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2. LA TRANSFORMATION DE LA PRODUCTION DE LA VILLE

2.3 L’espace public politique

Produire la ville, c’est produire l’espace. Néanmoins, les analyses précédentes font état d’une rarification de l’espace et de sa mise sur le marché, qui est en lien avec la notion de Droit à la Ville. L’espace est ainsi un produit qui engendre des notions de consommation, de propriété vis-à-vis desquelles l’habitant peut être complètement séparé (Holm, 2010 ; Mitchell, 2003). La notion d’espace public permet d’appréhender au mieux les mécanismes de production de la ville. Car c’est son aspect le plus visible, et c’est aussi l’espace du collectif et du politique.

L’espace public est aujourd’hui un concept central dans les études urbaines : sciences politiques, géographie, sociologie, histoire… Toutes les disciplines s’intéressent à ce concept qui a été démocratisé dans les années 80, mais qui a eu une vraie transcendance avec les travaux de Habermas dans les années 60. C’est donc un concept relativement jeune (même si Kant l’avait déjà mobilisé mais sous d’autres noms), mais dont il persiste une tension entre une considération du concept comme un espace physique, et son interprétation comme un lieu symbolique d’échanges et de confrontation des idées. Des tensions détaillées dans l’article de Sennett (2013), qui oppose les idées d’Habermas à une vision plus concrète de l’espace public qu’il défend. C’est aussi une différence entre l’espace public au singulier et les espaces publics au pluriel :

« l’espace public évoque non seulement le lieu du débat politique,

de rendre publiques, mais aussi une pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue;

les espaces publics, quant à eux, désignent les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, qu’ils résident ou non à proximité » (Paquot, 2009 : 3).

Ainsi, dans un certain dessein, abstraitement conçu, l'espace public est défini dans la stricte dualité privé-public. La notion d'espace public désignerait alors cette place intermédiaire entre la société civile et l'État, ou entre le privé et le politique. Lieu de visibilité de la pluralité d'expressions, c'est aussi un espace pour le développement du collectif, du commun et du partage (Hardt & Negri, 2004, 2009 & Negri & Revel, 2004). Simultanément, c'est aussi beaucoup plus vaste que la notion de liberté (d'expression, de parole, d'expression, de commerce...). C'est aussi un espace de vie collective qui se développe autour de l'hébergement, l'atmosphère, la couleur, les activités, c'est-à-dire une grande variété de situations dans ce que sont les villes.

Néanmoins, aujourd’hui, cet espace public est aussi le résultat de divers processus de privatisation. Les centres commerciaux - espaces privés de statut publics - sont les exemples les plus emblématiques de cette évolution, mais il y a aussi diverses formes de privatisation de l'espace public traditionnel, telles que les community gates qui privatisent des quartiers résidentiels.

Pour résumer, on a donc affaire à trois conceptions de l’espace public (instrumentale, moderne et classique) qui permettent de définir et de comprendre ce concept dans ses différents usages, mais qui demandent aussi d‘être dépassées pour pouvoir appréhender l’espace public dans sa dimension politico-sociale.

Habermas dématérialise l’espace public pour exprimer sa conviction que l’espace concret n’est plus la condition de l’espace public moderne, mais la concrétude de l’espace public justement (à la fois cadre matériel et agencement des pratiques sociales), est pourtant bel et bien un enjeu majeur.

Taylor (2004) peut sans doute aider à mieux comprendre ce lien entre les caractéristiques symboliques de l’espace public et des formes de spatialité qui peuvent aussi être immatérielles :

« La spatialité de la sphère publique combine chez Taylor, d’une part, des lieux d’interaction directe. Comme la rue des manifestants, les salons du XVIIIème et les parlements, et, d’autre part, l’espace de discussion (space of discussion) à l’échelle duquel circulent les idées via les supports qui leur correspondent » (Debarbieux, 2015 : 41)

La qualité de médiation de l’espace public est donc mise en avant. On détermine ainsi l’espace public entre les espaces civils (espaces sociaux de circulation de savoirs sociaux) et les espaces de médiation institutionnelle (espaces de médiation suscités par les pouvoirs) -, et on peut utiliser les apports de la lecture d’Habermas sur l’espace public comme lieu de la raison intersubjective, d’une rationalité purement logique liée à la confrontation des opinions, pour aussi insérer ce que Kant définit comme le sensus communis. On arrive donc à une appréhension de l’espace public plus inclusive et adaptée au contexte du XXIème siècle, qui tend à dématérialiser complètement les espaces de médiation politique (internet notamment), tout en revalorisant la ville et ses espaces physiques (mouvement des Places, Campo de Cebada, etc.). Une conception de l’espace public qui est directement liée à une vision politique comme espace permettant « la mise en scène et la mise en sens » qui institue le social (Lefort, 1986, p. 256-258). C’est aussi ce cheminement qui permet de proposer une terminologie de l’espace public empirique :

« un espace de médiation qui réunit des acteurs appartenant à des sphères différentes : société civile, système étatique et système économique

un espace où la critique peut librement s’exercer

un espace d’échanges symboliques (de communication rationnelle, de persuasion, d’émotion, etc.) où les acteurs partageant un minimum de codes communs se saisissent des questions d’intérêt général

un lieu physique où ces acteurs agissent, c’est-à-dire manifestent publiquement leur soutien ou leur contestation des systèmes (politiques et/ou économiques) » (Dacheux, 2003 : 9)

La concrétisation physique de l’espace public est donc de nouveau appréhendée comme une caractéristique essentielle de sa portée politique et sociale. Non seulement comme un point permettant d’appréhender l’espace public dans sa totalité, mais surtout comme un élément solidaire même si c’est sa caractéristique physique qu’il permet l’échange symbolique, la médiation ou la critique :

« seuls les espaces possédant simultanément ces cinq caractéristiques sont des espaces publics empiriques » (Dacheux, 2003 :10).

