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PARTIE I . LE LANGAGE NON-LITTÉRAL ET LE DÉVELOPPEMENT DU

Chapitre 2. Apports psycholinguistiques : traitement mental, compréhension et

2.3. La production de langage non-littéral

En ce qui concerne la production de langage métaphorique, on imagine alors qu’une métaphore conventionnelle ne devrait pas exiger un temps de production plus long qu’une instance littérale – au contraire, elle devrait même être produite plus vite qu’une instance de langue littérale créative qui requière une construction langagière unité lexicale par unité lexicale. Afin de vérifier cette hypothèse, Pollio, Fabrizi et Weedle (1982) se sont penchés sur la longueur et le nombre de pauses effectuées lors de la production d’instances non-littérales.

Si produire du non-littéral requiert un effort cognitif plus élevé que pour le langage littéral, alors on peut s’attendre à ce qu’un locuteur interrompe son discours plus souvent et plus longtemps lors de la production d’une instance figurative. Pollio et al. (1982) ont étudié le discours d’un professeur des universités lors d’un cours magistral ainsi que celui d’un patient et de son thérapeute lors d’une consultation médicale. Si Pollio et ses collègues reconnaissent que les productions langagières de ces trois locuteurs différaient sur de nombreux points, ils affirment que ce n’était pas le cas des pauses qu’ils ont produites avant d’énoncer tout type d’instances (littérales, figuratives conventionnelles, ou figuratives créatives). Les participants n’ont pas produit plus de pauses lors de l’énonciation d’une instance figurative et ces

66 dernières n’étaient pas plus longues que celles produites lors de l’énonciation d’instances littérales.

Bucci (1984) se penche sur les capacités de représentation mentale à partir du verbal (imaginal processes, imagery) et montre que ces capacités ont une certaine influence sur la production de métaphores : les individus enclins à utiliser plus de langage non-littéral que les autres sont ceux qui ont de fortes « capacités référentielles ». Il s’agit de la rapidité de dénomination et du niveau d’activité de représentation mentale, mesurés ici par le temps de génération d’un terme pour décrire des expériences verbales (expliquer les différences entre des couleurs très proches) et non-verbales (décrire des expériences personnelles). Paivio et Walsh (1993) remarquent également que les capacités à générer des images mentales facilement permettent de mettre en relation les référents de différents concepts plus facilement. Pour Littlemore (2008), si l’on est capable de former une image mentale pour un domaine source, on est alors normalement capable de visualiser un certain nombre de caractéristiques de ce dernier, et donc de les associer avec d’autres concepts présentant les mêmes caractéristiques. Ainsi, les capacités de représentation mentale favoriseraient les capacités associatives (associative fluency – les capacités à établir un grand nombre de connections différentes à partir d’un unique stimulus). Ceci suppose donc un certain nombre de connaissances de base (De Barros, Primi, Miguel, Almeida et Oliveira, 2010), mais aussi de ressources lexicales (Chiappe et Chiappe, 2007). Dans tous les cas, chacun des domaines sources et cibles serait activé au moment de la production d’une métaphore comme Müller (2008) l’avance – ce qui peut être vérifié par une étude des gestes des locuteurs si on y a accès : si la métaphore est multimodale, alors elle ne peut qu’être vive dans l’esprit du locuteur au moment de sa production. En revanche, tous les aspects de chacun des domaines ne sont pas sollicités : comme pour la compréhension d’une métaphore, une sélection d’informations sémantiques et syntaxiques s’opère durant le processus de production d’une instance non-littérale (Müller, 2008, pp.153-157). Müller s’inspire ici de la théorie de Turner et Fauconnier (1994, 1995 et 2002), the Blending Theory : la construction d’un noyau de sens se fait dans un « espace mental générique » temporaire à partir de deux espaces mentaux d’input (« conceptual input spaces » – « source space » et « target space ») où les traits communs aux domaines sources et cibles se mêlent. Les éléments communs saillants de ces espaces sont projetés dans un quatrième espace (« the blend ») où ils interagissent et créent de

67 nouveaux noyaux de sens, des structures ad hoc, normalement irréalisables dans le monde réel (Fauconnier et Turner, 1994, p. 5).

