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La mémoire plastique vive 150!

Chapitre 3 : Modes d’exploration et d’observation du paysage 124!

3.2. La centralité de la technique de la « plongée » 130!

3.2.3. La mémoire plastique vive 150!

Revenons sur l’expérience N° 2, parce que son rapport à la playing aura est bien plus riche que dans la première, mais aussi parce que le dessiner se fait sans autres outils que les doigts. Elle s’est déroulée à l’intérieur de la forme construite par le corps même (« dôme »), ce corps étant penché sur une rocaille. Nous pouvons examiner la situation sous l’angle prototypique architectural. Un certain nombre des critères spatio-temporels déterminés par le CRESSON peuvent nous aider à analyser les effets sonores et climatiques.

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En ce qui concerne l’espace physique global : il y a cohérence physique, dans le sens où il y a « co-emboîtements d’espaces » à « fort caractère naturel », mais « fragmentation » et « rythmicité à alternances irrégulières et hiérarchiques ». En effet, il y a division de l’espace physique : nous percevons l’environnement extérieur et intérieur à notre dôme corporel. Concernant l’espace physique extérieur immédiat et médiat de notre « dôme corporel » et ses effets : il est ouvert et légèrement incliné (terrasses) ; il possède un « bon potentiel d’échappement » ; il y a « co-emboîtement de micro environnements latéraux et horizontaux » à fort caractère corporel et sensoriel : les sons qui glissent « le long du dos », les courants d’air frôlent nos oreilles, les vibrations se ressentent dans « la boîte crânienne », les sons environnementaux sont « nets », parce que « proches », les sons environnementaux « rares » (focalisation sur le corps) et plus « évasés », parce que « lointains ». Notre souvenir ne va pas plus loin.

En ce qui concerne l’espace physique à l’intérieur de notre dôme corporel, il est « semi clos » et légèrement incliné, possède un « bon potentiel d’échappement » (« perspectives sonores », qui produisent des « structures à la fois informelles, duales », des « effets de contre-mur » (pierre calcaire), des phénomènes « d’attraction » et de « décompression » (courants d’air). Nous ressentons le co-emboîtement de micro environnements latéraux, frontaux et verticaux. Nous ressentons encore des zones « complexes et stratifiés » (à fort caractère ambiantal), dont nous ressentons les différences entre intérieur et extérieur de notre dôme corporel.

En ce qui concerne « l’espace intentionnel », il se résume en quelques mots :

Le « jeu » pour compenser l’espace vacant, l’ennui, nous conduit à organiser des postures (nous nous sommes préalablement mise en boule, rapprochée du sol pour y observer quelque chose de près), qui elles mêmes articulent des scènes, dont une globale et plusieurs scènes parallèles, simultanées ou transgressives, qui profitent à la perception in situ, in vivo. « L’irruption ambiante » va de paire avec le « quasi silence ». Hormis du fait que cette perception ne relève ni de la « mémoire collective », ni du « cliché sonore », ni de la « carte postale sonore », (parce que nous nous focalisons surtout sur la forme construite par notre corps, c’est-à-dire un espace proche et intime), l’in situ, in vivo s’esquisse avec une grande « clarté compositionnelle », malgré un certain nombre « d’anachronismes ».

L’élasticité entre les scènes, (nous-nous sommes « mise en boule », sans vraiment nous séparer de l’espace extérieur), leur simultanéité nous permet de tout observer en même temps et presque sans hiérarchiser. C’est le dôme construit par notre propre corps, qui permet de focaliser notre attention. Ce dôme ne fait pas obstacle. Au contraire, il organise non seulement les « différences d’échelle » et les « perspectives », il organise encore les phénomènes ambiants. Il y a syncrétisme dans le sens où ce dôme emprisonne la chaleur, influence la circulation de l’air, bien que de manière très discrète ; dans le sens où il emprisonne des sons proches, tout en restant ouvert vers l’extérieur ; dans le sens où nous sommes en contact avec le même sol, tout en variant nos contacts avec le monde : de ce sol émane une « agréable chaleur », des petits courants d’air, dont les intensités différentes frôlent notre visage, ce qui renforce la sensation de contact. La « confusion » positive

