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PARTIE I . LE LANGAGE NON-LITTÉRAL ET LE DÉVELOPPEMENT DU

Chapitre 3. Le non-littéral en acquisition du langage

3.1. La formation et le développement du système conceptuel de l’enfant

3.1.3. Le raisonnement analogique et le développement conceptuel

Percevoir une similitude inter-domaines entre deux concepts ou deux situations, c’est effectuer un début d’analogie. Le raisonnement analogique, ou la capacité à établir une correspondance entre deux systèmes de relations (tels que A is to B what C is to D – Richland, Chan, Morrison et Au, 2010 p. 146), est crucial pour le développement conceptuel de l’enfant : « this skill enables children to draw on prior knowledge representations to make sense of new contexts and to build expertise by comparing and contrasting representations » (Richland, et al., 2010, p. 147). D’après Goswami (2001) et Gentner (2010) , lorsque l’on rencontre un nouveau spécimen (exemplar), on aurait tendance à l’évaluer en ayant recours à l’ensemble de nos connaissances personnelles. S’il est suffisamment similaire à une entité ou à un concept dont on dispose déjà, il y sera assimilé. S’il ne se rapproche d’aucun élément de connaissances dont on dispose, il resterait indépendant et constituerait une nouvelle unité de savoir à lui seul (Gentner, 2010, p. 761). Le raisonnement analogique contribue donc à l’acquisition et à la restructuration des connaissances, ainsi qu’au développement conceptuel général (Goswami, 2001, p. 465). Une fois de plus, le langage facilite ces opérations : une dénomination commune à deux entités invite tout interlocuteur à les comparer – nommer une entité permet également de la rendre plus facilement accessible (Gentner, 2010, p. 764).

Prenons l’exemple de l’acquisition des chiffres et des nombres. Carey (2009) a montré par exemple que les enfants commencent par apprendre les nombres en série, comme une comptine, sans véritable lien avec les références quantitatives auxquelles ils renvoient : l’enfant peut être capable de compter jusqu’à dix très tôt mais n’est pas sensible à la cardinalité. Progressivement, il relie les nombres aux quantités qu’elles désignent par le biais d’une analogie entre les termes linguistiques et la quantité croissante – entre le fait de

81 progresser dans les nombres et le fait de progresser dans la quantité : « + 1 verbalement » équivaut à « + 1 quantitativement » (Carey, 2009, chapitre 4).

L’enfant fait preuve de raisonnement analogique très tôt, dès l’âge de dix mois, d’après Chen, Sanchez et Campbell (1997) . Ces psychologues ont demandé à des enfants de 10, 12 et 13 mois d’attraper un jouet qu’ils ne pouvaient pas atteindre sans effectuer un certain nombre de gestes – déplacer une boîte, choisir entre deux bouts de tissu sur lesquels reposait un bout de ficelle qui menait soit au jouet, soit au vide, tirer vers soi le bon bout de tissu, et, enfin, tirer sur la ficelle pour atteindre le jouet :

Figure 3. Configuration du protocole de Chen et al. (1997) – (Chen et al., 1997, p. 792)

Les enfants étaient accompagnés d’un parent qui devait leur montrer la solution s’ils ne voyaient pas comment atteindre le jouet seuls. Les résultats ont montré que les enfants répliquaient spontanément la procédure montrée par les parents dès l’âge de 10 mois. Chen et al. (1997) s’étaient inspirés du protocole de Brown (1990) , qui avait trouvé des résultats comparables chez des enfants plus âgés, de 17 à 36 mois, et qui avait conclut que l’enfant était capable de transférer ses connaissances rapidement (Brown, 1990, p. 127). Leech, Mareschal et Cooper (2008) parlent de « relational priming » : l’exposition à un objet ou à un concept A (ex : puppy) et à un objet ou concept B (dog) encourage la formation d’une relation spécifique (offspring), qui a un impact sur la perception d’un objet ou d’un concept C (kitten), et qui se répercute sur le choix d’un objet ou d’un concept manquant, D (cat – Leech et al., 2008, p. 362). Goswami (2001) a montré que des enfants dès l’âge de quatre ans étaient capables de compléter ce type d’analogies par le biais de séries d’images (cf. un oiseau [A],

82 un nid [B] et un chien [C] => une niche [D] – Goswami, 2001, p. 441). Enfin Gentner et Stuart (1984) ont montré que les enfants font preuve de capacités analogiques même lorsque les domaines sources et cibles sont imposés : dès l’âge de cinq ans, les enfants formulent des réponses analogues à celles d’adultes lorsqu’il doivent réagir à des stimuli du type if the tree on the picture had a knee (or shoulder, etc.), where would it be? (Gentner et Stuart, 1984, p.

6).

