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PARTIE I . LE LANGAGE NON-LITTÉRAL ET LE DÉVELOPPEMENT DU

Chapitre 2. Apports psycholinguistiques : traitement mental, compréhension et

2.1. Le traitement mental du langage non-littéral

Les premiers travaux sur le traitement mental du langage non-littéral se sont attachés à vérifier si le temps de traitement d’une instance figurée différait de celui des instances littérales : puisque l’on supposait que le non-littéral exigeait un effort cognitif plus grand en termes de compréhension de par leur sens indirect (Grice, 1975 ; Searle, 1979), leur traitement mental devrait normalement être plus long. Cette hypothèse fut tout d’abord étudiée dans le domaine des expressions idiomatiques, mais la littérature n’est pas unanime quant à la prise en compte du sens littéral des idiomes lors de leur traitement par le cerveau. The Idiom List Hypothesis, défendue par Bobrow et Bell (1973), Estill et Kemper (1982) et Glass (1983) propose l’existence de deux modes de traitement mental : l’un figuratif et l’autre littéral.

Héritiers de la pensée de Grice et de Searle, ces chercheurs avancent l’idée que les expressions idiomatiques sont tout d’abord traitées de façon littérale, puis de façon figurative

57 lorsque qu’une analyse littérale ne semble pas pertinente. Swinney et Cutler (1979) considèrent aussi que le sens littéral des idiomes est un élément indispensable pour leur manipulation mentale : pour eux, les expressions idiomatiques sont traitées de façon littérale et de façon figurative simultanément (the Simultaneous Processing Hypothesis). Ce traitement duel a lieu durant le traitement du début de l’expression : il active les deux modes de traitements mentaux en même temps ; l’un des deux l’emporte sur l’autre en fonction du contexte. En revanche, Gibbs (1985) affirme que le sens global des expressions idiomatiques est saisi sans aucune analyse littérale (the Direct Access Hypothesis). Il s’est penché sur le temps de traitement d’expressions idiomatiques chez de jeunes adultes dans des contextes opposés (un contexte dans lequel l’expression est à comprendre de façon littérale et un contexte dans lequel elle est à comprendre dans son véritable sens ; cf. let the cat out of the bag signifiant laisser un chat s’échapper d’un sac dans un premier énoncé, et révéler un secret dans un autre). Les résultats de cette étude ont montré que les idiomes présentés dans le contexte encourageant leur interprétation figurative étaient traités plus rapidement que dans le contexte littéral. Gibbs en conclut donc que nous ne prenons pas forcément en considération le sens littéral des expressions idiomatiques lorsque nous les traitons. Il attribue ce résultat au fait que de nombreux idiomes sont conventionnels (plus ou moins récurrents et familiers) et ont parfois un sens littéral difficilement intelligible (cf. by and large ou make up your mind).

Néanmoins, Gibbs ne rejette pas la possibilité qu’il puisse nous arriver d’examiner le sens littéral des constituants d’un idiome, mais il avance que ces analyses compositionnelles sont rares. Cacciari et Tabossi (1988) proposent une alternative à ces conceptions manichéennes : un idiome entre dans le cadre d’une « configuration » (the Configuration Hypothesis), comme le passage d’un poème ou le titre et les paroles d’une chanson (ces psycholinguistes ne proposent pas de définitions claires de la notion de « configurations » : elles semblent s’apparenter aux constructions de la grammaire des constructions, ou aux éléments figés / préfabriqués de la phraséologie, sur lesquels nous reviendrons dans le chapitre 4). Cacciari et Tabossi (1988) suggèrent l’existence d’un point-clé au sein de ces configurations qui entraînerait la reconnaissance d’une expression idiomatique : il peut s’agir d’un mot, d’une combinaison spécifique de mots, d’une séquence phonétique ou phonémique, d’une syllabe, ou de la présence / absence anormale d’un marqueur grammatical au sein d’une structure donnée. Une expression idiomatique serait d’abord traitée de façon littérale (aux moyens d’analyses compositionnelles), mais serait reconnue en tant que telle dès lors que le point-clé

58 est détecté en fonction de l’endroit où il se situe (début ou fin de l’idiome), puis du contexte d’apparition (s’il promeut une interprétation figurative ou non), et du degré d’attention de l’interlocuteur. Malgré tout, l’hypothèse de Gibbs (1985), the Direct Hypothesis, est celle qui semble profiter d’une plus grande validité scientifique dans la littérature (Gibbs et Gonzales, 1985 ; Gibbs, 1994 ; McGlone, Glucksberg et Cacciari, 1994 ; Schweigert, 1991) : la forte récurrence des idiomes dans le langage de tous les jours les transforme peu à peu en blocs lexicaux auxquels on attribue un sens non-littéral global fixe. Il semblerait cependant que la présence de contexte ait une certaine importance : Ortony, Schallert, Reynolds et Antos (1978a) ont remarqué qu’une expression idiomatique apparaissant dans un contexte pauvre occasionnait un temps de traitement plus long qu’une expression littérale apparaissant dans le même contexte. Steen (1994) souligne également que nous serions plus sensibles et plus attentifs aux métaphores dans des textes littéraires que dans des articles de presse.

