• Aucun résultat trouvé

Le je poétique n’est pas la poète. On pourrait presque dire que je poétique est un autre. Et pourtant il est une partie de la poète, puisqu’il sort de son imagination et existe à travers sa plume. La poète dit je sans vouloir dire je. Son je est une voix émanant du mythe personnel pour entrer dans le mythe collectif, en empruntant parfois le chemin inverse.

La persona de la poète est à la fois personne et une personne dissimulée sous un masque172. Le terme « persona » renvoie au masque de l’acteur, comme l’explique Élise Brault-Dreux dans Le « je » et ses masques dans la poésie de D.H. Lawrence (2014) : « Dans

l’antiquité classique, « persona » désigne le « masque de théâtre », le prosôpon des Grecs. Avec les gréco-romains, la portée du mot « persona » évolue et renvoie à l’idée de « personnage » et plus tard au rôle que campe un acteur173 ». Cette idée de masque d’acteur est également présente dans la persona jungienne désignant le masque social :

J’ai désigné du nom de persona ce fragment de la psyché collective dont la réalisation coûte souvent tant d’efforts. Ce terme de persona exprime très heureusement ce qu’il doit signifier, puisque, originairement, la persona désignait le masque que portait le comédien et qui indiquait le rôle dans lequel il apparaissait. [...] la persona n’est qu’un masque qui, à la fois, dissimule une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donne l’illusion de l’individualité, un masque qui fait penser aux autres et à soi-même que l’être en question est individuel alors qu’au fond, il joue simplement un rôle à travers lequel ce sont des données et impératifs de la psyché collective qui s’expriment. Quand nous nous mettons à la tâche d’analyser la persona, nous détachons, nous soulevons le masque, et découvrons que ce qui semblait être individuel était au fond collectif : en d’autres termes, la persona n’était que le masque d’un assujettissement général du comportement à la coercition de la psyché collective. Il faut d’ailleurs bien se rendre compte, si l’on va au fond des choses, que la persona n’est rien de « réel » : elle ne jouit d’aucune réalité propre ; elle n’est qu’une formation de compromis entre l’individu et la société, en réponse à la question de savoir sous quel jour le premier doit apparaître au sein de la seconde. (...) Sa persona n’est qu’une apparence et, pourrait-on dire par boutade, une réalité à deux dimensions. Mais il serait injuste de s’arrêter à ces constatations sans reconnaître tout de suite que dans le choix singulier de sa persona, et dans sa délimitation, telle que l’élit un sujet, réside déjà quelque

172 Dans Le « je » et ses masques dans la poésie de D.H. Lawrence, Élise Brault-Dreux fait remarquer

l’ambiguïté du terme « personne » en français puisque le même mot désigne à la fois le fait d’être quelqu’un et le fait de n’être personne, cf. Élise Brault-Dreux, Le « je » et ses masques dans la poésie de D.H. Lawrence, Valenciennes : Presses Universitaires Septentrion, 2014, p. 40. On retrouve cette notion de négation d’être quelqu’un dans nobody/no one en anglais, toutefois ce terme s’oppose à « somebody/someone/a person », il n’y a donc pas la même confusion qu’en français.

chose d’individuel; malgré l’identification exclusive du Moi conscient à sa persona, le Soi inconscient, c’est-à-dire à proprement parler l’individualité, est toujours présent et il n’a pas manqué de faire sentir son influence dans le choix réalisé, sinon de façon directe, au moins de façon indirecte174.

Anne Sexton et Sylvia Plath ont toutes deux illustré le masque social à travers la même matière opaque, celle du plâtre. Le plâtre désigne communément un matériau de construction. Toutefois, lorsque ce mot est utilisé en complément de nom, il qualifie « [ce] qui manque de transparence, de souplesse ou de mobilité ; qui est figé, rigide ou opaque. », ou encore « [ce] qui manque d’efficacité, d’existence réelle175. » Le CNRTL ajoute que le plâtre peut designer par analogie un maquillage particulièrement opaque (fard, poudre...) couvrant la peau du visage. Dans le poème de Plath « In Plaster » (CP, p. 158), la persona fait la découverte de la dualité du moi à travers le plâtre chirurgical qui la recouvre. On retrouve cette même matière dans le poème de Sexton « Self in 1958 » (TCP, Live or Die, p. 155), dans lequel la persona s’identifie dès le deuxième vers à une poupée en plâtre (« I am a plaster doll »).

