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Le « comment » nous procédons pour obtenir nos représentations 55!

1.2. Dessins d’écoute et autres visualisations sonores 47!

1.2.4. Le « comment » nous procédons pour obtenir nos représentations 55!

L’EXPLORATION

Qualifions d’abord les sites investis. Ils appartiennent à différentes catégories. Il y a des espaces ouverts, comme des jardins publics (plus rarement privatifs), des espaces urbains, dont des places publiques et notamment des places de parade ; des friches ; des sites postindustriels. Il y a également des espaces fermés, notamment des espaces d’exposition ; des lieux de culte ; des habitations.

Nous passons, toutes catégories confondues, du profil du site en général au profil du site en particulier. Nous détectons le comportement de la matière sonore à l’oreille nue. Nous observons ce que nous ressentons in situ in vivo, et le représentons au fur et à mesure de son déploiement.

En ce qui concerne les univers sonores en général, nous aimons disposer de sources sonores continues (eau, flux de passages). Elles créent une ligne de repère qui nous permet de mieux identifier les évènements adjacents (effet de détachement et de contraste, effet de plein et de vide), de mieux distinguer les distances entre les sons, de déceler, puis d’évaluer les incidents. Lorsque nous ne disposons pas de sons continus naturels — c’est souvent le cas dans des espaces fermés —, nous avons recours à l’autoproduction sonore : claquement des mains, taper des pieds, petites vocalises soutenues, longues, le tout en fonction des réflexions et rebonds sonores que nous cherchons à provoquer et à étudier : à hauteur du sol; à différentes hauteurs du corps ; plus loin, plus près ; dirigés vers un coin, vers un mur, vers un plafond, vers un objet etc.

Lorsque la source sonore est naturelle et lorsqu’elle émane d’espaces ouverts il nous faut cinq minutes pour réaliser un dessin. Lorsque la source sonore est artificielle et lorsqu’elle est diffusée dans des espaces fermés, nous prolongeons le temps d’étude, qui peut alors durer jusqu’à deux heures. Nous procédons de la même façon lorsque nous revenons plus tard sur les sites pour retrouver et redessiner les « motifs ». Aussi nous-nous évertuons à reproduire des conditions de travail similaires (emplacement, posture, heures). Même s’il y a dans cette reprise un léger effet d’apprentissage, nous obtenons un grand nombre de variations de « motifs », parce que les ambiances ont changé depuis notre précédent passage.

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L’identification des « motifs » dépend de notre sensibilité à l’esthétique particulière du paysage sonore ou d’une partie de ce paysage, mais encore de notre attitude physique (position assise, debout, en mouvement), de notre posture d’écoute et de corps, de notre capacité à nous inscrire dans les mouvements. L’espace se lofe95 alors à l’intérieur de notre écoute, mais aussi de notre posture et notre geste, ou, vice versa. Pour rester dans le vocabulaire marin, nous dirions que nous barrons avec notre posture de corps, que nous adaptons à « l’horizon » de nos oreilles96.

L’être dans et avec le paysage ressemble chaque fois à une sorte de rituel. Tout en nous déplaçant assez rapidement, mais sans courir, nous-nous concentrons exclusivement sur les ambiances. Comme elles sont de nature instable (effets climatiques, microclimatiques, évènements sonores imprévisibles et non-linéaires), nous sommes sur le qui vive. Cela rend l’expérience intense. L’écouter/sentir, qui est d’abord arbitraire devient plus analytique lorsque nous repérons des « motifs » potentiels, c’est-à-dire des sortes de densifications momentanées à fort caractère plastique. Cette plasticité relève à la fois de la constellation architecturale (par exemple de nombreux effets de contremur ; d’entonnoir ; de compression et de décompression ; de glissando ; de goulot ; de transition attractive ; de perspective97) ; de l’implantation du site (dénivelé, relief, matériaux, végétation, obstacles présents), son aménagement (jardins, places, architectures); des saisons et du temps qu’il fait ; de la clarté compositionnelle, (« harmonie » entre les différents phénomènes sensibles). Elle relève encore de notre choix esthétique, c’est-à-dire de la variété des mouvements et interactions sonores, climatiques, thermiques, (rythmiques, orientations communes ou contraires ; des coïncidences, interférences, porosités, co-axialités) ; de la variété morphologique des volumes sonores : des seuils qu’ils organisent et contiennent ; des reliefs et des textures qu’ils dégagent ; de la richesse des mouvements (sonores, climatiques, thermiques). Notons que ces variations correspondent à des plages horaires précises : nous travaillons à des heures précises : entre 8h30 et 12 heures, plus rarement de 17 heures à 4 heures du matin. La récolte matinale permet d’obtenir des « motifs » d’une plus grande clarté. C’est d’ailleurs tout à fait comparable avec la pratique d’un photographe, qui cherche certains types de luminosité. (Pour mieux lire ces préférences et ces plages horaires, nous les signalerons systématiquement dans notre catalogue raisonné).

