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PARTIE I . LE LANGAGE NON-LITTÉRAL ET LE DÉVELOPPEMENT DU

Chapitre 3. Le non-littéral en acquisition du langage

3.1. La formation et le développement du système conceptuel de l’enfant

3.1.2. L’entrée dans le langage et le développement conceptuel

Le langage vient confirmer, compléter ou modifier les connaissances acquises par expérience ou perception. Les mots sont d’importants indices : ils permettent de regrouper les entités sur la bases de propriétés communes, qu’elles se ressemblent ou non, et encouragent un travail d’inférences à la recherche de points communs (Gelman, 2009, p. 120). Pour Waxman et Markow (1995) , les noms dénombrables invitent par exemple l’enfant à former des catégories – à rapprocher des entités qui portent la même dénomination (label), ou à chercher des différences si des entités ne sont pas désignées de la même manière. Ces hypothèses sont confirmées par Xu (2002), Welder et Graham (2006) et Plunkett, Hu et Cohen (2008) dès l’âge de neuf mois. Les mots ouvrent la voie à la conceptualisation : ce sont des symboles qui procurent des interprétations stables. Le langage est donc une grande source d’indications. Ces indications sont parfois explicites : c’est le cas du pointage (Baldwin, 1991 ; Fennell, Waxman et Weisleder, 2007) ou des phrases assertives (cf. The earth is round ; Harris et Koenig, 2006). Cependant, pour pouvoir faire le lien entre un terme et une entité, même concrète et présente dans le contexte de production (comme dans le cadre du pointage d’un objet suivi de la prononciation de son image acoustique), l’enfant doit être capable de traiter des informations relevant de deux modalités différentes. Une telle capacité repose sur la maturation de certains neurones et sur l’accumulation d’expériences visuelles (Wallace, 2004). Au départ, l’input auditif a un effet distractif sur l’attention allouée à l’input visuel. Mais cet effet s’atténue avec le temps, à mesure que l’enfant entre dans le langage : Sloutsky et Robinson, (2008) ont trouvé que des enfants de 10 mois étaient plus concentrés

77 sur l’input auditif que sur l’input visuel lorsqu’on leur montrait une série d’objets tout en élicitant le lexème correspondant, tandis que des enfants de 16 mois n’allouaient pas plus d’attention à l’un ou l’autre type d’input (Sloutsky, 2010, p. 1274). Robinson et Sloutsky (2007) et Napolitano et Sloutsky (2004) ont également relevé une attirance plus prononcée pour l’input auditif, même lorsqu’on demande explicitement aux enfants de se concentrer sur ce qu’ils voient. Il n’est donc pas surprenant que les objets qui sont désignés par les mêmes termes apparaissent similaires aux enfants. Et si deux objets se ressemblent physiquement, les désigner de la même manière renforce cette ressemblance (Sloutsky, 2010, p. 1276). Le langage complète donc les connaissances acquises par expérience. En revanche, parfois, c’est la seule source d’informations sur laquelle se reposer pour structurer certains concepts : ceux auxquels on n’a pas accès directement, tels que les concepts scientifiques (cf. la forme de la Terre – Vosniadou, 1994 ; ou le fonctionnement du cerveau – Gottfried, Gelman et Schultz, 1999), ou toute abstraction. Les connaissances des enfants pour ces concepts ne peuvent être acquises ni développées sans instruction : l’école joue un rôle important dans l’élaboration de ces savoirs et sur l’acquisition des concepts abstraits.

Le langage revêt également des indices implicites sur lesquels s’appuyer pour la structuration des concepts : c’est le cas du système pronominal en anglais qui réfère aux animés et aux inanimés différemment (cf. he, she vs it – Harris et Koenig, 2006). A l’inverse, le langage peut façonner notre perception de certains évènements. Par exemple, l’anglais et le coréen encodent l’espace et le mouvement (motion events) différemment (Choi et Bowerman, 1991 ; Bowerman et Choi, 2003). Le coréen fait notamment la différence entre des relations de contenus-contenants comprimés (cf. tight containments – putting books in box-covers, putting a Lego on another Lego, exprimés par in et on en anglais mais par KKITA en coréen) et des relations de contenu-contenant plus lâches (cf. lose containments – putting a book / lego in/on a big box, aussi exprimés par in et on en anglais mais exprimés par NEHTA en coréen). En s’appuyant sur un protocole de regard préférentiel, McDonough, Choi et Mandler (2003) et Hespos et Spelke (2004) ont montré que des adultes de nationalité anglophone ne percevaient pas de différences entre ces deux types de relations contenu-contenant, tandis que des enfants anglophones de 5, 9, 11 et 14 mois, qui n’avaient jamais été exposés au coréen, y étaient sensibles. Pour Gelman (2009) , ces résultats montrent que l’entrée dans le langage façonne la perception de certains concepts.

