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Avec son allitération, ses monosyllabes et son rythme trochaïque, l’expression « Plath’s myth » a une puissance poétique indéniable. Néanmoins, l’expression a-t-elle vraiment un sens ? Qui a contribué à cette idée de mythe de Plath au point d’occulter son œuvre ? En d’autres termes, à qui profite le mythe ? Les biographes ont de manière générale une responsabilité quant à la fabrication des mythes, comme le souligne Hermione Lee dans

Body Parts: Essays on Life-Writing271. Dans Silent Woman, l’occurrence du mot « myth » est le plus souvent attribuable à Olwyn Hughes, qui gérait avec son frère Ted l’héritage littéraire de Plath. En réponse à une lettre de Malcolm, datée du 3 décembre 1989, demandant à s’entretenir avec Ted Hughes au sujet de la biographie de Plath, qu’elle qualifie d’« allégorie du problème de la biographie en général272 », Olwyn Hughes écrit :

I don’t quite know what the peculiar biographing of Plath is an allegory for. Personally, after the ravages of the myth I am no longer astonished (as I once was) by–say–the Pasternak Soviet Writers’ Union “trial,” or the formation of any Nazi-type group that sees the whole of existence in its own patently cranky terms. […]

The myth was created by the following amalgam: Sylvia’s own version of herself and her situation, and of other situations after the separation. This was dictated by her paranoid mechanism (or whatever was wrong with her), perfected in small ways over the years. Toward the end, her remarks about others were little more than lies, designed to elicit maximum sympathy and approval toward herself. PLUS her mother’s attitude throughout. Endlessly supportive of what she knew to be a frail craft during Sylvia’s life, she continued this after her death: one must only see Sylvia’s “best side.” This sentimentalizing hypocrisy, forgivable in a mother, was largely supported by Ted Hughes, if only in silence, as he greatly pitied Mrs. Plath and the hammering she took after publication of Bell Jar and some of the poems. It’s

271 Hermione Lee relie la construction de mythes aux biographes qui décident d’incorporer dans le récit de la vie d’une personne certaines parties de son corps en créant une légende autour de celles-ci. Elle prend notamment pour exemple le mythe de la mort de Shelley, dont le cœur aurait résisté à son incinération : « Biographers try to make a coherent narrative out of missing documents as well as existing ones; a whole figure out of body parts. Some body parts, literally, get into the telling of the stories, in the form of legends, rumours or contested possessions. Body parts are conducive to myth-making; biographers, in turn, have to sort out the myths from the facts. There is a tremendous fascination with the bodily relics of famous people, and the stories of such relics have their roots in legends and miracles of saints which are the distant ancestors of biography. But they persist in a secular age, rather in the way that urban myths do, and are some of the ‘things’ biographers have to decide how to deal with. […] One of the most complicated and emotionally charged examples in British biography of the contested use of sources, of rival versions and myth-making, in which a body part comes to symbolise the subject’s afterlife, is the story of the death of Shelley. », Hermione Lee, Body Parts: Essays on Life Writing, London: Pimlico, 2008, pp. 8-10.

272 « […] I thought of the problem of the Plath biographical situation as a kind of allegory of the problem of biography in general. » (Je traduis.) In Janet Malcolm, op. cit., p. 28.

my belief that if Mrs. Plath had said, when Sylvia died, “She suffered from mental illness, but was a marvellous person and I loved her” the myth would never have happened. Unfortunately, Mrs. Plath was ashamed of the mental illness–it has never been made clear, for instance, just how very ill Sylvia was with her first breakdown273. (…)

Dans cette seule lettre, Olwyn Hughes utilise le mot « myth » à trois reprises, sans préciser ce qu’elle entend exactement par là, comme ne manque pas de le relever Janet Malcolm (« She just hurtled headlong into her subject, “the myth of Sylvia Plath,” and I was left to follow her or not–it was all the same to her274. ») Selon elle, Sylvia Plath aurait manipulé la réalité après sa séparation avec Ted Hughes et serait principalement responsable de la création de son « mythe ». Elle aurait donné une version idéalisée d’elle-même pour qu’on la plaigne, en résumé elle aurait usé d’un masque qui lui donnait le beau rôle et qui aurait favorisé la création d’un mythe posthume, créant la confusion voire le chaos entre ses partisans et ses détracteurs. Olwyn Hughes met également en cause sa folie (« paranoid mechanism », « mental illness », « very ill »), allant jusqu’à affirmer que le mythe n’aurait jamais existé si la mère de Plath avait reconnu que sa fille était folle. En parlant de manipulation, Olwyn Hughes capitalise sur deux grandes peurs post-Seconde Guerre mondiale : le communisme et le nazisme. Les partisans de Plath font donc partie de régimes autoritaires qui eurent les conséquences désastreuses que l’on connaît sur le monde. Si sa comparaison entre les écrivains et les communistes est tout à fait explicite, la référence au « Nazi-type group » est plus cryptique. Il n’est toutefois pas très difficile de deviner que derrière ce « Nazi-type group » se cachent les féministes275, pour lesquelles Olwyn avait une véritable aversion, proche de la paranoïa à tendance complotiste, comme en témoigne des échanges qu’elle a eus avec Janet Malcolm276. Olwyn la soupçonnait d’ailleurs une fois sur