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favorise la révision cartographique par traces effectives à caractère liquide, (jus des insectes). Notons que le dessin n’a pas de vocation iconique. Il sert pour « retracer les mouvements pour mieux nous y insérer »). L’image obtenue est donc d’abord une espèce de sous-produit. Comme elle est le résultat d’une action vivante, elle se grave de manière plastique et vive dans notre mémoire, cette mémoire étant à la fois de l’ordre immédiat (repérer, combiner, ajuster et réajuster les différentes impressions toujours plus réelles, virtuelles et actuelles, faire évoluer les sens et significations) et médiat (se souvenir des diversifications et des transformations).

Souvenons-nous davantage de l’expérience et examinons-la au niveau de l’ordre d’apparition des sensations vécues :

Il semblerait que le premier sens arrivant était celui de la chaleur. Il est quasi instantanément suivi par le sens du toucher. Le ressenti de cette chaleur (repérée par la peau) renforçait la sensation de contact, de sentiment de paix et de félicité. La seconde sensation était auditive : repliée, tournée vers le bas, pavillons d’oreille ouverts vers l’arrière, nous nous sommes projeté dans une perspective qui englobait les sons à l’intérieur du dôme corporel, les sons très proches, puis plus lointains de notre dôme. Ensuite nous commencions à voir, sans vraiment regarder, un peu comme si notre regard n’avait pas d’autre objet que la lumière tamisée à l’intérieur du dôme. Dans notre souvenir, cela a duré un certain temps, (ce temps étant perçu et non minuté). Cette sensation a été relayée par une série d’autres perceptions, concernant cette fois le sens de l’équilibre et très vite celui de la mémoire. Tout en regardant sans voir, tout en ajustant notre écoute, nous balancions notre corps pour l’adapter à la fois au terrain et au léger déséquilibre. L’alternance rythmique entre plongée hiérarchique dans le paysage réel et sentir immédiat et/ou médiat a créé une sorte de confusion, (sensation d’être vraiment ni dans l’un, ni dans l’autre), qui s’est traduite par un sentir « chez soi », « en soi ». Ce sentir n’était pas encore vraiment lié à un « être à l’endroit », un « être à l’endroit chez soi ». Recouvrant donc des postures réelles et des sensations, puis des perspectives en alternance, ce moment s’est très vite doublé par des postures virtuelles. Hormis du fait que ces dernières ressemblaient aux postures réelles, elles étaient plus créatives et plus habiles encore que la simple mécanique des gestes. C’est un peu comme si naissaient des postures inédites (imaginés, imaginaires), comme si nous anticipions les attitudes à venir, à la fois les nôtres, celles des araignées, des courants d’air, des mouvements invisibles, tels les mouvements de la chaleur. Ce « tout imaginé » des gestes se mixait, s’hybridait en tout cas avec les gestes réels. Pour donner un nom à cet ensemble d’imaginations et sensations posturales parallèles aux gestes réels, nous l’appelons corps « imaginé » ou corps « rêvé ». Cette activité, que le poète Jean Paul dit relever du demi- rêve167, nous ne saurions la détailler pour plusieurs raisons :

! Parce qu’au cours de l’expérience, elle se diversifie. Ainsi les gestes et postures du corps imaginé, rêvé peuvent se transformer en odeurs, en sensations cinesthésiques, puis redevenir des gestes sans provoquer aucun vertige, ou, au contraire, en sensations kinésiques qui elles peuvent déclencher des vertiges,

167 PAUL Jean, cité par BACHLARD Gaston in BACHLARD Gaston, L’air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Éditions Poche, Librairie Générale française, 2007, réédition Librairie José Corti, Paris 1943, p. 43

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voire en sensations gustatives, olfactives, visuelles, sonores, uniques ou en sensations groupés, dynamiques ou lentes sans que ces dernières interviennent nécessairement au niveau des gestes moteurs,

! Parce que cette activité est spontanée, plus ou moins intense en fonction des contextes, qui se découvrent au fur et à mesure, des stimuli, qui interviennent sur le champ et/ou par mémoire et qui ne se répètent pas nécessairement.