Se pose alors de nouveau la question de l’influence du sens littéral des termes utilisés de manière métaphorique. Pour Cacciari et Glucksberg (1991), comme pour Müller (2008), le sens littéral d’un terme utilisé de manière figurative est bel et bien actif lors de sa production : les lapsus en sont la preuve (cf. swallowing the bullet pour biting the bullet ; Cacciari et Gluscksberg, 1991, p. 238). Ces lapsus prouvent que l’on ne peut pas complètement isoler ou ignorer le sens des mots qui composent une expression idiomatique. Cacciari et Glucksberg (1991) reconnaissent en revanche que l’on s’en remet souvent à des éléments phraséologiques familiers mémorisés, mais soutiennent que nous sommes conscients que ces séquences ont aussi un sens littéral. Cutting et Bock (1997) s’appuient également sur nos erreurs de production pour montrer l’influence du sens littéral des constituants d’expressions idiomatiques en production : après avoir lu deux expressions, un idiome et sa paraphrase (cf.

hold your tongue et grab your lip), les participants ont très souvent produit des amalgames (cf. hold your lip). Ceci dit, Pierce et Chiappe (2009) ont trouvé que la conventionnalité d’une métaphore avait un impact sur son temps de génération : les métaphores conventionnelles sont générées plus rapidement (et jugées de meilleure qualité) que les métaphores créatives. Le sens littéral est donc plus ou moins activé dans nos esprits au moment de la production d’une instance métaphorique, mais il n’est pas sûr qu’il joue un rôle déterminant dans la sélection d’une instance figurative conventionnelle. Il est plus probable que ce soit le cas dans le cadre d’une instance figurative créative, qui prend plus de temps à construire (et qui est jugée moins habile ou moins ingénieuse, certainement dû à son allure non-conventionnelle – Pierce et Chiappe, 2009).

Chiappe et Chiappe (2007) ainsi que Pierce et Chiappe (2009) se sont ensuite intéressés au rôle de la mémoire de travail dans le processus de production d’une instance figurative. Ils ont trouvé que c’était un paramètre positivement corrélé à la production de métaphores conventionnelles, sans surprise. Lors d’une première étude, leurs participants ont eu à compléter des phrases à trous à l’aide d’un indice (cf. “Some jobs _____”; Property:

something that is confining and constraining and can make you feel like you’re just putting in time – Chiappe et Chiappe, 2007, p. 186) et se sont livrés à un test de mémoire auditive pour mesurer leurs capacités de mémoire de travail. Les résultats à ce test se sont révélés positivement corrélés à ceux de la tâche de production métaphorique via les phrases à trous.

68 Lors d’une deuxième étude, les participants ont dû effectuer une tâche de production figurative similaire à la première (phrases à trous suivies d’un indice) et à l’Operation Span task pour la mémoire de travail (où les participants sont invités à vérifier le résultat d’une équation mathématique et à mémoriser un mot qui apparaît après l’équation, cf. « IS (4 / 2)+1

= 6? mold » ; Pierce et Chiappe, 2009, p. 6). Les résultats ont montré que plus le score des participants au test de mémoire de travail était élevé, plus la qualité des métaphores produites dans les phrases à trous était également élevée.

Silvia et Beaty (2012) ont aussi cherché un lien entre la production de langage figuratif et les capacités cognitives de son énonciateur. Ils commencent par étudier l’influence de l’intelligence fluide sur la capacité à produire du non-littéral (cf. capacités d’un individu à faire des inférences et à comprendre les relations entre différents concepts – capacités d’induction / déduction ; Cattell, 1971). Ils ont demandé à leurs participants de décrire deux expériences émotionnelles vécues : « think of the most boring high-school or college class that you’ve ever had. What was it like to sit through? » et « think about the most disgusting thing you ever ate or drank. What was it like to eat or drink it? ». Ils leur ont également soumis six tests afin d’évaluer leur raisonnement inductif et de mesurer leur niveau d’intelligence fluide. Silvia et Beaty (2012) se sont ensuite concentrés sur les métaphores créatives produites par les participants et sur leur qualité (aptness) en demandant à trois juges indépendants de leur attribuer une note entre 1 et 5. Les résultats ont révélé que le niveau d’intelligence fluide était corrélé positivement à la qualité des métaphores produites. En 2013, ces mêmes chercheurs décident de répliquer leur protocole en ajoutant une tâche encourageant la production de métaphores conventionnelles (phrases à trous omettant un constituant d’une expression non-littérale existante) et en prenant d’autres mesures cognitives (les capacités à consulter et sélectionner des informations de la mémoire à long terme – broad retrieval abilities ; et le niveau d’intelligence cristallisée – capacités à utiliser ses compétences, connaissances et expériences). L’intelligence fluide s’est révélée à nouveau être un indicateur de la production de métaphores créatives, mais pas de la production de métaphores conventionnelles. Les capacités à consulter et sélectionner des informations pertinentes de la mémoire à long terme ont également eu une influence positive sur les métaphores créatives, mais bien moins sur les métaphores conventionnelles. En revanche, l’intelligence cristallisée ne semble pas être très fortement corrélée à la production de métaphores créatives mais l’est beaucoup plus fortement pour les métaphores conventionnelles – ce qui semble logique si ces