273 Ibid.

274 Ibid., p. 28.

275 Notons que cette association des féministes aux Nazis faite par Olwyn coïncide avec la première apparition du néologisme « Feminazi », mot-valise constitué des termes « féministes » et « Nazi » apparu pour la première fois en 1989.

276 « In her letters to me, and in telephone conversations, she has alternated between growling about the probability that I have fallen under the “Roche-Sigmund influence” and grudgingly acknowledging the possibility that I will not write the usual “cultist rubbish.” “With these people, you can’t appeal to their humanity, because they haven’t any,” she said during a telephone call. “You can’t appeal to their wider understanding, because they haven’t any. You can’t appeal to their good will, because all their little futures and their little ambitions are invested in their ill will–so what can you do with them? One can’t go on perpetually bringing up bus tickets to prove that what one said was correct. It’s so insulting. It’s so stupid. If people wish to believe these silly women and their hysterias, let them. I just can’t be bothered anymore.” », ibid., p. 189. Plus loin, Janet Malcolm fait allusion à l’idée fixe d’Olwyn Hughes concernant les féministes : « Olwyn, her radar always searching for crypto-libber views, had taken my defense of Plath against her stung boyfriends as an attack on her own attitude and position. I quickly wrote back a mollifying reply, and our “row” subsided. », ibid., p. 192.

deux d’être sous l’influence des féministes, « these silly women and their hysterias », à qui elle en voulait au fond de croire en la version « enjolivée » de Plath.

Il a souvent été question de la récupération de Sylvia Plath par les féministes dans les années 70 et 80. Celles-ci l’auraient érigée en icône féministe, martyr du patriarcat – et de Ted Hughes. Le geste symbolique de rayer le nom de Hughes sur la tombe de la poète pour que n’apparaisse plus que « Plath » a été relayé maintes fois, comme si le féminisme se réduisait à ce type d’actions spectaculaires. Mettre en avant ces anecdotes fut un moyen de ne pas montrer les véritables efforts consistant à réhabiliter Sylvia Plath en tant que poète en axant la recherche sur la force du propos et la forme novatrice de sa poésie. Pour cela, il a bien sûr fallu aller au-delà de la simple description de sa poésie comme confessionnelle et biographique. La démarche féministe ayant un impact sur le long terme, c’est celle qui se penche avec sérieux sur la poésie de Plath, et qui continue à l’analyser, à l’interpréter et la réinterpréter. On ne peut certes pas nier certains éléments troublants, comme le fait qu’Assia Wevill, autre compagne de Ted Hughes, se donna la mort de la même manière que celle qui l’avait précédée aux cotés du poète – à l’exception du fait qu’elle emporta leur petite fille avec elle. Cette répétition du geste de Plath frôle l’idée de mythe, mais elle est en réalité de l’ordre du trauma, que certains évoquent même concernant le suicide de Plath en faisant un parallèle entre le four et Auschwitz, en référence à son célèbre poème « Daddy ». Ce qu’Olwyn Hughes entend par « le mythe de Sylvia Plath », c’est le fait que la somme de récits autour de sa vie et de sa mort est tellement colossale, tellement discutée, débattue, controversée, que ce brouhaha de voix discordantes crée une mythologie autour de Plath, ce qui est en partie vrai. Ainsi, au cours de mes recherches sur Plath et Sexton, dont la vie et la mort, sans être en tout point similaires, comportent de fortes ressemblances, j’ai pu me rendre compte que l’écriture de leur vie est presque opposée.