Dans tous les cas, c’est bien dans cet espace que leur(s) rôle(s) est(sont) prépondérant(s) pour produire la ville et déterminer leur sens comme animal politique ou comme citoyen urbain.

2.3.1 Produire l’espace public

Des éléments symboliques, mais non moins pertinents, permettent de comprendre rapidement cette relation lorsque l'on parle de l'Agora grecque ou du Forum romain. L'organisation territoriale de la ville est en lien avec un certain type de pratiques politiques, qui est stimulé par l'espace en même temps qu'il le nourrit. Et si le pouvoir d'édification est un pouvoir excluant, centralisé et de classe, l’individu urbain se construit alors dans la ville par les opportunités qui lui sont conférées

politiquement et spatialement. Comme on l’a mentionné, le développement de la ville néolibérale au XXème siècle est un contre-exemple qui a parfaitement entrelacé la cellularisation des espaces avec la croissance de l'individualisme et la crise politique de désaffection et d’abstention. A l’inverse, les différentes initiatives de participation émergentes essaient de valoriser ce lien en dessinant plus ou moins explicitement ce que serait la ville démocratique. Ainsi, à travers la notion d’espace public, je cherche à déplacer la vision de la ville, trop souvent liée au bâti, pour me concentrer sur les dynamiques et les espaces disponibles à la construction sociale et politique. Parce que j’ai l’intuition que c’est en déplaçant le cœur de production de la ville vers ces espaces publics que je peux appréhender pour le mieux la place du citoyen dans ce processus ; que ce sont ces espaces qui permettent, à l’image de l’Agora, l’expression et la réalisation d’un projet collectif par l’engagement du citoyen dans sa quotidienneté.

L'espace public est le support physique des activités conçues pour créer le collectif urbain (imagination, créativité, symbole, jeu, religion, etc.). Des activités qui encouragent le lien, l'identification et l'appropriation (un exemple est celui des groupes de personnes âgées qui se réunissent pour prendre le soleil ou bavarder pendant que les parents sont avec leurs enfants). Ces groupes ont besoin de lieux qui peuvent être incompatibles entre eux, de sorte qu'ils ont tendance à occuper différents domaines et temps, malgré qu’ils soient, de fait, sur le même espace public. Cela signifie que se produisent des spécialisations fonctionnelles, des réponses aux différents types d'usagers. Cependant, Borja lie son destin à celui de la citoyenneté :

« Tous ces lieux doivent avoir l'intention d’offrir des identités liées à la citoyenneté. Chaque groupe doit trouver des espaces sur lesquels ils peuvent s’identifier (...) et produire du sens par l'identification avec des

contribuer à la cohésion interne des groupes sociaux, mais aussi à leur visibilité dans le magma urbain7 » (Borja, 2003 :36).

Il faut donc travailler pour qu'il y ait un lien entre eux, même s'ils n'ont pas les mêmes caractéristiques, pour qu’il y ait un but commun : la coexistence. Cela nécessite de chercher à ce que l'utilisation et la distribution de ces espaces profitent à tous les citoyens et qu'ils aient un impact positif sur la qualité de vie des acteurs sociaux.

Cela nécessite une implication :

« la conception des espaces publics et des équipements, dans la conception de zones résidentielles qui devraient assurer l'accessibilité aux différents groupes de citoyens et encourager leur présence et leur mélange (sans préjudice des fonctions différenciées) » (Borja, 2003 :36).

Pour reprendre Borja qui cite Salvador Allende, la ville est

« l'endroit où tôt ou tard, s’ouvriront de grandes avenues par lesquelles passent les hommes libres pour construire une société meilleure8 » (Borja, 2003).

L’espace public y a un rôle central à jouer pour permettre, dynamiser et accroître la participation à la conception du monde urbain, entraînant un mouvement de dignification DE l'existence individuelle et collective :

« s'il y a un nouvel urbanisme, il ne sera pas basé sur les fantasmes d'ordre et d'omnipotence, mais devra représenter l'incertitude et ne sera pas consacré à la fourniture d'objets plus ou moins permanents mais à l'irrigation des territoires (…) et à la création de zones pour accueillir des processus qui ne supportent pas de formes de cristallisation 9 » (Kolhaas, 1996 : 8-9).

7 Traduction propre

8 Traduction propre

9 Traduction propre

L’espace public, par sa capacité d’accueil et de promotion de processus participatifs, est donc l’élément central du projet urbain qui lie la ville à son devenir de polis. La symbolique de l’Agora peut alors trouver son renouveau dans des projets d’urbanisme participatif qui recherchent l’inclusion, c'est-à-dire lier le devenir de l’habitant à celui de la ville. Pour reprendre les hypothèses de cette thèse, on pourrait donc les illustrer dans le schéma suivant :

FIGURE 2.RÉSUMER DES HYPOTHÈSES