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Les trois derniers recueils de Sexton, The Book of Folly (1972), The Death Notebooks (1974) et The Awful Rowing Toward God (1975), souvent considérés comme moins personnels que les premiers87, contiennent, paradoxalement, de nombreuses autoréférences transparentes. Apparaissent les personnages d’Anne Sexton dans le poème « Sweeney » (The

Book of Folly, TCP, p. 304), d’Anne dans « Baby Picture » (The Death Notebooks, TCP, p.

362), « Hurry Up Please It’s Time » (The Death Notebooks, TCP, p. 384), « O Ye Tongues » (The Death Notebooks, TCP, p. 396), « Welcome Morning » (The Awful Rowing Toward

God, TCP, p. 455), de Mrs. Sexton dans « Gods » (The Death Notebooks, TCP, p. 349). Il est

toutefois important de noter que si ces personae portent le nom de l’autrice, il ne s’agit pas forcément d’un seul et même personnage.

Le poème « Sweeney » est un autoportrait d’Anne Sexton la poète. Lorsqu’elle utilise le personnage d’Anne Sexton dans « Sweeney », il n’y a alors plus d’intermédiaire entre le poème et la poète ni de volonté de se dissimuler derrière le masque du je.

My Sweeney, Mr. Eliot,
 is that Australian who came
 to the U.S.A. with one thought — My books in the satchel, my name and one question at customs —


Is Anne Sexton still alive?


He was a big dollar man, a Monopoly player who bought up BOARDWALK with a ten or a five to see the pallid bellboy smile, or please


the maid who supplied nonallergic


pillows. Unlike my father, his mouth a liturgy of praise. Like a gangster, his wallet a limerick.

Your words, Sexton, are the only

red queens, the only ministers, the only beasts. You are the altar cup and from this

I do fill my mouth. Sexton, I am your priest.

87 Je fais référence ici à To Bedlam And Part Way Back (1960), All My Pretty Ones (1962), Live or Die (1966),

Les premières strophes du poème, issu du recueil The Book of Folly (1972), offrent à la fois une mise en abyme des poèmes dans le poème (« My books in the satchel ») et de la poète dans le poème (« my name »). Cette mise en abyme se prolonge avec l’occurrence du nom d’Anne Sexton, son nom d’autrice. On observe alors une coexistence de la persona en tant que masque poétique, représenté dans le poème par le je, et de la persona la poète Anne

Sexton en tant que masque social. Dans ce poème Anne Sexton analyse la relation entre

l’artiste et l’admirateur à travers son expérience personnelle avec Brian Sweeney, un homme d’affaires australien qui vénérait la poète, comme le relatent Linda Gray Sexton et Lois Ames dans A Self-Portrait in Letters avec force détails, tant similaires aux « faits » du poème qu’on peut se demander si certains passages n’ont pas été écrits à partir de celui-ci88. Sexton n’utilise pas de noms fictifs dans le poème, ce qui renforce l’impression d’avoir affaire à un poème autobiographique : Sweeney renvoie à Brian Sweeney, Anne Sexton à Anne Sexton, et Mr. Eliot, auquel s’adresse Sexton au début du poème, pourrait être T.S. Eliot, d’autant que l’on retrouve le personnage de Sweeney et l’autoréférence Mr. Eliot dans ses poèmes datant de 1920 (« Sweeney Erect », « Sweeney Among the Nightingales » et « Mr. Eliot’s Sunday Morning Service »). L’intertextualité dans ce poème est évidente, et sous prétexte d’une expérience personnelle, voire d’un « poème d’amour89 », Sexton offre une réponse de la poète « confessionnelle » à l’injonction eliotienne d’écrire des poèmes impersonnels, ce qui montre qu’elle était bien consciente de ce conflit stylistique et critique90. Le pronom possessif « my Sweeney » qui ouvre et ferme le poème n’est pas tant une tournure affectueuse qu’une opposition entre le « personnage » de Sexton et celui d’Eliot. Bien que le poème semble se focaliser sur Sweeney l’admirateur (« Sweeney who brought up himself », « Sweeney from nine to five with a carnation in his buttonhole introduces the rider to the cabby; Sweeney who flies through bookshops not like a turbojet but a Zurich glider. »), le sujet est la

88 Tous les détails relatés dans la note autobiographique de Linda Gray Sexton et Lois Ames sur la relation d’Anne Sexton et Brian Sweeney, même les plus anecdotiques, sont en effet similaires en tout point au récit du poème de Sexton : « While in New York City to work on Mercy Street, Anne met her match in flamboyance. Brian Sweeney, an Australian businessman, had arrived in San Francisco earlier that year, enquiring of the customs agent: ‘Is Anne Sexton still alive ?’ He made his way across the country, seeking out anyone who could lead him to ‘Sexton.’ When they finally met, a boisterous friendship bloomed. During the time she worked with the American Place Theater, Sweeney filled her room at the Algonquin with yellow roses, and pampered her with caviar and Dom Perignon suppers at La Côte Basque. He bought up her books in all the New York bookstores and then complained to her publishers that New York City had ‘run out of Sexton’. Each time they entered a taxi, he insisted on introducing her to the cabbie, emphasizing to the driver that his cargo was precious. », Anne Sexton, A Self-Portrait in Letters, édité par L. Gray Sexton and Lois Armes, Boston: Houghton Mifflin Company, 1977, p. 338.