ASSIMILATION/RESTITUTION

Lors de nos explorations, nous cherchons à identifier les effets des gestes ambiants sur la matière sonore. Comme nous ne pouvons pas être partout à la fois, nous nous intéressons tout particulièrement aux réflexions, aux densifications et concentrations locales et momentanées. Ces concentrations sont donc relativement limitées, de tailles inégales et plus ou moins durables. À l’intérieur de ces concentrations se trouvent des zones planes, des nœuds ou des trous, où il ne se passe rien, mais aussi des mouvements de tous genres, notamment des vibrations, des chutes, des turbulences, des ascensions plus ou moins rapides. Cela leur confère des axes ponctuels et multiples. Nous y reviendrons plus loin.

95 En langue marine, cela veut dire venir plus près du lit du vent, mais aussi, diminuer l’angle entre l’axe de la barre et la direction du vent à l’aide de la barre.

96 Cf. Glossaire en annexe, cf. aussi § 5.2.1.5. « Tirer/Tracer/retracer » 97 Cf. Glossaire en annexe

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Aussi cherchons-nous à percevoir des seuils d’intensité sonore, des seuils climatiques (degrés et proportions des températures, forces du vent, degrés d’humidité).

L’observation de tous ces phénomènes instables influence notre manière de dessiner. Nous regardons à peine ce que nous posons sur le papier. Nous dessinons de manière spontanée et intuitive. Nous ne remplissons pas notre feuille de manière systématique de gauche à droite et/ou du centre vers les périphéries ou encore en passant du point [A] au point [B]. Tout en nous exécutant assez promptement, nous procédons plutôt par strates, nuanciers et textures enchevêtrées. Nous plaçons, reprenons, superposons, cumulons et tissons le tout sans jamais gommer ni les points, ni les lignes, ni les surfaces. Nos dessins suivent en revanche la même logique d’expression graphique : les sons plus forts sont représentés par des tons de couleurs plus foncés et plus denses ; les sons moins forts par des tons de couleur progressivement plus clairs et plus dilués ; les silences par du blanc. Encore faut-il distinguer le blanc à l’intérieur du « motif » de celui à l’extérieur du « motif ». La signification de ce dernier reste purement visuelle. Les incidents (sonores, climatiques) sont détaillés par différents types de points, traits à tailles variables, par des taches et des textures à surfaces variables. Le mouvement général de la zone dessinée est indiqué par l’orientation des traits et des taches. Il se ressent au travers l’aspect général des graphies. À la fin reste une « image globale », truffée de traces d’incidents, une image où se créent des réseaux, des superpositions momentanés et des nœuds. Le potentiel d’échappement de la matière sonore est indiqué par courbure des lignes, par ouverture fermeture des fins de lignes. Bien que ces coches soient minuscules, ils ont une grande importance : ils indiquent la direction des mouvements à venir. Ce répertoire de mouvements généraux et de micromouvements nous aide plus tard dans nos simulations. Il nous sert pour animer nos volumes, pour scénariser leur évolution. Nous utilisons des outils à dessiner à dépôts poudreux comme le fusain. Non seulement cela nous permet d’obtenir une texturation plus riche des surfaces, mais de traiter les lignes avec sensibilité et souplesse, ce qui nous permet des restitutions très précises des mouvements. À l’occasion, nous-nous servons également de pinceaux très fins pour travailler des liquides réactifs comme la gouache, l’encre et différentes sortes de graisses. Par nature, le liquide correspond mieux au mouvement que le dépôt poudreux ; il est en même temps plus difficile à maitriser. Or, il nous permet d’obtenir davantage de tonalités, de réussir des tracés, qui évoluent par la suite par eux-mêmes.