69 dernières sont stockées de manière phraséologique dans notre lexique mental. La production de métaphores créatives impliquerait donc des processus cognitifs de haut niveau, tandis que la production de métaphores conventionnelles relèverait de l’activation « en bloc » – et donc d’une production automatique (Beaty et Silvia, 2013). Ceci représente un vrai problème pour les apprenants de langue : n’étant pas assez exposés à la langue cible, les métaphores conventionnelles n’ont peut-être pas l’occasion de se « cristalliser » dans leur mémoire à long terme – contrairement aux enfants natifs qui sont exposés à ces instances dès les premières étapes de leur développement langagier.

Pour terminer, trois facteurs relevant de l’acquis peuvent également jouer un rôle dans la production de langage métaphorique. Il s’agit des connaissances personnelles de l’énonciateur liées au sujet de conversation (et donc à la topique de la métaphore), de ses expériences personnelles, et des connaissances qu’il partage avec son interlocuteur. Petrie et Oshlag (1993) soulignent que la production d’une instance métaphorique nécessite des connaissances sur le domaine source, et plus particulièrement sur la topique elle-même, afin de produire une métaphore. Ceci semble logique : sans connaissances préalables sur un concept, aucun parallèle avec une autre entité ne semble pouvoir se faire. Petrie et Oshlag précisent que nous sommes plus enclins à produire du non-littéral sur des entités que nous maîtrisons : « the production is used in the mastery rather than the initial acquisition of new concepts » (Petrie et Oshlag, 1993, p. 605). Il semblerait qu’il s’agisse de métaphores créatives, même si ce n’est pas précisé, et que les connaissances que l’on peut avoir sur un concept donné sont certainement directement reliées à nos expériences personnelles du monde – indispensables pour pouvoir produire une métaphore d’après Gibbs, Kushner et Mills (1991). Du côté d’apprenants de langue seconde, ce paramètre ne semble pas poser de grandes difficultés. En revanche, c’est un paramètre plus problématique pour de jeunes enfants au développement cognitif naissant. Williams-Whitney, Mio et Whitney (1992) se sont penchés sur l’impact des connaissances générales et des expériences personnelles du locuteur sur la production d’une métaphore. Ils ont demandé à des étudiants inscrits dans un cours de création littéraire (creative writing) de raconter deux anecdotes autobiographiques et de décrire leurs sentiments et leurs actions au cours de ces évènements. Il s’agissait de moments où ils avaient ressenti un sentiment de honte ou de fierté. Les participants ont également eu à faire ce travail d’un point de vue extérieur : dans une situation de jeu de rôle à partir de deux scénarios fictifs où des personnages se retrouvaient dans une situation

70 embarrassante / avantageuse, les participants devaient décrire la façon dont ils se sentiraient et se comporteraient dans ces situations). Les résultats, confirmant ceux de Fainsilber et Ortony (1987), ont tout d’abord montré que les participants produisaient plus d’instances figurées lorsqu’ils décrivaient leurs sentiments que lorsqu’ils s’exprimaient sur leurs actions. Aussi, ils étaient plus métaphoriques dans leurs productions autobiographiques que dans leurs productions fictionnelles, mais cela dépendait de leur niveau d’expertise en création littéraire : plus ils avaient d’expérience en tant qu’écrivain, moins on observait de différences dans leur usage du non-littéral entre leurs récits. A nouveau, les apprenants de langue ont un avantage du point de vue de ce paramètre sur les enfants natifs anglophones de par un développement cognitif plus développé.

Enfin, un certain nombre d’études ont trouvé que la présence de connaissances partagées entre les interlocuteurs pouvait influencer la production de langage non-littéral.