Tournon-nous à présent vers les sens figurés de termes individuels et les métaphores créatives. Si l’on pensait également que ces instances exigeaient un grand travail cognitif déductif, et donc un temps de traitement mental conséquent, nous verrons que ce n’est pas le cas (Gerrig et Healy, 1983 ; Gibbs et Gerrig, 1989 ; Gildea et Glucksberg, 1983 puis Gibbs, 1992b pour une revue exhaustive). Harris (1976) demande à ses étudiants en licence de psychologie de paraphraser des énoncés métaphoriques provenant de plusieurs pièces de William Shakespeare, ainsi que leur version littérale. Les résultats montrent que les deux types d’énoncés sont paraphrasés aussi rapidement l’un que l’autre, et donc qu’une instance métaphorique ne requiert pas un temps de réflexion et de reformulation plus conséquent qu’une instance littérale. Pour Glucksberg (1998, 2001 et 2003 ; Glucksberg et Haught, 2006 ; Glucksberg et Keysar, 1990 et 1993), on distingue deux modes de traitement mental du non-littéral : un traitement par comparaison (via une analyse des relations inter-domaines que présente une séquence non-littérale) et un traitement par catégorisation (sans analyse inter-domaines, où le sens figuratif d’une expression non-littérale renvoie à une catégorie différente de celle du référent lorsqu’il est utilisé de manière littérale). Par exemple, dans « my lawyer is a shark » (Glucksberg, 2003, pp.93-94), shark renverrait à la catégorie indépendante vicious, predatory, aggressive, tenacious, merciless entities in general (Glucksberg, 2003, pp. 93 et 95). Ainsi, les métaphores conventionnelles seraient traitées par catégorisation et non pas par comparaison. Steen (2008) soutient cette perspective :

59 Since our corpus linguistic observations show that the bulk of metaphor in discourse is of this type [conventional], it is likely [that] many or most metaphors in authentic language use are processed by categorization, not comparison: many or most cross-domain mappings “in language” (if defined as corpus data) may not be processed as cross-domain mappings “in thought” (if defined as on-line processing). (Steen, 2008, p. 220)

C’est d’ailleurs ce que Steen appelait « the paradox of metaphor » : seules les métaphores conventionnelles délibérées, selon sa théorie, sont traitées par comparaison – de la même façon qu’une métaphore créative. Gentner et Bowdle (2001 et 2005) rejoignent également ce courant de pensée, ainsi que Glucksberg et ses collègues : pour eux, le degré de conventionnalité d’une métaphore détermine si cette dernière sera traitée en tant que telle (par comparaison) ou non (par catégorisation). Ils ne rejettent pas la possibilité qu’une métaphore conventionnelle puisse être traitée par comparaison (cf. Müller 2008 qui décrit la façon dont une métaphore en apparence morte ou dormante peut être réactivée), mais pour eux, le passage du créatif au conventionnel mène à la « mort » d’une métaphore puisque les liens entre le domaine source et le domaine cible se perdent (the Career Metaphor Theory – Gentner et Bowdle, 2001 ; Bowdle et Gentner, 2005). Par exemple, si l’on se réfère à l’exemple précédent, l’interlocuteur n’aura pas besoin de retracer le passage de shark à vicious, predatory, aggressive, tenacious, merciless entities in general pour comprendre le sens de my lawyer is a shark : il y accèdera directement puisque shark ne renvoie pas à l’animal ici mais aux propriétés physico-culturelles que nous lui attribuons. La forme que prend la métaphore peut également avoir une influence sur son traitement mental d’après ces chercheurs : s’il s’agit d’une comparaison (A is like B), un traitement par comparaison sera privilégié ; mais s’il s’agit d’une métaphore de type « traditionnel » (A is B), alors un traitement par catégorisation (en fonction du degré de conventionnalité) sera plus probable (Gentner et Bowdle, 2001, p. 233).

En ce qui concerne un enfant en cours d’acquisition de sa langue maternelle et un apprenant de langue, il est probable que toute instance non-littérale, qu’elle soit conventionnelle ou créative, périphrastique ou composée d’un unique lexème, sera traitée par comparaison dans un premier temps. L’enfant, exposé dès le plus jeune âge à ces formes linguistiques-conceptuelles, les structurera tout au long de son acquisition langagière ; en revanche, il est difficile d’envisager d’autres procédés qu’un apprentissage par-cœur pour des apprenants de langue en milieu institutionnel.