On traite ici en quelque sorte de deux extrêmes : on a d’un côté Anne Sexton dont les enregistrements privés des séances thérapeutiques ont été dévoilés après sa mort, sans son accord préalable – ils sont accessibles à l’écoute aux archives d’Harvard et ont même été publiés, et de l’autre on a deux journaux entiers de Plath brûlés par Ted Hughes, pour, selon ses dires, protéger sa famille. C’est en partie la volonté de cacher, de ne pas donner accès, qui a contribué à la construction d’un « mythe » autour de Plath ; Malcolm compare d’ailleurs Olwyn Hughes au Sphinx277. Il faut peut-être chercher l’invention du terme « mythe de Sylvia Plath » du côté de la polyphonie. D’un côté, peu de biographies sur Sexton ont vu le jour en

dehors de l’ouvrage canonique de Diane Wood Middlebrook, Anne Sexton: A Biography, qui a été écrit avec concertation et en accord avec Linda Gray Sexton, fille et exécutrice testamentaire de l’autrice et dont les qualités littéraire et scientifique ont été unanimement saluées. Les mémoires très confessionnels de Linda Gray Sexton Half in Love, où elle parle abondamment de sa mère et où elle révèle notamment que cette dernière aurait abusé d’elle de façon répétée lors de son adolescence, sont passées plus ou moins inaperçus. Du côté de Plath, on ne compte plus les biographies, autorisées ou non, et presque chacune de ces parutions est suivie d’une controverse. Chaque élément qui n’aurait pas été traité précédemment est susceptible de prendre des proportions démesurées. En outre, la biographie de Sylvia Plath est souvent imbriquée dans celle de Ted Hughes. Il suffit qu’une nouvelle biographie du poète paraisse (Ted Hughes: The Unauthorised Life de Jonathan Bate) pour que Sylvia Plath fasse à nouveau les gros titres. « Hughes in bed with lover as Plath took life », titre l’édition du 27 septembre 2015 du journal britannique The Sunday Times, avant d’aiguiser davantage la curiosité morbide des lecteurs et lectrices avec un autre titre sensationnel « Ted and Sylvia: his secret, her agonising last days278 ». La biographie de Jonathan Bate va tellement loin dans les détails intimes qu’elle donna lieu à une riposte outre-Atlantique sous la forme d’un article de Janet Malcolm intitulé « A Very Sadistic Man », publié dans The New York Review of

Books le 11 février 2016, soit la date d’anniversaire de la mort de Plath, qui est toujours

l’occasion d’une pléthore de publications279.

La « guerre » entre partisans et détracteurs de Plath n’est pas étrangère au fait que l’américaine Sylvia Plath avait épousé l’anglais Ted Hughes. L’Angleterre est le lieu où elle vécut les dernières années de sa vie et où elle mourut ; c’est également le pays où elle est enterrée. Bien que les deux pays soient considérés comme des alliés, la condescendance des Anglais envers les Américains et la méfiance de ces derniers envers l’ancien colon n’est pas un mythe, comme le rapporte Janet Malcolm dans une conversation avec Olwyn Hughes280.

278 Dans ces nombreuses pages contenant des extraits du livre de Bate, on apprend entre autres détails sordides que Ted Hughes a emmené son autre amante Alliston (la première étant Assia Wevill) dans l’appartement où Sylvia Plath et lui avaient eu leur premier rapport sexuel sept ans auparavant, au même moment où cette dernière se suicidait. Cf. Article de Richard Brooks, « Hughes in bed with lover as Plath took life », The Sunday Times, édition du 27 septembre 2015, p. 3 ; extraits de la biographie de Jonathan Bate « Ted and Sylvia : his secret, her agonising last days », The Sunday Times, édition du 27 septembre 2015, pp. 16-18.

279 Cf. Janet Malcolm, « A Very Sadistic Man », The New York Review of Books, paru le 11 février 2016. En ligne. Consulté le 12 février 2016. <http://www.nybooks.com/articles/2016/02/11/ted-hughes-very-sadistic-man>.

280 Alors qu’elles discutaient du livre de Jacqueline Rose, The Haunting of Sylvia Plath, qu’Olwyn Hughes désapprouvait, cette dernière demanda à Janet Malcolm « “Is she English or American?” “She’s English.” There was a long pause; Olwyn had obviously wanted Rose to be American. » In Janet Malcolm, The Silent Woman, p. 186.

La presse sensationnaliste, les tabloïds font partie intégrante de la culture anglaise. On ne saurait dire si l’appétit du public pour le sensationnalisme a créé ce que les Anglais appellent « gutter press », ou si c’est la presse à scandale qui a aiguisé l’appétit du public vers toujours plus de personnel et d’intime. Dans tous les cas nous avons affaire à une « société du spectacle » pour reprendre les termes de Guy Debord, et la mort de Plath en est le parangon, si l’on en croit cette lettre de Ted Hughes adressée à Alvarez :