Aussi avons-nous adapté nos supports à ce type d’explorations. Nous avons choisi des formats A3 sous forme de carnet de voyage. Ils correspondent à nos besoins. Ils sont non seulement facilement transportables, ils sont surtout praticables dans des espaces non horizontaux, où nous dessinons dans des postures relativement incommodes (en dessinant, nous sommes déjà sur un terrain, qui n’est pas toujours balisé, ou parfaitement plat). Comme nous dessinons par paire de dessins, (cf. les dessins « frontaux » et « de dos » à la source, les dessins « panoramiques » décrits un peu plus bas dans le texte), que nous superposons par la suite pour reproduire un « tout autour » du « motif », 98 ce format nous sert également de cadre référent. Nous pouvons alors comparer les « motifs », leur éventuelle similitude et/ou écart morphologique. Nous pouvons vérifier si leurs emplacements sont justes, si leurs échelles sont similaires, si leurs axes correspondent. Nous pouvons ensuite mesurer les

98 Nous utilisons le terme « motif » pour souligner l’intention et la motivation présente au moment de la réalisation des visualisations sonores. (Cf. aussi glossaire en annexe)

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limites, puis l’amplitude des « motifs », comparer leur topographie, les incidents qui s’y produisent.

Ces formats ne correspondent pas à l’échelle réelle du « motif » ressenti. Il est parfois bien plus petit, souvent bien plus grand. Pour nous en souvenir, nous prenons des notes que nous complétons par des photographies et des croquis supplémentaires et parfois par des plans du site. Ces notes nous servent d’abord lors de nos simulations (et plus tard lors de nos vidéo- projections), où nous adaptons les « motifs » à échelle ressenti.99

QUALIFICATIONS PLASTIQUES

Nous attribuons des qualités plastiques à la matière sonore. Ces qualifications sont en partie issues du vocabulaire artistique, notamment celui utilisé pour décrire les volumes, les matières et les textures. Nous les empruntons également au domaine de la physique. Elles décrivent comment la playing aura fait résonnance en nous. Ces termes enrichissent notre épistémologie pratique, transgressent l’approche purement acoustique de l’environnement et nomment des aspects que nous ne pouvons ni sonder, ni observer, ni évaluer au travers des qualifications traditionnelles. Ils apparaitront dans notre catalogue raisonné pour compléter les termes utilisés par le CRESSON. L’exemple ci-dessous montre un tableau de typification plastique.

Tableau 1

99 Cf. aussi volume ressenti (VR) qui figure dans chaque « dessins in situ et en temps réel » de notre catalogue raisonné, (chapitre 2).

TYPE QUALIFICATION

COLORATION PAR DES MATÉRIAUX PRÉSENTS (18 mots)

Métallique/boisé/minéral/végétal/organique/rauque/ rêche/rugueux/doux/lisse/texturé/structuré/

coupant/tranchant/acide/âpre/grave/aigu

CLIMAT /MICROCLIMAT (22 mots) Chaud/froid/sec/humide/liquide/huileux/collant/ glissant/nébuleux/moite/vaseux/granulé/friable/ poussiéreux/poudreux/vivant/vieux/jeune/ aérien/flottant/harmonieux/contraire MOUVEMENTS AXES (36 mots) Lent/rapide/fort/faible/continu/discontinu/linéaire/ modulé/chaotique/fluide/spontané/plongeant/ ascendant/turbulent/tourbillonnant/aspirant/ entraînant/effervescent/sautillant/saccadé/ réversible/renversant/échoïque/rythmique/ dynamique/attirant/repoussant/fusionnant/stagnant/ déviant/zigzagant/synchrone/asynchrone/ horizontal/vertical/latéral CORPORÉITÉ (26 mots) Fermé/ouvert/grand/petit/égal/inégal/vif/vivace/ modelé/régulier/irrégulier/plein/vide/consistant/ durable/formé/informe/partitionné/fragmenté/ rompu/centré/rond/concentrique/elliptique/ symétrique/asymétrique CONCENTRATION/ DENSITÉ (13 mots) Dur/mou/élastique/ferme/résistant/dense/épais/ intense/fin/mince/ultramince/lourd/léger ANALOGIE OPTIQUE (11 mots) Lumineux/transparent/nuancé/panaché/fort/effacé/ ombres portés/ombrageux/clair/obscur/opaque

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Bien que quelques unes de ces qualités puissent facilement figurer dans une ou deux autres classes, leur répartition met certains groupes en relief. Le groupe mouvement semble endosser un rôle central de par le nombre des termes employés. Il est suivi par le groupe corporéité, puis progressivement par le groupe climat, le groupe matériaux présents, le groupe concentration et finalement par le groupe analogie optique.