Elle correspond donc à des modes d’interprétation tout aussi hasardeux qu’anticipées. Elle correspond encore à des opérations mentales [embodiment] impliquant des réactions sensorielles et corporelles. Elle peut conduire à des jeux et subterfuges narratifs [le comment ce qui fait scène fait scène]. Elle peut conduire à des représentations autonomes [l’irruption sensorielle fait scène et sens]. Elle peut provoquer des sensations esthétiques globales, partielles, des sensations entières ou séparés, c’est-à-dire des sensations pour elles mêmes. Sont ce des sortes d’« extases esthétiques » ? S’agit-il de dreams168 personnels ou au contraire d’expériences concrètes, qui ont une chance de devenir des dreams collectifs, à savoir des perceptions que nous pouvons partager, par exemple en incitant notre lecteur à se rappeler ses propres expériences ? S’agit-il de dispositifs de spéciation et/ou de spatiation [Martin Heidegger], ou de « bougés d’apparence » dans la compréhension de Maurice Merleau-Ponty ?

Comme tous ces phénomènes se produisent au cas par cas, de manière spontané et opportuniste, comme nous ne pouvons vraiment déterminer avec certitude les raisons qui conduisent à la dite « confusion positive », partons du principe que type d’activités constitue surtout une somme de postures et de sensibilités hybrides et progressistes (identités rythmiques différentes). Partons encore du principe que toutes sont liées au mouvoir, sentir, percevoir direct et réel.

Pour donner un nom à cet échange et pour le différencier de la notion de « sédimentation de l’expérience », nous l’appelons « rythme intrinsèque » de l’expérience. Nous confisquons donc le terme « rythme », qui est ordinairement utilisé dans le domaine de la musique pour désigner les transitions sensorielles, sensationnelles et émotionnelles d’une seule expérience. Cette expérience regroupe à elle seule des transitions uniques, qui ont une rythmicité propre, qui nous sollicite plus ou moins vivement jusqu’à déposer l’alternance des mouvements différents à l’intérieur de nos perceptions, de nos sensations. C’est donc à la fois notre disponibilité à cette rythmique (intention), notre réceptivité à cette rythmique (sensibilité), puis sa qualité de sollicitation (physique réelle, virtuelle, actuelle), qui nous marque plus ou moins durablement (dépôt de la structure rythmique sous forme d’imaginé rythmique du paysage). Cet imaginé est à la fois mémoire corporelle et mentale de ce paysage. Il opère sur le champ et tisse son relief. Il augmente, patine ou diminue, puis érode son profil, un peu à la manière du paysage réel.

168 Nous empruntons ce terme à DUPLAIX Sophie, qui désigne par là des expériences sous l’emprise de psychotropes et qui ont manifestement stimulés le rêve alternatif du mouvement hippie, son désir de libération des sens. Cela offrira une matrice pour l’exploration psychique, pour la conscience perpétuelle, sensorielle et intellectuelle « La nouvelle conscience ne veut pas rêver ses fantasmes, elle veut les vivre » (BELSON Jordan cité par G. Youngblood in DUPLAIX Sophie, OM, OHM, ou les avatars de la musique

des sphères, du rêve à la rêverie, de l’extase à la dépression, in Son & Lumières, catalogue d’exposition qu’elle a mis en place au Centre

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Nous sommes ici redevables à Frédéric Bisson, lorsqu’il dit que « […] de même, un relief ou un paysage semble fait de processus rythmiques169 ». L’auteur s’appuie lui-même sur Ludwig Klages :

« Les rainures de la coquille d’une noix bien mûre ne suivent aucune règle, ce qui les rend d’ailleurs uniques, mais sont parfaitement rythmiques, de même que les plissements labyrinthiques du noyau, les chemins tortueux que le vers du bois dessine dans l’écorce de l’arbre170 ». « Ne disons-nous pas fort à propos qu’un chemin nous « mène » ou nous « conduit » quelque part, « traverse » une prairie, « serpente » le long d’un ruisseau, que la rigide spirale « tourne », que la « vrille se « hisse », que l’arête d’une montagne « grimpe » jusqu’au sommet, qu’une falaise « plonge » à pic ?171».