En nommant son poème « In Plaster », Plath fournit une note explicative sur son sujet qui lui permet de ne pas faire apparaître le mot « plaster » dans le corps du poème, comme si l’invisibilité du signifiant pouvait faire oublier l’opacité du signifié. Le corps de la persona, lui, est visible, et le caractère rigide et figé du plâtre associé à la préposition « in » annonce son enfermement :

I shall never get out of this! There are two of me now : This new absolutely white person and the old yellow one, And the white person is certainly the superior one.

She doesn’t need food, she is one of the real saints. At the beginning I hated her, she had no personality— She lay in bed with me like a dead body

And I was scared, because she was shaped just the way I was

La persona a d’abord l’impression que son enfermement est sans fin (« never ») puis s’ajoute aussitôt la sensation nouvelle de la dualité (« two of me now »). Le « me » est ici lui-même graphiquement enfermé dans une structure en chiasme, le <ow> de « now » répondant au <wo> de « two ». L’idée d’enfermement est rendue visible dès le premier vers, lequel est presque entièrement composé de trochées et de monosyllabes, à l’exception de « never », ce qui rend sa scansion particulièrement saccadée. En outre, le point d’exclamation marque syntaxiquement et graphiquement un hémistiche séparant le vers quasiment à sa moitié,

174 C. G. Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris : Gallimard, Collection « Folio essais », 1964, p. 83.

175 CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). En ligne. Consulté le 2 septembre 2016. <http://www.cnrtl.fr/definition/plâtre>.

obligeant le lecteur à marquer une pause, à l’image de la persona manquant de souffle, comme écrasée par le poids de cette matière qui l’empêche de se mouvoir. Le sentiment d’immobilité est également évoqué par les adverbes allitératifs « never » et « now ». Le premier contient un paradoxe inhérent à son signifiant : « never » étant la contraction de NOT + EVER, il renvoie à la fois au caractère infini d’une chose ou d’une action, ici le sentiment de claustrophobie provoqué par l’emprisonnement du corps de la persona dans le plâtre, et à la négation de celle-ci. L’incertitude temporelle est nuancée par le modal SHALL qui penche sémantiquement vers une promesse forte du sujet de ne pas sortir de cet état plutôt que vers un enfermement subi. Le dernier pied iambique vient accentuer la rupture temporelle exprimée par l’adverbe « now ». Si la sensation que le temps se déforme est fréquente lorsqu’on se sent enfermé ou emprisonné, il est également fréquent que cet enfermement occasionne un repli sur soi. Au contraire, ici, l’enfermement précipite la découverte d’une dualité chez la persona.

Cette dualité est exprimée visuellement par deux couleurs différentes, la couleur blanche représentant son double de plâtre et la couleur jaune représentant elle-même, ou son

old self. Curieusement, la persona fait référence à ce double de plâtre en utilisant le mot

« person » dans « This new absolutely white person », qui renvoie à une personnification de la matière mais aussi à la persona, et donc au masque, tandis qu’elle utilise le pronom « one » (« and the old yellow one ») pour faire référence à elle-même, comme si une substitution avait lieu à travers la perte du mot « person », lequel contient d’ailleurs lui-même une couleur puisque le « pers » désigne un bleu tirant vers le vert. Notons que l’association entre l’adjectif « old » et les couleurs est fréquente en anglais, je pense notamment à « when I am old and gray » dans la Bible (Psaume 71 :18), repris dans le poème de Yeats « When You Are Old176 » ; ici, les adjectifs « old yellow » sont soudés par l’asyndète et l’assonance en <əʊ> et renvoient non pas à la couleur de la peau mais à celle d’un matériau qui a vieilli. Ainsi, la persona est progressivement remplacée par le matériau qui la recouvre, plus neuf et plus pure (« new absolutely white »). La matière opaque la recouvre et la fait disparaître dès le début du poème, annonçant une possible lutte entre les deux entités dans la progression du poème. Le rapport dominant·e/dominé·e est effectivement évoqué dès le troisième vers : « And the white person is certainly the superior one177 ». Janet Malcolm y voit « the opposition between her [Plath’s] nice/false self and her not-nice/true self; i.e. “this new

176 « When you are old and grey and full of sleep… »

177 Notons que, pris isolément, ce vers pourrait être interprété comme une critique ironique du culte de la suprématie blanche aux États-Unis, encore profondément marqués par la ségrégation.

absolutely white person” and “the old yellow one” within it178. » Si l’idée est tentante d’étudier la paronomase entre « plaster » et le nom de l’autrice auquel on aurait ajouté le suffixe -er indiquant la supériorité dans la comparaison (remarquons que « In Plaster » deviendrait alors « In Plath-er »), il me semble que la dualité a bien lieu ici au niveau de l’ambiguïté du mot « persona », notamment rendue par le polyptote « personality » qui fait écho à la recherche d’une définition de la persona plutôt qu’à un présumé dédoublement de la personnalité de l’autrice, prisme à travers lequel ce poème a le plus souvent été analysé. Il ne s’agit pas d’occulter la notion de double et de dédoublement dans cette analyse, mais plutôt de recentrer cette notion sur la persona du poème, et non sur Sylvia Plath.

