• Aucun résultat trouvé

PARTIE I . LE LANGAGE NON-LITTÉRAL ET LE DÉVELOPPEMENT DU

Chapitre 4. Le non-littéral en acquisition des langues étrangères

4.4. Le développement de la production non-littérale en L2

4.4.2. Premières études sur le langage non-littéral en L2

En 1985, Anna Trosborg conduit une étude expérimentale sur les productions et les préférences métaphoriques d’apprenants de langue seconde, en adaptant le protocole de Gardner et al. (1975). Gardner et ses collègues ont cherché à évaluer les productions et préférences métaphoriques d’enfants anglophones âgés de 3-4, 7, 11, 14 et 19 ans à l’aide de courts passages à compléter d’abord librement, puis à l’aide de quatre propositions (cf. as gigantic as … the most gigantic person in the world / a skyscraper / a double-decker cone in a baby’s hand / a clock from a department store – Gardner et al., 1975, p. 128). Trosborg décide de répliquer ce protocole avec des apprenants de langue seconde afin d’observer s’ils sont capables de produire des instances métaphoriques par eux-mêmes et si leurs productions libres et contraintes varient en fonction d’un niveau de langue croissant. Elle entend également observer les caractéristiques des instances métaphoriques produites et sélectionnées, ainsi que la façon dont les apprenants justifient leurs choix. Cinq groupes de participants ont pris part à l’étude : des adolescents de 15 ans apprenant l’anglais dans le secondaire, des adolescents de 18 ans en dernière année de leur cursus dans le secondaire, des étudiants en première année d’études supérieures techniques, des étudiants en première année de classe préparatoire, des étudiants plus avancés dans leur cursus universitaire (âgés de 22 à 30 ans) et, enfin, des participants contrôles natifs anglophones. Les résultats au test de productions libres ont révélé un penchant pour des métaphores conventionnelles chez tous les

113 sujets, et ceux au test de préférences un attrait grandissant pour les métaphores créatives en raison d’un niveau de langue croissant. Les étudiants les plus avancés ont produit plus de métaphores que les natifs du groupe contrôle – un phénomène qui sera remarqué de nouveau par Nacey (2013). Enfin, les participants les moins avancés et les plus jeunes sont aussi ceux qui ont produit le plus grand nombre de métaphores créatives – un constat dressé également par Gardner et al. (1975) chez les enfants les plus jeunes en raison d’un lexique en cours de construction.

En 2001, Jeannette Littlemore décide d’examiner le lien entre le niveau de compétence métaphorique et le style cognitif des apprenants de langue. Elle décompose la compétence métaphorique en quatre capacités qu’elle teste individuellement : la capacité à interpréter une métaphore (ability to find meaning in a metaphor), la vitesse d’interprétation d’une métaphore (speed to find meaning in a metaphor), la capacité à envisager plusieurs sens possibles pour une métaphore donnée (metaphor fluency), et la capacité à produire des métaphores originales (originality of metaphor production). Les résultats ont montré que les apprenants ayant un style cognitif holistique ont obtenu de meilleurs scores à chacun des quatre tests de compétences métaphoriques, surtout en termes de vitesse. En revanche, elle constate que le niveau de langue n’est pas associé à la compétence métaphorique dans ses données. Un apprenant ayant un bon niveau de langue n’a pas forcément un bon niveau de compétence métaphorique, et un apprenant ayant un faible niveau de langue peut être capable de produire plus de métaphores qu’un apprenant de meilleur niveau. En 2010, Littlemore démontre que la compétence métaphorique est une variable individuelle. Elle s’intéresse alors à la faculté des apprenants de langue à transférer leurs capacités à interpréter et produire des métaphores dans leur L1 et leur L2 et se demande si ces capacités sont indépendantes de la langue de production. En d’autres termes, si un apprenant possède de fortes capacités d’interprétation et de production de métaphores dans sa langue maternelle, les possèdent-il toujours lorsqu’il traite et s’exprime dans une langue étrangère ? Littlemore (2010) reprend les quatre tests de son étude de 2001 qu’elle soumet aussi bien en français qu’en anglais à des étudiants belges francophones en première et deuxième années d’études anglophones. Ses résultats indiquent que les étudiants ayant obtenu les meilleurs scores aux tests de compétence non-littérale en français sont également ceux qui ont obtenu les meilleurs scores en anglais. Elle en conclut que la compétence métaphorique est un trait cognitif, et donc une variable individuelle.