C’est le cas d’instances utilisées de manière ironique, que Kreuz (1996) remarque en plus grande quantité dans des interactions où les locuteurs se connaissent le mieux. Différentes études conduites par Bell et ses collègues (1987 et 1992) ont montré que certains groupes et couples faisaient un usage idiosyncratique d’expressions non-littérales spécifiques. Puis, Hussey et Katz (2006) ont étudié les métaphores produites dans des dyades d’hommes ou de femmes appariés avec un ami ou un inconnu. Les résultats ont montré que les hommes produisaient plus de métaphores que les femmes, en raison d’un langage plus familier, quel que soit leur locuteur – ami ou étranger. Les femmes, en revanche, ont produit plus de métaphores lorsqu’elles étaient en compagnie d’une personne qu’elles connaissaient. Du point de vue d’un apprenant de langue en milieu institutionnel, comme nous l’avions déjà remarqué en réception, la création d’un « common ground » en classe de langue semble irréalisable : premièrement parce que ce qui lie un apprenant aux autres acteurs de la classe de langue est une culture et une langue commune, celle de la langue maternelle ; et deuxièmement, car il est difficile d’imaginer un apprenant être métaphorique avec son professeur ou avec un voisin qu’il n’aurait pas choisi, par exemple.

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2.4. Synthèse

Les études psycholinguistiques ont donc montré qu’un certain nombre de facteurs internes et externes à l’énonciateur influaient sur la façon dont celui-ci traite, comprend et produit une instance métaphorique. Un premier critère déterminant est le degré de conventionnalité de la métaphore : si cette dernière est conventionnelle, alors les processus cognitifs de traitement, compréhension et production seront plus enclins à se produire de manière automatisée. S’il s’agit d’une métaphore créative, alors ces processus le seront peut-être moins. Ceci explique que les métaphores conventionnelles ne soient pas forcément initialement envisagées de manière littérale et qu’elles ne nécessitent pas forcément plus de temps de traitement qu’une instance littérale. La présence de contexte est cependant importante : rencontrée de manière isolée, une métaphore conventionnelle ne sera certainement ni traitée, ni comprise aussi rapidement qu’en contexte ; rencontrée dans un contexte favorisant une interprétation littérale, elle ne sera pas détectée – à moins qu’elle ne présente un sens singulièrement opaque ou agrammatical (cf. kick the bucket ou by and large).

En termes de production, une métaphore conventionnelle sera générée plus rapidement qu’une métaphore créative, qui demandera davantage de réflexion – car les expressions populaires semblent relever de l’intelligence cristallisée et donc de la mémoire à long terme. Si l’on se place à présent dans la perspective d’un enfant en cours d’acquisition de sa langue maternelle et d’un apprenant de langue étrangère, nous avons noté que certains pré-requis à la compréhension et à la production de langage non-littéral peuvent venir à leur manquer. C’est le cas des connaissances en matière de métaphores conventionnelles en premier lieu : un enfant en cours d’acquisition du langage ne peut pas connaître dès les premières étapes de son développement langagier toutes les expressions figuratives conventionnelles de sa langue maternelle ; et un apprenant de langue étrangère n’a généralement pas l’input adéquat pour ces instances. Aussi, les « enfants L1 » et les « apprenants L2 » bénéficient tous deux d’un lexique en cours de développement et de catégorisation : il est donc difficile d’imaginer qu’à un stade préliminaire du développement langagier, on puisse s’attendre à ce que chacun de ces sujets soit à même de percevoir et opérer des superpositions inter-domaines et inter-catégories sémantiques dans le but de comprendre et produire du non-littéral.

Les études psycholinguistiques ont également montré que les particularités cognitives du locuteur ne sont pas à négliger : ses capacités analogiques, associatives et référentielles

72 (capacités à se référer à l’extralinguisitque et à faire des inférences), ainsi que ses connaissances de base (connaissances des catégories sémantiques et conceptuelles), son bagage cognitif personnel (expériences et rapport au monde), et ses capacités de mémorisation ont un effet sur les processus de traitement, compréhension et production d’une instance figurative.

C’est avec ces paramètres en tête que nous nous tournons ensemble à présent vers la littérature sur le développement des compétences métaphoriques des enfants en cours d’acquisition de leur langue maternelle et des apprenants de langue.

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Chapitre 3. Le non-littéral en acquisition du