Ces capacités analogiques sont importantes en vue de la production et de la compréhension du langage non-littéral puisque la métaphore repose sur un rapport de similarité inter-domaines. Pour Gentner, Bowdle, Wolff et Boronat (2001), la métaphore et l’analogie reposent toutes deux sur un alignement des caractéristiques d’une situation source et d’une situation cible. Par exemple, dans la métaphore plant stems are drinking straws, on invoque et interprète tout un système de relations (they both convey liquids to nourish living things : la tige d’une plante permet de transporter l’eau de la terre à la plante, de la même façon que la paille permet de transporter le liquide contenu dans un verre à la bouche de celui qui l’utilise – Gentner et al., 2001, p. 208). Comme nous l’avons noté dans le chapitre 1, ce rapprochement entre la métaphore et l’analogie est une caractéristique de la métaphore créative : « Metaphor is related on the conventional side to idiom and on the novel side to analogy » (Gentner et al., 2001, p. 238). Les concepts véhiculés par les métaphores conventionnelles se cristallisent au fil de leurs occurrences au point de se détacher du domaine source (on ne pense plus à l’idée de chute lorsque l’on tombe amoureux) et au point d’entrer dans le lexique (tomber amoureux signifie devenir amoureux – cf. the Career Metaphor Theory : Gentner et Bowdle, 2001 et Bowdle et Gentner, 2005).

Plusieurs facteurs contribuent au développement du raisonnement analogique chez l’enfant. Goswami (2001) mentionne tout d’abord l’augmentation des connaissances générales et des connaissances domaine par domaine : plus l’enfant a de savoirs, plus il pourra percevoir des relations complexes entre les entités qui l’entourent, et plus les analogies se complexifient (Goswami, 2001, p. 465). Comme nous l’avons noté au tout début de cette section, Goswami (2001) considère que les nouveaux savoirs entraînent un réexamen et une restructuration des savoirs déjà acquis : ce phénomène contribue à la formation de cadres conceptuels complexes et facilite le stockage et l’organisation des nouveaux savoirs. Ainsi, le type d’analogie réalisée par l’enfant est fortement lié à ses connaissances du monde, et il évolue avec l’accroissement de ces connaissances. Pour Gentner et Stuart (1984) et Matlen

83 (2007), cet accroissement des connaissances donne lieu au passage soudain à une réflexion relationnelle (« a relational shift ») : les enfants se focalisent d’abord sur les propriétés perceptuelles des entités (formes, couleurs, textures, etc.) puis sur les relations qu’elles entretiennent. Par exemple, Gentner et Stuart (1984) ont demandé à des enfants de 5-6 ans, 9-10 ans et à des adultes d’interpréter des comparaisons sur la base de ressemblances perceptuelles (cf. the sun is like an orange => both are round and orange), de ressemblances relationnelles (cf. a camera is like a tape recorder => both record events to re-experience at a later time), ou des deux. Les enfants âgés de 5-6 ans ont effectué beaucoup plus d’analogies sur la base de points communs perceptuels entre les couples d’entités proposées que les enfants de 9-10 ans, qui, comme les adultes, se sont davantage focalisés sur les relations inter-domaines potentielles. Le dernier facteur qui tend à modeler le raisonnement analogique de l’enfant est d’ordre culturel : Fernald et Morikawa (1993)ont par exemple remarqué que les parents d’origine japonaise attirent l’attention de leurs enfants sur les entités et la façon dont elles interagissent, et qu’ils usent d’un vocabulaire plus fréquemment tourné vers l’action et la référence (des équivalents de verbes tels que swim, eat ou going to, par exemple). Au contraire, les parents d’origine américaine se focalisent plus sur les objets et sur le perceptuel, et produisent une plus grande quantité de verbes tels que look, look like, ou watch. Richland, Chan, Morrison et Au (2010) ont donc voulu vérifier si ces variations discursives culturelles avaient une incidence sur la nature des analogies produites par les enfants japonais et américains, et si les enfants d’origine japonaise démontraient de meilleures compétences analogiques générales (relationnelles ou non) que les enfants américains. Des enfants de ces deux nationalités âgés de 3 et 4 ans ont eu à identifier les points communs entre des séries de deux photos. Certaines séries présentaient des relations simples entre les entités représentées sur les photos (un petit garçon qui essaie d’attraper un gâteau sur la première, et un chien qui essaie d’attraper un os sur la deuxième). D’autres séries présentaient des relations plus complexes entre leurs protagonistes (une maman qui essaie d’attraper son petit garçon qui essaie lui-même d’attraper un gâteau). Enfin, certaines séries présentaient un intrus dans la deuxième photo (cf. un enfant immobile dans la photo où un chien essaie d’attraper un os).

Les résultats n’ont pas montré de différences entre les productions des enfants américains et celles des enfants japonais pour les séries de photos à relations simples avec et sans intrus ; en revanche, les enfants japonais ont donné de meilleures réponses pour les séries à relations complexes. Pour Richland et al. (2010), le fait que les enfants d’origine japonaise aient un

84 input plus concentré sur les relations qu’entretiennent les différentes entités rencontrées au quotidien fait qu’ils sont mieux équipés pour percevoir des analogies complexes. Le développement du raisonnement analogique peut donc être culturellement teinté.

3.2. Le développement de la production non-littérale