114 En 2002 et 2004, Littlemore analyse le contenu métaphorique de différents enseignements ayant trait aux affaires commerciales (l’Économie, la Finance, les Relations Internationales) et étudie leur réception par des étudiants étrangers. Nous avons noté dans le premier chapitre que le discours à visée didactique tend à être très imagé dans le but de faciliter l’accès à de nouvelles connaissances (Cameron, 2003). Steen et al. (2010) ont d’ailleurs montré que le registre académique est celui qui comporte une proportion de mots métaphoriques plus importante que les trois autres registres étudiés dans le projet Metaphor and Discourse (les articles de presse, la littérature et la conversation spontanée). Les métaphores du discours didactique ne sont donc pas simplement ornementales, ou destinées à dynamiser le contenu du cours, mais bel et bien fonctionnelles : elles servent à transmettre et à rendre accéssibles les nouveaux savoirs. Elles peuvent cependant être « dangereuses » car elles ne renvoient pas à la réalité : elles ne sont qu’une vision de la réalité, un moyen d’accéder au nouveau savoir « permettant d’organiser tout un réseau d’analogies » (Jamet, 2008, pp. 210-211). Dans le cadre d’un projet longitudinal, Littlemore (2002) suit une étudiante internationale de niveau intermédiaire en anglais à l’université de Birmingham, inscrite dans un programme intensif d’anglais de spécialité (English for Economics). Chaque semaine, Littlemore analyse avec elle un article du Financial Times en détail afin d’enrichir son vocabulaire et de l’aider à développer des stratégies de compréhension lorsqu’un passage ou certains termes lui paraissent obscurs. Au terme des douze semaines du suivi, un total de 175 items problématiques ont été relevés, dont 125 étaient utilisés de manière métaphorique.

L’étudiante connaissait le sens littéral de la plupart de ces items mais s’est révélée incapable de dégager leur sens en contexte. En 2004, Littlemore renouvelle ses observations dans des enseignements de Relations Internationales et de Finance : elle accompagne, cette fois-ci, un groupe d’étudiants internationaux dans leurs cours magistraux et observe la façon dont ils interprètent le contenu pédagogique. Elle se surprend tout d’abord de la forte présence de discours métaphorique de ces enseignements, ainsi que des nombreuses interprétations erronées que cette non-littéralité occasionne. Ainsi, un enseignant décrivit lors d’une séance la situation financière de l’Europe comme « un patchwork de différents systèmes financiers » (a patchwork of different financial systems). Un des étudiants étrangers ayant assisté au cours comprit que les systèmes financiers en Europe étaient liés les uns aux autres et formaient un tout unifié, alors que le professeur souhaitait attirer l’attention de ses étudiants sur les disparités de systèmes au sein d’une même institution. Littlemore (2004) note un transfert

115 erroné de connotations : l’étudiant a attribué la notion d’intégrité du concept patchwork alors que c’était le manque de cohérence dont un patchwork peut faire preuve qu’il fallait associer à la situation financière de l’Europe dans ce cas précis. Ces connotations, et les traits communs de deux entités mises en relations par le biais d’une métaphore (the metaphor ground), sont très souvent spécifiques à la langue et à la culture cible selon Littlmore : elles font partie du bagage conceptuel de la communauté dans lequel les locuteurs natifs grandissent. En l’absence de ces connaissances culturelles, un apprenant ne peut que s’en remettre à son imagination, à ses connaissances générales du monde, au sens littéral des items, et au contexte de production afin de donner du sens à une instance métaphorique. Malheureusement, d’après les observations de Littlemore, ces stratégies peuvent très souvent mener à de mauvaises interprétations.

Azuma (2004 et 2006) tente d’évaluer les compétences métaphoriques d’apprenants et étudie l’impact du niveau de connaissances lexicales sur ces compétences. Afin d’obtenir une mesure des compétences métaphoriques d’apprenants, elle propose un test de compréhension et un test de production. En réception, les participants ont dû se prononcer sur le sens d’expressions idiomatiques utilisées de manière littérale ou figurative ; en production, ils ont dû utiliser des expressions non-littérales imposées tantôt de manière littérale, tantôt de manière figurative. Puis, afin d’obtenir une mesure du niveau d’aisance lexicale de ses participants, Azuma leur a demandé de compléter le Vocabulary Levels Test de Schmitt et al.

(2001) et un test de connaissances polysémiques. Les résultats ont montré que les participants comprenaient plus facilement les expressions idiomatiques lorsqu’elles apparaissaient dans un contexte littéral que dans un environnement favorisant leur sens idiomatique, et ont obtenu de meilleurs scores au test de compréhension. Les résultats aux deux tests de compétences métaphoriques étaient corrélés au niveau de vocabulaire des participants : les étudiants ayant obtenu de meilleurs scores aux tests de connaissances lexicales ont également obtenu de meilleurs scores aux tests de compétences métaphoriques.

Les premières études sur le non-littéral en langue étrangère sont donc majoritairement des études expérimentales de productions métaphoriques contraintes. Mêmes si elles ont permis d’obtenir de nombreuses informations sur les capacités non-littérales d’apprenants, elles ne nous permettent pas d’avoir une idée précise des contours de ces capacités. On ne sait notamment pas quels types de formes non-littérales les apprenants produisent, pour remplir quelles fonctions, dans quelle quantité et si elles sont majoritairement acceptables ou plutôt

116 erronées. Les études menées durant les cinq dernières années apportent quelques éléments de réponses à ces questions.