Le terme « dédoublement de personnalité » évoque une multiplication de la persona alors que son équivalent anglais divided self rend compte, au contraire, d’une division du Moi, soit en termes freudiens la partie de la personnalité assurant les fonctions conscientes. Le « self » serait donc divisé per se puisqu’il est une partie de la personnalité. Plutôt que vers la division du Moi, la progression du poème tend vers la multiplication. Dès le quatrième vers, la persona fait référence au double de plâtre en utilisant le pronom « she » : le questionnement autour de la persona passera par le processus de personnification. Paradoxalement, la personnification de ce double de plâtre ne lui donne pas de personnalité (« she had no personality ») ; la relation de dépendance entre la persona et le double s’installe. Le dernier vers de la première strophe évoque la peur non pas de l’altérité mais de la similitude, le plâtre étant en réalité un moule qui épouse les formes de la persona jusqu’à lui être exactement semblable. L’une des fonctions du plâtre est en effet le moulage, soit la multiplication du même par la reproduction de la forme. La peur de la persona pourrait d’ailleurs être liée à l’apparition du clonage, dont les avancées scientifiques eurent lieu au cours du vingtième siècle179. Le clonage crée la possibilité d’avoir une autre ou plusieurs autres personnes qui soient en même temps moi et pas tout à fait moi puisque par définition je est singulier et unique. Cet « autre même » pose la question de la dualité, de la (res)semblance et de la réalité.

178 « In “In Plaster” Plath uses the image of a body in a plaster cast (in his notes to Plath’s Collected Poems Hughes says that she wrote the poem while she was in the hospital for an appendectomy, and a woman in a plaster cast lay in a neighbor bed) to render the opposition between her nice/false self and her not-nice/true self; i.e. “this new absolutely white person” and “the old yellow one” within it. », Janet Malcolm, The Silent Woman, p. 158.

179 Le mot « clone » fut d’abord utilisé par le botaniste H.J. Weber en 1903 pour « désigner des plantes reproduites par reproduction asexuée », puis la technique fut appliquée aux cellules de grenouilles dans les années 50-60, avant d’arriver logiquement à la première tentative de clonage humain en 1979. Cette question était donc contemporaine aux deux poètes. Cf. « La chronologie du clonage », Paris-Sud 11. En ligne. Consulté le 12 septembre 2016. <http://www.clonage.upsud.fr/comprendre/chronologie.php?menu=c>.

Le double est décrit comme froid et distant, ne réagissant pas à la violence physique et verbale de la persona à son encontre, jusqu’à ce que la persona comprenne que son double a besoin d’affection : « Then I realized what she wanted was for me to love her :/She began to warm up, and I saw her advantages. » C’est par la douceur que la persona peut atteindre son double et l’animer, soit littéralement lui « donner une âme » si l’on reprend l’étymologie latine du terme anima :

Without me, she wouldn’t exist, so of course she was grateful. I gave her a soul, I bloomed out of her as a rose

Blooms out of a vase of not very valuable porcelain, And it was I who attracted everybody’s attention, Not her whiteness and beauty, as I had first supposed. I patronized her a little and she lapped it up–

You could tell almost at once she had a slave mentality.

Le rapport dominant·e/dominé·e s’inverse dans cette troisième strophe. Cet autre de plâtre devient celle qui soigne, sorte de mère nourricière. Dans son film intitulé Persona sorti cinq ans après l’écriture du poème « In Plaster », Ingmar Bergman explore également ce rapport dominant·e/dominé·e à travers la relation de deux personnalités opposées qui pourtant se complètent. Le personnage de l’actrice Elisabet Volger devient soudainement mutique alors qu’elle joue Électre sur scène. Elle est alors soignée par la jeune Alma (« âme » en espagnol ou « aimante, mère nourricière » en latin), qui lui parle abondamment de sa vie personnelle tandis que l’autre reste muette. Une relation de dépendance se noue peu à peu entre les deux femmes jusqu’à la fusion. Dans le poème de Plath, la persona voit le rapport de dépendance uniquement du côté du double de plâtre (« Without me, she wouldn’t exist », « she had a slave mentality »). À mesure que le temps passe et que le double prend soin de la persona, celle-ci prend des forces en affaiblissant l’autre. La transformation du rapport de force se joue également au niveau de la matière qui, autrefois plâtre, devient porcelaine : « I bloomed out of her as a rose/Blooms out of a vase of not very valuable porcelain ». La porcelaine est un matériau que l’on se représente communément comme étant à la fois fragile et précieux. Toutefois, la persona élimine cette dernière qualité avec un certain mépris (« not very valuable ») et n’en garde que l’aspect fragile. La persona s’épanouit au détriment de son double, puisant dans sa force vitale ; tandis que la persona se compare à un organisme vivant, son double est assimilé à un matériau fragile et sans valeur. Ces deux vers se réfléchissent comme deux miroirs grâce à la répétition du verbe « bloom », la paronomase des noms