Le phénomène de rythme dont nous parlons est donc le jeu des mouvements entre eux, qui leur confère non une forme, mais une plasticité rythmique172. Pour attribuer un nom à ce jeu, à cette somme d’activités rythmiques formantes et développantes, nous l’appelons « la mémoire plastique vive ». Ce terme se distancie de la mémoire immédiate (mémoire à court terme, mémoire créative : retenir et réutiliser un nombre limité d’informations dans un temps relativement court), dans le sens où nous utilisons ce terme non pour désigner un modèle modal de la mémoire, mais pour désigner l’espace qu’elle occupe au sein de nos perceptions. Il s’agit d’un espace intermédiaire, opportuniste, hybride, mais continu, fonctionnement spontané, éclectique, interactif. Cet espace, (nous pourrions aussi parler d’aura active), réunit une considérable somme de connaissances concrètes des interactions entre gestes corporels réels ou imaginés et gestes ambiants. Nous soutenons en plus que la « mémoire plastique vive » continue d’opérer devant et dans l’image, c’est-à-dire au niveau tautologique :

Celui qui regarde est acteur de son regard, de ses sensations, de ses émotions de ses élans, tout comme nous le sommes nous même, tout comme nous les sommes tous deux séparément ou ensemble. Bien que nous ne puissions cerner cette activité avec précision, nous sentons tout de même que nous sommes « dans le rythme », qu’il y a transformation et accroissement de nos perceptions. Claire Petitmengin éclaire ce fonctionnement sous forme de réseau sémantique de l’état intuitif.

« L’état intuitif (propice à l’apparition d’une intuition) est soit un état de veille, soit un état hypnagogique. En état de veille, il se caractérise par une transformation de la perception du corps et de l’espace, de l’activité mentale, et de la vision ». « La perception du corps et du monde extérieur disparaît ». Il y a « […] accroissement de la conscience du corps, qui se caractérise par: une sensation d’unité (de rassemblement, de force/enracinement (avec parfois perception d’une colonne intérieure), sentiment de présence ; une sensation d’ouverture (de légèreté dans le haut du corps, sensation d’espace et de fluidité, perte de la perception des frontières corps/espace, sensation d’expansion (particulièrement au niveau de la tête, avec parfois une sensation de lumière), espace vécu comme plus dense, sentiment de communication avec l’environnement; un sentiment de sécurité173».

169 Op.cit. BISSON Frédéric in Eléments d’arithmétique, Le rythme selon Whitehead et Deleuze, p. 166

170 KLAGES Ludwig, Vom Wesen des Rythmus (1922), tr.fr. La nature du rythme, Paris, Éditions l’Harmattan, 2004, p. 71, cité par BISSON Frédéric in Ibid. p. 166

171Op.cit. KLAGES Ludwig, Vom Wesen des Rhythmus p. 74-75

172 Giles Deleuze et Félix Guattari parlent de nombre nombrant. Le rythme ne serait ni de cadence, ni de discipline, ni de parade, ni d’harmonie. Aussi expliquent-ils la servitude du concept de rythme comme synonyme de la « forme ». Parce que la « forme » semble par tradition se maintenir dans une topologie figée, que nous remplaçons ici le mot forme par le mot plasticité.

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En ce qui concerne la mémoire plastique vive, nous mettons les états hypnagogiques (entre sommeil et éveil) en retrait. Par contre nous adhérons à sa lecture au niveau de « la transformation de l’activité mentale, qui se caractérise par un ralentissement ou même l’arrêt du flot de pensées, ou par l’apparition d’un mode de pensée imagé ou kinesthésique ». Nous adhérons encore à sa lecture au niveau de « la transformation de la vision, qui concerne le regard extérieur ou intérieur ».