Sylvia now goes through the detailed, point-by-point death of a public sacrifice. Her poems provided the vocal part for that sort of show. Your account, in apparently documentary style, of how she lived up to her outcry inevitably completes and concludes the performance. Now there actually is a body. The cries drew the crowd, but they came not to hear more cries–they came to see the body. Now they have it–they can smell its hair and its death. You present in the flesh what the death cries were working up to. The public isn’t really interested in death, with as many signals as possible of what it is feeling like. And you present that, the thing the public really wants and needs– the absolutely convincing finalised official visible gruelling death281. (…)

Ted Hughes accuse Alvarez d’avoir offert en pâture le corps de Plath en publiant The Savage

God, mémoires sur la mort de Plath, et compare le public à des vautours qui attendent leur

proie. Plus que la mort, qui est une abstraction, c’est le corps de Plath que le public demandait, ce corps mort mais visible qu’ils peuvent sentir comme les vautours autour de la charogne, cette mort rendue visible dans l’opacité du corps et de ses contours, qui bien avant la presse ou l’édition à scandale attirait déjà le badaud comme un spectacle lors des exécutions publiques.

L’image est cruciale dans la construction du mythe. Le nom Sylvia Plath a une aura, une puissance évocatrice dont peu d’écrivains jouissent. À peine est-il prononcé que son nom évoque la mort, la folie, la dépression, puis son œuvre, quand cette dernière est abordée. Malgré l’œuvre relativement courte de Plath et la cinquantaine d’années qui nous séparent de sa mort, l’engouement ne faiblit pas. Pas un 11 février, date de sa mort, ne passe sans un article de presse ou de blog littéraire sur Sylvia Plath, quand ce ne sont pas des ouvrages sur l’autrice qui paraissent pour l’occasion : Sylvia Plath fait vendre, son nom a un véritable pouvoir commercial. S’il y a polémique autour des publications, c’est encore mieux. Le marketing autour de Plath est puissant, des sacs en toile sur lesquels figure sa correspondance aux différentes éditions de son roman, de ses recueils, de son journal, de ses lettres, régulièrement mises en évidence dans les librairies, en passant par le biopic de la BBC Sylvia (2003) attirant les stars hollywoodiennes Gwyneth Paltrow et Daniel Craig dans les

titres ou les adaptions cinématographiques de The Bell Jar. Ted Hughes lui-même avait conscience de l’intérêt financier que représente la biographie de Plath, décrivant les biographes comme des vautours avides d’argent et/ou de notoriété282.

En quelque sorte, Sylvia Plath incarne le « syndrome d’Oscar Wilde » : son nom précède son œuvre, au sens où les gens évoquent généralement sa vie ou sa mort avant de parler de l’œuvre – quand ils l’ont l’eue. La vie et la mort de Sylvia Plath et d’Oscar Wilde exercent indéniablement une certaine fascination sur le public, qu’ils·elles aient lu leur œuvre ou non. Cependant, les origines de leur succès, que l’on pourrait presque qualifier de populaire au sens commercial du terme, sont imputables à leur œuvre même. Ce que j’appelle leur œuvre ici, c’est ce que les deux poètes ont créé à partir du langage, et surtout ce qu’il et elle ont recréé à partir de lui, notamment par le biais d’une ironie qui transcende leurs poèmes, romans, pièces de théâtre, pour atteindre leur propre vie. Si Oscar Wilde n’avait pas écouté Bosie et n’avait pas porté plainte contre le marquis de Queensberry, le procès se retournant contre lui, il ne serait pas allé en prison et ne serait pas mort deux ans plus tard d’une maladie contractée alors qu’il purgeait sa peine. Si la domestique de Sylvia Plath n’était pas arrivée en retard au 31, Fitzroy Road le 11 février 1963, elle aurait coupé le gaz et probablement sauvé la vie de Sylvia Plath. D’une certaine façon, c’est comme si l’ironie omniprésente dans leur œuvre perdurait dans l’esprit du public, qui continue à la voir même dans leur mort. À l’heure d’Internet et des commentaires à cent-quarante caractères, les citations extraites de son journal, de ses lettres et de ses poèmes sont en quelque sorte l’équivalent des aphorismes de Wilde : on y trouve de l’esprit, de l’humour, de la concision, et beaucoup d’ironie.

Tout comme l’image éternelle de Wilde avec ses cheveux noirs plaqués et son allure de dandy, Sylvia Plath est figée par les photos dans lesquelles elle apparaît, image de la blonde Américaine au sourire jovial. Talentueuse mais dans l’ombre de son mari, mère de deux enfants, elle incarne le modèle typique de la femme au foyer américaine sur lequel va se baser Betty Friedan dans The Feminine Mystique, paru l’année où Plath mourut. D’ailleurs,

282 Cf. extrait d’une lettre de Ted Hughes de novembre 1982 adressée à Anne Stevenson, autrice de Bitter Fame: