• Aucun résultat trouvé

Vingt-trois ans après la mort de Sylvia Plath et la première publication de The Bell Jar sous un pseudonyme, un procès impliqua l’adaption filmique du roman129. Ce procès pour diffamation fut intenté par Jane Anderson contre quatorze défendeurs, dont Ted Hughes, lequel détenait les droits du livre, et des membres de l’équipe du film. Jane Anderson s’était d’abord reconnue dans le personnage de Joan Gilling à la sortie du roman, puis avait été identifiée sous son vrai nom par Edward Butscher dans sa biographie Method and Madness en 1976. Elle avait renoncé à engager des poursuites en 1971 après la sortie du roman, et ne poursuivit guère davantage Edward Butscher. Cependant, le film rend transparent un élément qui est uniquement sous-entendu dans le roman : la supposée homosexualité de Joan/Jane et d’éventuels sentiments qu’elle pouvait nourrir à l’égard d’Esther/Sylvia. Ainsi, durant le procès, Jane Anderson, devenue entre-temps psychiatre, n’a de cesse de vouloir « défendre sa réputation », et tente de prouver que Sylvia Plath s’est bien inspirée d’elle pour écrire le personnage de Joan.

Sylvia Plath et Jane Anderson ont grandi à Wellesley, mais c’est à Smith College, où elles étudiaient, qu’elles se rencontrèrent. Puis elles se retrouvèrent toutes deux dans le même hôpital psychiatrique, le McLean Hospital – rappelons que The Bell Jar a pour toile de fond un hôpital psychiatrique nommé Belsize. Jane Anderson s’est fortement reconnue dans le personnage de Joan Gilling ; les ressemblances ne s’arrêtent pas au quasi anagramme du prénom de fiction130. On remarque alors que si Sylvia Plath a choisi de disparaître complètement sous le nom de fiction Esther Greenwood, elle n’a pas laissé cette chance à son amie, pourvue d’un prénom de fiction quasi transparent : Jane/Joan. Le procès de la fiction est également celui du nom fictif.

129 The Bell Jar fut adapté au cinéma et réalisé par Larry Peerce. Il sortit en 1979, soit sept ans avant le procès, et conserva le nom du roman. Le personnage d’Esther Greenwood fut joué par Marilyn Hassett, dont les traits sur l’affiche du film ressemblent étrangement à ceux de Sylvia Plath. Cette affiche montre le portrait d’une femme blonde déchiré en quatre, chacune des bandes contenant un gros plan sur un visage avec une expression particulière (cri, rire, etc.) à côté d’une légende accrocheuse « Sometimes just becoming a woman is an act of courage… », qui semble reprendre avec maladresse la fameuse phrase de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme : on le devient. » (Le Deuxième Sexe, tome II, Simone de Beauvoir, Paris : Gallimard, 1950, p. 13), donnant un aspect féministe au film réalisé à la fin de la deuxième vague féministe aux États-Unis. Une nouvelle adaptation filmique de The Bell Jar est en cours, réalisée et écrite en partie par l’actrice américaine Kirsten Dunst, avec l’actrice Dakota Fanning dans le rôle titre, preuve, s’il en est besoin, que l’intérêt pour le roman ne faiblit pas.

130 On peut se reporter ici au processus de choix de nom de fiction révélé dans The Bell Jar, les prénoms Joan et Jane partageant le même nombre de lettres et la même initiale.

Mon analyse s’appuiera d’abord sur ces deux extraits du procès : Extrait 1 :

A. : I think that Sylvia Plath and I had a–we had this disagreement about the therapy and I feel that’s reflected in a kind of putting down, somewhat hostile way, when on page 183 in the paperback edition Plath writes about the character Joan ‘Joan chatted on about egos and ids.’ Now, my recollection is that I at that time probably did not know the terms ego and ids or use them in quite the way I’d use them today, but I was certainly aware of psychological concepts and was interested in the concepts of psychotherapy. […]

Q. : That’s the way you read it ?

A. : Well, I think it’s one of those points where I think she is referring to in a somewhat shorthand fashion something that did in fact happen between the two of us, I think another source along the issue of psychiatric treatment.

Q. : Let me back up. But what you’re taking the lines to mean or to reveal is Sylvia Plath’s true feelings about something that may have happened involving Sylvia Plath and Jane Anderson ?

Mrs Grace : Objection.

A. : Using the mouthpiece of Esther Greenwood131.

Extrait 2 :

A : Well, I think that Sylvia Plath knew that I felt very sure that I would never be a patient in a psychiatric hospital again or that I would be mentally ill, especially when I saw her on June 4, 1956. I had just been accepted in medical school six months before. I also had been continuing in psychotherapy three times a week. She had had really a minimal amount of psychotherapy. It’s what I would call very intermittent supportive therapy. I mean when she went back to Smith College for the year and a half she was there, she never really had any kind of intensive psychotherapy. And again, by her own statement, I think through the mouth of Esther Greenwood, she says at the end she is never quite sure, end of the book

The Bell Jar, when the bell jar is going to come down on her again.

Q : You take the words in the mouth of Esther Greenwood–you take that as an expression of Sylvia Plath’s true feelings about something132 ?

Dans le premier extrait des minutes du procès, il est question d’un passage de The Bell

Jar, qui ouvre le chapitre dix-neuf, où Joan annonce à Esther, autour d’un verre de cidre à

l’hôpital Belsize, son intention de devenir psychiatre133 (214). Jane Anderson cite ce passage en particulier dans le but de prouver que puisque Plath et elle ont vraiment eu cette conversation, alors celle-ci a bien inséré des éléments biographiques dans son roman. Pourtant elle reconnaît des divergences entre la conversation réelle qu’elle a eue avec Plath et la conversation que Joan et Esther ont dans le roman. Dans le deuxième extrait, elle confond à

131 Cf. Annexes 1-1 et 1-2.

132 Cf. Annexe 2.

nouveau l’autrice et son personnage lorsqu’elle suppose que la santé mentale d’Esther Greenwood est identique à celle de Sylvia Plath.

Si l’on observe la rhétorique mise en place dans ces extraits, on remarque que deux expressions s’opposent : « Sylvia Plath’s true feelings », utilisée par l’avocat de la défense (Q.) à deux reprises ; « the mouthpiece of Esther Greenwood » / « through the mouth of Esther Greenwood » par Jane Anderson (A.). Celles-ci sont d’ailleurs relevées par l’avocat à la fin du deuxième extrait : « You take the words in the mouth of Esther Greenwood––you take that as an expression of Sylvia Plath’s true feelings about something? ». Cette difficulté à dissocier l’auteur·rice du·de la narrateur·rice n’est pas nouvelle, mais il est intéressant de voir jusqu’où cela peut mener – c’est-à-dire jusqu’au procès. La non-dissociation entre l’auteur·rice et le·la narrateur·rice est à l’origine de ce procès contre la fiction, ou plutôt de la non-fiction. D’un point de vue grammatical, la présence du génitif ’S marque l’appartenance mais aussi la soudure entre « Sylvia Plath » et « true feelings » tandis que « the mouth(piece) of Esther Greenwood » suggère une séparation symbolisée par la préposition OF, ce qui témoigne d’une dichotomie entre l’immédiat (l’autrice) et l’intermédiaire (la narratrice). En outre, l’occurrence de l’adjectif « true » révèle la tâche à laquelle critiques, entourage et lecteur·rice·s s’attèlent : la quête de la vérité. Mais de quelle vérité parle-t-on ? Celle de l’autrice, de la narratrice, du personnage ? La vérité de Plath ou d’Anderson est-elle celle d’Esther Greenwood ou de Joan Gilling ?

La question de la vérité est au cœur de ce procès de la fiction, et de façon plus générale de tout procès puisqu’un procès repose avant tout sur des preuves, des témoignages, des faits qui sont censés mettre en lumière la vérité. Se pose à nouveau la question cruciale de l’appellation que l’on donne au roman The Bell Jar : est-ce une fiction ou une non-fiction ? Cela a-t-il une influence directe sur la question de la vérité ? Janet Malcolm pourrait trancher le nœud gordien :

In a work of nonfiction we almost never know the truth of what happened. The ideal of unmediated reporting is regularly achieved only in fiction, where the writer faithfully reports on what is going on in his imagination. When James reports in The Golden Bowl that the Prince and Charlotte are sleeping together, we have no reason to doubt him or to wonder whether Maggie is ‘overreacting’ to what she sees. James’s is a true report. The facts of imaginative literature are as hard as the stone that Dr. Johnson kicked. We must always take the novelist’s and the playwright’s and the poet’s word, just as we are almost always free to doubt the biographer’s or the autobiographer’s or the historian’s or the journalist’s. In imaginative literature we are constrained from considering alternative scenarios—there are none. This is the way it is. Only in

nonfiction does the question of what happened and how people thought and felt remain open134.

Utiliser des faits réels serait donc l’apanage du genre biographique ou historique, alors que la fiction utiliserait l’imaginaire. Janet Malcolm introduit ici la notion de doute, laquelle est au cœur du récit de non-fiction. En effet, s’il est commun de mettre en doute le récit d’un·e biographe ou d’un·e historien·ne, il est impossible de contester le récit d’un·e auteur·rice de fiction, puisque par définition les faits dans une œuvre de fiction n’ont qu’une version, celle de l’auteur ou de l’autrice, et sont invérifiables puisqu’ils sont le fruit de son imagination, tandis qu’il est toujours possible de dire d’un·e historien·ne qu’il ou elle a exposé « sa version des faits », contestable per se. De plus, le récit strictement autobiographique ne peut contenir qu’une infime part de vérité pour des raisons relatives à la mémoire. Dans une étude majeure sur les limites de la mémoire humaine réalisée au XIXe siècle, le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus a en effet prouvé que notre mémoire décline très rapidement : on se souviendrait de 2 à 3 % de ce qu’on a appris trente jours plus tôt135. Par conséquent, hormis les faits consignés et archivés dans des lettres, des journaux, etc., la plupart des « faits réels » fondés sur la mémoire sont faux ou tronqués136. D’ailleurs, l’article de la BBC précité s’achève sur le caractère peu fiable de nos souvenirs : « Even if your memories are based on real events, they have probably been moulded and refashioned in hindsight – memories planted by conversations rather than first-person memories of the actual events. (…) » Ainsi, la récurrence de la proposition « I think » dans la phrase de Jane Anderson « Well, I think it’s one of those points where I think she is referring to in a somewhat shorthand fashion something that did in fact happen between the two of us, I think another source along the issue of psychiatric treatment » (extrait 1), soit trois occurrences

134 Janet Malcolm, The Silent Woman: Sylvia Plath and Ted Hughes, New York: Vintage Books, 1993, p. 154.

135 Je fais référence à une enquête neuroscientifique de la BBC intitulée « The mystery of why you can’t remember being a baby » : « But even as adults, information is lost over time if there’s no attempt to retain it. So one explanation is that infant amnesia is simply a result of the natural process of forgetting the things we experience throughout our lives. An answer comes from the work of the 19th Century German psychologist Hermann Ebbinghaus, who conducted a series of pioneering experiments on himself to test the limits of human memory. To ensure his mind was a completely blank slate to begin with, he invented the “nonsense syllable” – a made-up word of random letters, such as “kag” or “slans” – and set to work memorising thousands of them. His forgetting curve charts the disconcertingly rapid decline of our ability to recall the things we’ve learnt: left alone, our brains throw away half of all new material within an hour. By Day 30, we’ve retained about 2-3%.

Crucially, Ebbinghaus discovered that the way we forget is entirely predictable. To find out if babies’ memories are any different, all we have to do is compare the charts. When they did the maths in the 1980s, scientists discovered we recall far fewer memories between birth and the age of six or seven than you would expect. Clearly something very different was going on. (…) », Zaria Gorvett, « The Mystery of Why You Can’t Remember Being a Baby », BBC, 26 juillet 2016. En ligne. Consulté le 2 août 2016. <http://www.bbc.com/future/story/20160726-the-mystery-of-why-you-cant-remember-being-a-baby>.

dans une même phrase, témoigne du doute engendré par la question de l’interprétation d’un passage du roman mais aussi par la production de souvenirs, prisme à travers lequel le témoin tente d’associer un passage fictif à un épisode réel de sa vie.

Au contraire, l’imagination n’offrant pas de promesse de réalité ou de vérité, elle ne saurait être vectrice de mensonges. En qualifiant la fiction de « littérature de l’imagination » et en l’opposant à d’autres genres tels que la biographie, l’autobiographie, le récit historique ou journalistique, qui eux reposent sur des faits, Janet Malcolm souligne le paradoxe inhérent à la vérité : celle-ci ne résiderait pas dans les récits factuels mais dans les récits fictifs. Dans son chapitre « The Limits of Fiction: Autobiography » issu de Understanding Fiction, Judith Roof offre une analyse éclairante de ce qui oppose la fiction à la non-fiction :

The line between fiction, or writing that presents events that are not considered to be a rendition of historical fact, and nonfiction, or writing that presents historical fact, is a very blurry one. We all know that events and impressions presented in fictional stories may be « true » in the deepest sense. Human beings may be selfish, desperate, guilty, loving, kind, and generous, for example. The difference between prose fiction and prose nonfiction is that prose nonfiction presents a specific human being or event that existed at some point in history as a deliberate rendition of that history. Forms of nonfiction such as history, biography, and journalism attempt to portray what we know of the historical facts of this specific individual or incident. Prose fiction may take up incidents and types of characters that we know have existed and may even base itself on a « real-life event », but its portrayal is interested in elaborating, dramatizing, and embroidering events toward the kinds of fictional art we have studied in the previous seventeen chapters137.

Roof partage le point de vue de Malcolm sur la notion de vérité, qu’elle pense être à l’origine de l’opposition entre la fiction et la non-fiction. Selon elle, seule la fiction serait capable de se rapprocher de la vérité « dans son sens le plus profond », et c’est précisément parce que l’auteur ou l’autrice de fiction se détache de la réalité des faits qu’il arrive à accéder à une vérité universelle à travers un personnage ou une situation alors que l’auteur de non-fiction n’aurait qu’un accès personnel et privilégié à « sa » vérité. Pourtant, ce procès autour de l’adaptation de The Bell Jar repose sur une accusation de diffamation, et donc de mensonge. Toute l’importance de la classification des œuvres se révèle : si le roman est considéré comme une fiction, comment est-il possible que l’adaptation du roman soit accusée de diffamer une connaissance de Plath qui s’est reconnue dans l’un des personnages, de porter atteinte à sa vie privée et à sa dignité ? La sous-partie suivante propose d’analyser le rapport entre la biographie et la vie privée des autrices afin de démontrer que le travail biographique

entrepris autour de Plath et de Sexton est bien souvent plus intrusif que leurs œuvres dites « autobiographiques ».