60 Au vu des résultats de toutes les études précédemment citées, on pourrait douter de la validité de la théorie de la métaphore conceptuelle puisque les métaphores conventionnelles ne semblent pas être analysées, mais générées automatiquement. Cependant, il semblerait que la théorie de Lakoff et Johnson soit une réalité cognitive d’après plusieurs études.

Commençons tout d’abord avec celles de Gibbs et O’Brien (1990 et Gibbs, 1992a). Ces derniers ont soumis des séries de cinq expressions idiomatiques utilisées pour décrire différents concepts à des étudiants de niveau licence. Il s’agissait du sentiment de colère, de l’action d’exercer son autorité sur quelqu’un, celle de garder et de révéler un secret, et le concept de la folie (cf. blow your sack, hit the ceiling, lose your cool, foam at the mouth et flip your lid pour la colère). La tâche des participants était de définir ces expressions ainsi que de verbaliser et décrire précisément la façon dont ils se représentaient chacune d’entre elles mentalement. Gibbs et O’Brien ont ensuite questionné les participants sur leurs images mentales afin d’évaluer si ces dernières étaient vives et détaillées ou, au contraire, plutôt floues et superficielles. Les résultats ont montré que ces images étaient tout d’abord similaires et cohérentes d’un participant à l’autre pour les expressions traduisant un même concept (cf.

anger), et qu’elles étaient particulièrement nettes et vives dans leur esprit. Il s’agissait souvent d’actions ou d’évènements dynamiques ayant lieu à travers le temps. Les participants avaient également souvent des idées claires quant aux causes et conséquences de ces actions et évènements, ainsi que sur l’aspect intentionnel de la cause si l’agent était un humain. Par exemple, pour flip your lid et hit the ceiling, la plupart des participants ont décrit des images de forces contenues dans un récipient qui est finalement amené à relâcher la pression violemment (« some force causing a container to release pressure in a violent manner », Gibbs et O’Brien, 1990, p. 46). Toutes les images mentales des participants pour les expressions lexicalisant la colère traduisaient le concept MIND IS A CONTAINER et le concept ANGER IS HEAT. Ainsi, Gibbs et O’Brien (1990) avancent l’hypothèse que la perception et la représentation mentale des idiomes sont élaborées par le biais de métaphores conceptuelles.

En revanche, ils précisent que le locuteur ne fait pas appel à ces représentations mentales à chaque fois qu’il entend une expression idiomatique : les métaphores conceptuelles ne font que sous-tendre la compréhension de l’idiome en question (nous ne sommes pas nécessairement conscients que des domaines conceptuels différents sont associés de façon métaphorique lorsqu’une expression idiomatique est prononcée à un moment T). En 1992, Gibbs remarque que ces participants déduisent exactement les mêmes inférences pour les

61 mêmes idiomes que l’expérience de Gibbs et O’Brien (1990) : il en conclut que c’est une preuve supplémentaire de l’existence des métaphores conceptuelles que Lakoff et Johnson défendent (Gibbs, 1992a). Enfin, Thibodeau et Durgin (2008) ont remarqué que le temps de lecture d’une métaphore créative est plus court lorsqu’elle est précédée d’une métaphore conventionnelle relevant de la même métaphore conceptuelle. Par exemple, la phrase

« Otherwise my claws would come out » (ANGER IS A DANGEROUS ANIMAL) a été lue plus rapidement par les participants lorsqu’elle était précédée de l’expression leash my anger (ANGER IS A DANGEROUS ANIMAL) que lorsqu’elle était précédée de l’expression let off some steam (ANGER IS HEAT – Thibodeau et Durgin, 2008, p. 17). Pour Thibodeau et Durgin (2008), ces résultats prouvent également l’existence des métaphores conceptuelles.

Du point de vue d’apprenants de langue seconde, si les métaphores conceptuelles au sens de Lakoff et Johnson existent bel et bien, il est alors difficile d’imaginer comment ces derniers pourraient être amenés à y avoir accès et à se les approprier. Les langues et les cultures ne s’attardant pas sur les mêmes particularités d’un évènement donné (Kövecses, 2005, pp. 246, 286-287), il est difficile d’envisager que les apprenants les remarquent par eux-mêmes sans y avoir été sensibilisés au préalable – par le biais de pratiques didactiques explicites, par exemple. A titre d’illustration, si les anglophones se focalisent sur la chaleur que l’on peut ressentir lorsque l’on est en colère, les locuteurs des langues asiatiques s’attardent sur l’augmentation de la tension artérielle que cette émotion suscite. Kövecses (2014) parle de « differential experiential focus ». Ainsi, même si de nombreuses expériences humaines semblent être universelles, elles ne sont pas perçues, représentées, et donc lexicalisées, de la même manière. C’est tout un système conceptuel nouveau qu’il faut donc construire en parallèle d’un système conceptuel déjà existant pour les apprenants de langue.