89 « Although their flirtation was to remain platonic, Anne was inspired to write the love poem ‘Sweeney’ [BF] in tribute to her friend. », ibid., p. 338.

90 Pour une analyse plus précise sur le sujet, je renvoie à l’article de Joanna Gill « “My Sweeney, Mr. Eliot”: Anne Sexton and the “Impersonal theory of Poetry” », Journal of Modern Literature, Volume 27, Number 1/2, Fall 2003, pp. 36-56.

fascination en elle-même, d’abord celle quasi mystique qu’exerce le « talent individuel » sur « l’homme commun », mais aussi celle de la poète envers son propre pouvoir de fascination, accentué par son nom à connotation religieuse (sexton signifie « sacristain »). La répétition du nom fait ainsi écho à son pouvoir mystique (« liturgy », « priest », « Martyr, my religion is

love, is you. »). Sexton prend également à contre-pied les critiques qui pensent qu’elle inspire

la pitié de ses lecteurs en révélant des aspects de sa vie aussi personnels. Sweeney redevient pour Sexton « my invisible fan » à la fin du poème, un admirateur parmi les autres, ce qu’il était avant la rencontre avec Sexton, indiquant ainsi que c’est le regard de la poète sur l’admirateur qui le rend visible, et non l’inverse. Le regard renvoie alors aux limites de la transparence, dans la mesure où l’invisibilité de Sweeney peut être vue comme opaque (on ne le voit pas parce qu’il est caché) ou comme transparente (on ne le voit pas parce qu’il n’a pas de consistence). Cette mise en scène de la poète rappelle qu’il s’agit d’un personnage public qui ne peut disparaître complètement derrière son œuvre, contrairement à ce que préconise T.S. Eliot. Paradoxalement, Sexton met en scène la visibilité de la poète en mettant en lumière l’invisibilité du lecteur/admirateur. Dans la dernière strophe, elle ne s’adresse plus à Eliot, ni à Dieu (« Lord. Lord. How You leave off. How You eat up men. », sixième strophe), mais à Sweeney, l’homme commun qui redeviendra invisible tandis que la poète, elle, restera sur scène. Le poème s’achève sur un paradoxe ontologique, suggérant que l’existence des mots ne peut coïncider avec celle de la vérité (« Surely the words will continue, for that’s/what’s left that’s true. »).

L’idée de portrait est également présente dans le poème « Baby Picture » (The Death

Notebooks, TCP, p. 362), dont le titre signifie littéralement « photo/portrait de bébé ». Cette

fois, le je poétique contemple une photo d’elle-même à l’âge de sept ans et la commente dans une sorte d’ekphrasis autocentrée, ponctuant ses observations d’une question adressée à elle-même : « Anne,/who were you ? ». La progression de la première strophe prend la forme d’une devinette innocente, enfantine. La réponse qui se fait tarder annonce la distance temporelle entre l’enfant sur la photo et l’adulte qui la/se regarde :

It’s in the heart of the grape Where that smile lies.

It’s in the good-bye-bow in the hair Where that smile lies.

It’s in the clerical collar of the dress Where that smile lies.

What smile?

The smile of my seventh year,

L’enfant n’est d’ailleurs pas présentée ni décrite directement, mais de façon métonymique à travers son sourire. Le sourire, censé symboliser la joie, semble figé dans cette « painted photograph », qui fait référence à une technique photographique ancienne qui consistait à peindre les photographies pour les rendre plus vives et éviter qu’elles ne s’estompent avec le temps, mais aussi pour reproduire l’éclat des portraits traditionnels91. La persona souligne aussitôt l’inefficacité de ce remède contre le temps et l’effacement des souvenirs :

It’s peeling now, age has got it, A kind of cancer of the background And also in the assorted features. It’s like a rotten flag

Or a vegetable from the refrigerator, Pocked with mold.

I am aging without sound, Into darkness, darkness.