« rose » et « vase180 » et les deux dactyles qui les ponctuent (« valuable porcelain »). Ainsi la question du double se joue aussi dans le miroir, dans la ressemblance, bien que la persona accentue principalement les contrastes entre elle et son double.

L’un des contrastes les plus significatifs est celui de l’obscurité et de la lumière. Pour que l’une brille (« And it was I who attracted everybody’s attention / Not her whiteness and beauty as I had first supposed »), il faut que l’autre soit dans l’ombre ; et pourtant, c’est en réfléchissant la lumière de son double que la persona peut briller (« In the morning she woke me early, reflecting the sun / From her amazingly white torso »). L’apogée de cette rivalité conflictuelle se trouve dans la sixième strophe, lorsque la persona pense que son double souhaite sa mort :

She wanted to leave me, she thought she was superior, And I’d been keeping her in the dark, and she was resentful– Wasting her days waiting on a half-corpse!

And secretly she began to hope I’d die.

Then she could cover my mouth and eyes, cover me entirely, And wear my painted face the way a mummy-case

Wears the face of a pharaoh, though it’s made of mud and water.

La dichotomie entre la lumière et l’obscurité représente également celle de la vie et la mort, mise en exergue par le verbe « die » qui se lit comme un palindrome (« I’d die » peut se lire dans les deux sens, comme dans un miroir). Grâce au double-sens de l’expression « And I’d been keeping her in the dark », signifiant à la fois littéralement « garder quelqu’un dans l’ombre » et idiomatiquement « obscurcir la vérité », on retrouve la notion de vérité, entravée par le manque de lumière et de transparence. Les derniers vers de la sixième strophe évoquent l’opacité avec les répétitions du verbe « cover » puis « wear ». La persona s’imagine que le double de plâtre souhaite la recouvrir, et par là même se substituer à elle, rappelant ainsi la substitution du début du poème. La substitution a lieu au niveau du visage, lui-même décrit comme maquillé (« painted »), ce qui renvoie à la définition du plâtre en tant que maquillage couvrant le visage. Évidemment, l’hypallage « wear a face » est utilisée ici à la place de « wear a mask ». L’assonance en /eI/ dans « painted face the way a mummy-case » donne lieu à une série de diphtongues engageant les muscles du visage, comme si la persona voulait rendre son angoisse organique.

180 L’incertitude quant à la prononciation du mot « vase », prononcé /va:z/ en anglais britannique et /veIs/ en anglais américain, est digne d’intérêt dans la mesure où la poète américaine avait émigré en Angleterre. La contamination du langage peut également être un axe d’analyse concernant la question du double.

La persona conclut dans la dernière strophe que les deux personae ne peuvent ni cohabiter, ni coexister (« Now I see it must be one or the other of us »). Néanmoins, rien n’est dit dans le poème à propos d’un « vrai » ou d’un « faux » moi. Il s’agit de coexister avec une dualité/altérité qui est en nous et de l’accepter plutôt que de la combattre puisque plus nous la combattons, plus elle nous épuise, et nous disparaissons. Et c’est bien ce qui effraie le plus dans l’altérité : la peur de devenir l’autre, de se fondre dans sa personnalité, de perdre sa propre identité. Le thème de la domination du sujet par un autre pourrait également faire référence à la domination masculine dans le contexte poétriarcal, que Sexton évoque de manière plus transparente dans « Self in 1958 ».

Dans ce poème, Sexton utilise la même matière que Plath, le plâtre, afin d’aborder la question du double je, cette fois à travers la notion de déplacement. Le poème s’ouvre sur la question « What is reality? » posée par une « poupée de plâtre » (« plaster doll »). Les mots « plaster » et « person » sont utilisés dès la première strophe :

What is reality?

I am a plaster doll; I pose

with eyes that cut open without landfall or nightfall upon some shellacked and grinning person,

eyes that open, blue, steel, and close.