpage :

« [cela] n’apporte que des inventaires de ce qu’il y a dans l’espace, au mieux un discours sur l’espace, jamais une connaissance » (1974 : 19).

En précisant quelques pages plus loin dans le même article, que le but est bien de « montrer la production de l’espace lui-même, en réunissant les divers espaces et les modalités de leur genèse en une théorie » (ibid p26)

C’est-à-dire les inventorier, chercher des paradigmes, les syntaxes qui les organiseraient… Un ensemble de pistes de réflexion qu’il a par la suite développé dans son ouvrage La Production de l’Espace (1974). Car pour Lefebvre,

« le processus de production de l’espace (process) et le produit (objet) - c’est à dire l’espace social produit lui-même - se présentent comme un unique élément inséparable » (Baringo Ezquerra, 2013 : 4).

C’est une évolution importante dans la définition du contexte urbain qui dissocie discours et connaissance. En se référant à la littérature, la considération du phénomène de production permet ainsi de mettre en avant le processus qui a conduit cette ville néo-libérale (décisions politiques, technocratie et bureaucratie, contexte économique), tout en soulignant les mécanismes de pouvoirs induits :

« l’espace (social) est un produit (social). [Que] l’espace ainsi produit sert aussi d’instrument à la pensée comme à l’action. Il est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle donc de domination et de puissance » (Lefebvre, 1974 : 35).

Mais c’est surtout une formidable opportunité pour porter un regard nouveau sur les expériences qui se déploient dans l’espace urbain, d’apprendre à les connaître en se souciant des différents éléments qui forment un processus (acteurs, modèles relationnels, modes de décisions, etc.). La production de l’espace se précise alors dans la triplicité, non pas pour opérer des distinctions, mais pour tenter d’unifier les espaces dans leurs différentes dimensions, pour lesquels il demande de distinguer : - la représentation de l’espace, qui est liée aux rapports de production qui

imposent, dans des jeux de pouvoir indéniablement favorables aux savants et techniciens (urbanistes, planificateurs, technocrates, artistes, agenceurs), un ordre, des connaissances, des signes, et des codes qui définissent « l’espace dominant dans une société ».

- la pratique spatiale, qui englobe la production et la reproduction de l’espace et qui dont, in fine, qui va le définir car la pratique est celle qui domine et s’approprie l’espace. Par conséquent, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace et ne peut s’apprécier qu’empiriquement. C’est ce qui va permettre de prendre en compte la réalité quotidienne de l’espace, son emploi du temps mais aussi des parcours et réseaux.

- l’espace de représentation qui prend en compte son aspect symbolique, qui pourrait éventuellement se définir non pas comme code de l’espace mais comme code des espaces de représentation (1974 : 42-43). C’est l’espace et ses images, ses symboles qui s’imposent aux habitants et qui déterminent le vécu. Comme le décrit Lefebvre, c’est l’espace dominé et subi, que l’imagination tente de s’approprier et de modifier. Il recouvre ainsi l’espace physique en utilisant symboliquement ses objets (1974 : 48-49).

La différenciation des différentes composantes de l’espace permet avant tout d’envisager les espaces produits par l’habitant sous différents regards, de rester attentif à ce qui constitue l’espace dans son ensemble, et de mettre en place une méthodologie très proche du terrain qui soit capable d’observer et de comprendre des processus en surpassant le discours.

Ainsi, par exemple, le fait de produire la ville de manière participative, c'est-à-dire de la modeler, fabriquer, animer avec ses propres habitants, met à nue les relations de pouvoirs et les modèles organisationnels de la société lorsque sont mobilisés certains types de savoirs, et que d’autres sont laissés de côté. Et c’est cet ensemble qui est déterminant pour le sens politique et territorial de la ville ; c'est-à-dire pour définir la capacité de la ville à se déterminer comme espace politique, guidant de fait les caractéristiques de l’individu urbain dans son devenir d’habitant puis de

citoyen. Pour Hardt et Negri, la ville, ou plutôt la métropole comme ils la nomment, se définit dans sa relation à la fabrique :

« elle est à la multitude ce que la fabrique était à la classe ouvrière » (Hard & Negri, 2009 : 250).

Comme le cite Arboleda :

« the common, that serves as the basis for biopolitical production - languages, images, codes, habits, affects, and practices - runs through the metropolitan territory and constitutes the very fabric of the modern city » (Arboleda, 2015 : 36).

La production de la ville prend alors une tournure biopolitique dans la dialectique qui se forme entre la ville et ses habitants : la ville étant cette fabrique de subjectivité d’un côté, et le centre de la multitude de l’autre - entendu dans la conception de Hardt et Negri comme la capacité politique de l’individu à se tourner vers le collectif.

Produire la ville est donc par analogie, se produire soi-même politiquement, en ouvrant les perspectives de l’action dans le quotidien comme une porte d’accès vers le commun. La notion de processus permettant l’intégration de nouveaux acteurs et de nouvelles méthodologies qui peuvent questionner les relations de pouvoirs dominantes et les logiques de production. L’habitant impliqué dans la production par ses pratiques, ses usages, ses actions peut ainsi se réinventer un destin politique.

2.3 L’ ESPACE PUBLIC