Le vieillissement de la photo (« it’s peeling now ») annonce celui de la persona, dont la peau se flétrit inévitablement et creuse encore la distance entre la persona et l’enfant. Le vieillissement « sans bruit » de la persona renvoie au silence de l’enfant dans la photographie. La persona répond probablement elle-même à la question qu’elle pose à la petite fille dans la photo : « Anne,/who were you?/Merely a kid keeping alive. », mais aussi à l’enfant qui est en elle et que quelque chose maintient encore en vie. Notons que l’expression n’est généralement pas employée de manière intransitive en anglais, « to keep somebody alive » étant beaucoup plus courant, ce qui signifie à la fois « maintenir quelqu’un en vie » et « aider quelqu’un à tenir », les deux signifiant plutôt « survivre » que « vivre ». Le silence est rompu par cette réponse dont l’allitération en /k/ dans « kid » et « keeping » renvoie, paradoxalement, à deux consonnes sourdes. La persona ne demande jamais « who are you ? » mais « who were you ? », dans une sorte d’introspection a posteriori, comme si celle-ci voulait remonter le temps pour découvrir non pas qui elle était à sept ans mais comment elle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui (« I crouch there, sitting dumbly/pushing the enemas out like ice cream,/letting the whole brown world/turn into sweets »). Ainsi le vocatif « Anne » ne fait pas tant référence à l’enfant qu’à l’adulte.

À la manière du roman, Sexton présente ici un double je, un ego scribens et un ego

memorans, un je qui s’écrit et qui a une histoire, un passé. Le passé était une question centrale

pour Anne Sexton selon sa biographe Diane Wood Middlebrook : « One thing that became

91 Cf. Heinz K. Henisch et Bridget Ann Henisch, The Painted Photograph, 1839–1914: Origins, Techniques,

clear to her, since she spent so much time dwelling on it, was that the past exists only in versions, which differ according to our motives at the moment of recall92. » Cette mise en abyme du portrait dans le portrait sonde ce passé qui « n’existe que sous la forme de versions » ; ainsi, la question pourra être posée encore et encore, elle recevra des réponses différentes. Ce qui est fascinant dans le souvenir c’est qu’il est modifié par la mémoire, comme une vague qui à chaque retour change le rivage ; c’est pourquoi il est si souvent mis en doute. Ainsi, le « vrai » souvenir figé par l’écriture n’est pas plus certain qu’un souvenir fictif.

Ces mises en abymes de l’autoportrait se font à travers deux objets, le recueil de l’autrice dans « Sweeney » et la photographie dans « Baby Picture », qui portent tous deux la signature de l’autrice, respectivement Anne Sexton la poète et Anne l’enfant/Anne l’adulte, comme pour en assurer l’authenticité ; c’est là l’un des effets provoqués par le nom transparent. Anne Sexton utilisait souvent les noms de ses proches dans ses poèmes, de sa mère Mary Gray Harvey (« The Division of Parts », To Bedlam and Part Way Back, TCP, p. 35, « Praying on a 707 », The Death Notebooks, TCP, p. 378), à Nana, sa tante (« Walking in Paris », Live or Die, TCP, p. 135, particulièrement dans The Book of Folly : « The Hex »,

TCP, p. 313, « The Hoarder », TCP, p. 319, « The Death of the Fathers », TCP, p. 322, et

dans « Letters to Dr. Y. », Words for Dr. Y., TCP, p. 561 ) en passant par ses deux filles, Joy (« The Double Image », To Bedlam and Part Way Back, TCP, p. 35, « A Little Uncomplicated Hymn », Live or Die, TCP, p. 148, « Welcome Morning », The Awful Rowing

Toward God, TCP, p. 455) et Linda (« The Fortress », All My Pretty Ones, TCP, p. 66,

« Little Girl, My String Bean, My Lovely Woman », Live or Die, TCP, p. 145 « Mother and Daughter », The Book of Folly, TCP, p. 305). Cette liste montre que presque tous les recueils de Sexton, hormis Love Poems (1969) et Transformations (1971), offrent une série de « portraits de famille » à travers des souvenirs figés par le temps comme les lettres de Nana dans « Walking in Paris » (« I read your Paris letters of 1890./Each night I take them to my thin bed/and learn them as an actress learns her lines. ») ou le double portrait de sa mère et d’elle-même, dont le sourire figé (« and in the morning I had my portrait done,/holding my smile in place, till it grew formal. ») fait écho à celui de l’enfant dans « Baby Picture ». Cette série de portraits de famille est complétée par la figure du père, également très présente dans l’œuvre de Sexton. Cependant, celle-ci ne mentionne jamais son nom, elle utilise à la place un « father » qui exprime une distance immédiatement perçue par le lecteur.

Plus qu’un contrat autobiographique, le contrat de lecture voulu par cette utilisation de noms transparents est un contrat ekphrastique où le lecteur devient spectateur de portraits figeant le temps et ses reflux. Enfin, l’utilisation du nom fictif Ms. Dog, que l’on retrouve dans « Sweeney » et dans « Is It True? », relève plutôt du double fictif, palindrome dévoilant un avatar divin, que d’une volonté d’opacifier son écriture.