Deux déductions sont possibles :

! La qualification de la matière sonore écoutée passerait prioritairement par l’analyse de son mouvement; cela correspondrait à une vérité : elle serait mouvement avant d’être corporéité, climat, matériau présent, concentration, optique;

! La qualification de la matière sonore écoutée passerait prioritairement par l’analyse de son mouvement, parce que cela correspondrait à nos propres intérêts : nous privilégierions l’observation des mouvements. D’une certaine manière cela correspond à la réalité.

Or, comme ce glossaire est tendanciel et non un inventaire général de tous les mots que nous utilisons pour qualifier les différents types d’effets et d’interactions que nous rencontrons lors de nos explorations, ni l’une, ni l’autre déduction sont parfaitement définitives.

Continuons l’analyse de ce glossaire, cette fois sous le double angle kinésique et synesthésique. Seulement deux mots ont un rapport avec le goût [en bleu dans le groupe matériaux], mais 28 mots [en gris] ont un rapport avec le toucher, ou sont au moins de l’ordre de l’expérience tactile (dont 10 dans le groupe climats, 9 dans le groupe matériaux, 9 dans le groupe concentration). Les 36 mots du groupe mouvements sont fortement liés avec les 22 mots du groupe climats, les 18 mots du groupe matériaux et les 13 mots du groupe concentration, mais ils le sont de manière moindre avec les 26 mots du groupe corporéité. Le groupe corporéité joue par ailleurs un rôle un peu à part. Il dialogue davantage avec le groupe concentration et le groupe optique qu’avec le groupe mouvement, et il n’a presque rien avoir avec le groupe matériaux. Le ressentir d’une corporéité sonore semble relever d’une concentration qui n’a pas de références matérielles, qui tisse peu de liens avec le mouvement et qui se rapproche de l’optique. C’est une corporéité presque incorporelle, pas vraiment présente, presque stable, un peu opaque, mais pas tout à fait, et presque visible. Cela pourrait être une soufflerie continue de machine ou un ventilateur dans un espace vide. Cela pourrait être un petit son aigu et sous jacent dans un tuyau d’arrosage. Cela pourrait être une onde en pleine mer, etc.

Voilà une première qualité de ce glossaire : plus les qualifications et leurs combinatoires sont nombreuses, plus les interactions sont précises, et plus nous parvenons à nous détacher d’une généralité pour arriver à une particularité. Cette particularité dévoile ce que nous appelons le « motif » (cf. aussi glossaire en annexe).

Mais allons encore plus loin. Le groupe mouvement est incontestablement lié à l’eau. C’est aussi le cas pour le groupe climat, bien que ce dernier l’évoque plutôt sous forme de liquide ou d’état de liquide (7 mots : [liquide/huileux/collant/ glissant/nébuleux/ moite/vaseux], 2 de ces mots se retrouvent dans les 5 mots qui qualifient l’état de l’air. Sur 22 mots qui décrivent le climat, 7 évoquent l’eau et/ou le liquide, 5 font allusion à la sècheresse [sec/granulé/friable/poussiéreux/poudreux], 5 à la qualité de l’air [humide/nébuleux/moite/

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aérien/flottant], 2 à la température [chaud/froid], 2 à l’âge [vieux/jeune]). Les deux mots du groupe climat qui échappent à ces critères sont « harmonieux » et « contraire ». Rareté à part, cela résume assez bien notre rapport au climat et au microclimat. Ce nouveau calcul permet de voir émerger un type de paysage, si ce n’est une certaine expérience du paysage. La référence majeure serait ici quelque chose de liquide. Bien qu’aquatique de préférence, ce liquide se lit à travers différents états, se transforme en quelque chose de successivement huileux et fluide, pour devenir flux. L’eau n’est pas seulement eau, mais expérience, puis variation, évolution et transformation dans et par d’autres expériences. Ce type d’évolutions et de transformations est très présent lorsque nous analysons l’écoulement des sons : soit lorsqu’il s’agit de sons d’eau tout court, soit de flux de passage d’hommes ou de femmes, de voitures, de courant d’air.

Voilà la seconde et la troisième qualité de notre glossaire : ce n’est ni le nombre des qualifications, ni le nombre de leurs combinatoires qui est important, mais plutôt le nombre des expériences qu’il permet de décrire. C’est le calcul des combinatoires finalement retenus et effectués qui permet de dresser le portrait singulier d’un paysage précis.