78 Le langage de l’enfant peut également nous renseigner sur la façon dont il se représente certains concepts. Par exemple, Budwig (1989) remarque que les enfants entre l’âge de 1;8 et 2;8 n’utilisent pas les pronoms me, my, et I pour exprimer les rôles de sujets et d’objets, mais pour exprimer le degré d’agentivité : ils utilisent les pronoms me et my lorsqu’ils se trouvent en position d’agents (cf. my cracked the eggs ; me jump) et le pronom I lorsqu’ils souhaitent exprimer leur désir et leurs intentions (I like peas ; I no want those – Budwig, 1989, pp. 272-273). Les productions de l’enfant démontrent un encodage linguistique systématique (mais non-conventionnel) du concept d’agentivité : il ne s’agit pas d’une erreur de choix de pronoms. Clark (2001) parle de « catégories émergentes » et souligne leur importance, car elles permettent d’identifier des catégories conceptuelles idiosyncratiques :

The fact that children try to find expressions for certain categories that go unexpressed in some languages gives strong support to the view that there are notions so salient to young children that on occasion they will extend words, grammatical morphemes, and constructions for their expression in ways that are not licensed in any of the speech addressed to them. (Clark, 2001, p. 399)

Le développement conceptuel de l’enfant peut, à son tour, contribuer à l’acquisition du langage : « Preverbal infants are adept at perceiving the kinds of entities described by nouns;

they parse the perceived environment into cohesive entities and by 3 months, readily form object categories » (Arunachalam et Waxman, 2010, p. 549). Les enfants sont également sensibles aux concepts exprimés par les adjectifs qui renvoient à des propriétés perceptuelles (comme la température, la texture ou les couleurs), à des changements d’état (cf. dirty, wet), ou à des états émotionnels (cf. happy, sad). Pour Arunachalam et Waxman (2010), cette sensibilité ne peut que favoriser l’acquisition de nouveaux mots – qui repose sur l’identification d’une unité conceptuelle et d’une unité linguistique, puis sur la constitution d’un lien entre ces deux unités. D’un point de vue conceptuel, l’enfant doit identifier l’unité de l’évènement qui est lexicalisée (et remarquer, par exemple, que le terme dog réfère à l’animal à quatre pattes qu’il a sous les yeux), mais il doit également pouvoir se détacher de cette situation d’énonciation spécifique (et comprendre que dog réfère à un concept plus générique, DOG, et qu’il peut être mobilisé pour référer à d’autres chiens que celui dont il est question dans la situation d’énonciation – Arunachalam et Waxman, 2010, p. 548). D’un point

79 de vue linguistique, les noms sont les premiers lexèmes que les enfants extraient de leur input et relient aux objets qui les entourent (Booth et Waxman, 2009 ; Waxman et Booth, 2001).

Créer un lien concept-lexème pour un verbe (ou un adjectif) est plus difficile, puisque l’enfant doit d’abord déterminer quelle unité d’un évènement le verbe décrit, puis il doit déterminer son sens (Arunachalam et Waxman, 2010, pp. 551-552). Les informations linguistiques permettent donc de réduire les hypothèses de sens pour un nouveau terme, mais elles ne sont pas suffisantes : faire la différence entre chihuahua et poodle ou entre rolling et sliding requerra une expérience perceptive (Arunachalam et Waxman, 2010, p. 554).

Chez des enfants plus âgés (5, 7 et 9 ans), Keil (1983) a remarqué que les catégories lexicales et conceptuelles étaient stables. Par exemple, si l’enfant perçoit un évènement (a birthday party) comme un objet physique, alors tout le répertoire linguistique des objets physiques pourra s’appliquer à cet évènement (« if a birthday party could have color, it could also have weight, be shiny, and have a physical orientation » – Keil, 1983, p. 373). De même, les enfants qui conceptualisent les plantes comme des êtres vivants, au même titre que les animaux, ont jugé les termes alive et sick acceptables pour décrire des arbres, des fleurs et de l’herbe. Ceux pour qui les plantes et les animaux appartenaient à deux catégories différentes, sans point commun, ont refusé l’application de ces termes aux végétaux.

Keil (1986) s’est également penchée sur la façon dont les connaissances des domaines conceptuels influencent le développement de la production et de la compréhension de la métaphore. Puisque la métaphore repose sur la juxtaposition de domaines conceptuels, et se traduit par la juxtaposition de domaines sémantiques et lexicaux au niveau linguistique, les connaissances sémantiques sont aussi importantes. Pour comprendre comment deux termes qui relèvent de deux domaines différents peuvent être associés l’un à l’autre, il faut d’abord savoir comment ces termes s’articulent par rapport aux autres dans leur propre champ sémantique (Keil, 1986, p. 75). Keil (1986) prend l’exemple du terme smooth qui peut être mobilisé pour décrire un trait de personnalité : afin de bien comprendre son sens dans ce contexte (relaxed and confident), il faut pouvoir l’opposer aux termes rough, slippery et soft, et disposer d’un domaine conceptuel pour les traits de personnalité qui puisse être comparé au domaine de la texture. Soixante six métaphores telles que the car was thirsty, the wind whistled, the idea bloomed ou the boy swallowed the book (Keil, 1986, p. 79) ont été lues à des enfants de 6, 7 et 9 ans qui devaient expliquer leur sens et justifier leurs réponses. A nouveau, lorsqu’une similitude inter-domaines est reconnue (cf. entre les idées et les plantes,

80 par exemple), toutes les métaphores en rapport avec cette relation inter-domaines faisaient sens aux enfants (cf. the idea wilted / flowered / was planted / was watered etc.). Mais cette relation inter-domaines ne pouvait être identifiée que si l’enfant avait développé assez de connaissances sur les deux domaines. Les compétences métaphoriques ne semblent donc pas émerger à un moment donné, mais être plutôt fonction du développement conceptuel.