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La poésie « confessionnelle » offre à ses lecteurs un contrat de lecture ambigu en jouant avec la promesse de transparence qu’offrent le genre autobiographique et la nature opaque du genre poétique, où le rapport du signifiant au signifié est rarement immédiat. Au cours de ses recherches sur l’autobiographie, Philippe Lejeune a analysé différentes expressions liées au genre autobiographique et conclu que « toutes les expressions employées renvoient à l’idée que le genre autobiographique est un genre contractuel80. » Ainsi, selon lui,

la problématique de l’autobiographie ne se situe pas autour d’un rapport entre le texte et le hors-texte car « un tel rapport ne pourrait être que de ressemblance et ne prouverait rien81 ». En réalité, elle serait fondée sur une

analyse, au niveau global de la publication, du contrat implicite ou explicite proposé par l’auteur au lecteur, contrat qui détermine le mode de lecture du texte et engendre les effets qui, attribués au texte, nous semblent le définir comme autobiographie. Le niveau d’analyse utilisé est donc celui du rapport

publication/publié, qui serait parallèle, sur le plan du texte imprimé, au rapport énonciation/énoncé, sur le plan de la communication orale82.

La transparence se situerait donc plutôt au niveau de l’intention de l’auteur·rice qu’au niveau du contenu de ses écrits. Néanmoins, la recherche de Lejeune s’applique avant tout au roman, lequel possède plusieurs codes permettant à l’auteur·rice d’expliciter son contrat de lecture (nom du ou de la narrateur·rice, titre de l’œuvre, etc.) afin de préciser s’il s’agit d’une autobiographie ou d’une œuvre de fiction, malgré la fréquente porosité entre les genres.

La poésie est constituée de sous-genres et de sous-catégories qui possèdent leurs propres codes permettant plus ou moins d’expliciter un contrat de lecture. Par exemple, la poésie épique, qui est une sous-catégorie de la poésie narrative, a des codes particuliers : il s’agit généralement d’un long poème narratif qui célèbre les exploits d’un ou plusieurs héros légendaires racontés par un·e ou plusieurs narrateur·rice·s. Il se peut que le·la narrateur·ice soit intradiégétique ou extradiégétique, voire les deux de façon alternée comme dans l’Odyssée. Dans les deux cas, le contrat de lecture est assez clair : le poème en question ne relèvera pas de l’autobiographie, puisque le personnage ou les personnages de la diégèse,

80 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1996 (première édition : 1975), p. 44.

81 Ibid.

qu’ils soient historiques ou fictifs, sont bien distincts de l’auteur·rice. La poésie « confessionnelle », qui est un courant appartenant au sous-genre de la poésie lyrique, offre moins de possibilité à l’auteur·rice d’expliciter son contrat de lecture dans la mesure où la persona du poème est souvent un je anonyme, de surcroît un ego scribens plutôt qu’un ego

memorans, pour reprendre la distinction faite par Pierre Campion dans La Littérature à la recherche de la vérité83, autrement dit, un je qui n’a pas d’histoire. The Oxford Dictionary of Literary Terms définit le sens moderne du terme « poésie lyrique » comme suit : « (…) any

fairly short poem expressing the personal mood, feeling, or meditation of a single speaker (who may sometimes be an invented character, not the poet)84 ». L’apparente transparence du

je de la poésie « confessionnelle » renvoie donc à une problématique complexe : sans contrat

de lecture (pré)établi par les auteur·rice·s, comment les lecteur·rice·s peuvent-il·elle·s savoir si les poètes et leurs personae sont distincts ?

La présence dans les œuvres de Plath et de Sexton d’éléments réels de leur vie portés à la connaissance du public participe d’une confusion fréquente entre le poète et la persona et ne peut que contribuer à un contrat de lecture déjà ambigu, où le je n’est ni tout à fait fictif, ni tout à fait autobiographique, où la persona au nom fictif est parfois plus autobiographique que le je. Il sera intéressant de s’appuyer dans un premier temps sur une étude des types de noms utilisés par Plath et Sexton, du plus transparent au plus opaque : du vrai nom, comme dans certains poèmes de Sexton, au faux nom (au sens étymologique de « pseudonyme ») de Plath lorsqu’elle écrivit The Bell Jar, en passant par le nom fictif, sorte de masque à la fois transparent et opaque qui permet d’écrire sur soi tout en étant un·e autre, ou d’écrire sur quelqu’un d’autre tout en étant soi. Le choix des noms est en effet crucial dans la notion de contrat de lecture dans la mesure où la non-coïncidence du nom de l’auteur·rice et de celui de son·sa narrateur·rice exclut de facto le genre autobiographique. Cela s’illustre bien dans le titre ironique de l’œuvre de Gertrude Stein The Autobiography of Alice B. Toklas. Ici, autobiography est un leurre : si l’œuvre commence bien par une borne initiale typique du genre autobiographique (« I was born in San Francisco, California. »), le « I » n’est pas Gertrude Stein : cette dernière offre donc un faux contrat de lecture autobiographique. En outre, elle offre un contrat de lecture ironique, qui questionne les codes du genre autobiographique.

83 Cf. Pierre Campion, op. cit., pp. 76-77, 81.

1.2. Noms transparents et noms opaques : je et les autres

Les adjectifs « transparent » et « opaque » renvoient à la dialectique de la dissimulation et de la monstration et à la question : faut-il cacher pour montrer ou montrer pour cacher ? J’appelle « nom transparent » l’utilisation assumée par l’auteur·rice de son propre nom ou de noms de personnes réelles dans une œuvre, dont le but serait de faire accroire à l’authenticité des faits racontés. Si l’auteur·rice utilise son propre nom associé à un narrateur ou une narratrice intradiégétique à la première personne, l’identification de l’auteur·rice au narrateur ou à la narratrice est quasi immédiate dans la mesure où les lecteur·rice·s percevront cela comme un aveu – contrat ? – autobiographique de la part de l’auteur·rice. À l’autre pôle se trouve le « nom opaque », celui qui ne permet pas l’identification de l’auteur·rice à son œuvre : le pseudonyme d’une part, le nom fictif de l’autre. Le terme « pseudonyme » provient du grec ancien et signifie littéralement « faux nom ». L’existence d’un « faux nom » implique l’existence d’un « vrai nom », couramment entendu comme l’état civil. Notons que la périphrase « nom de plume », en anglais « nom de plume » ou « pen name », est un équivalent du pseudonyme faisant spécifiquement référence au nom d’emprunt d’un écrivain par l’usage métonymique de la plume. Le nom de plume provient alors d’un choix de la personne privée (nom civil) de se dissocier de la personne publique (pseudonyme). Sylvia Plath et Anne Sexton utilisaient leur nom civil en tant que poètes, à la différence près que Sylvia Plath écrivait sous son nom de naissance, alors qu’Anne Sexton, née Anne Gray Harvey, écrivait sous son nom « marital », peut-être parce qu’Anne Sexton portait le nom de son mari depuis déjà dix ans lorsqu’elle commença à être publiée, alors que Sylvia Plath avait déjà publié plusieurs poèmes et textes bien avant son mariage avec Ted Hughes en 1956.

Anne Sexton et Sylvia Plath utilisaient principalement le je dans leurs poèmes, persona la plus courante dans la poésie lyrique. Toutefois, Anne Sexton utilisait également des noms de personnes réelles, de ses filles au président des États-Unis, ce que Sylvia Plath ne faisait guère, à l’exception du poème « Ode for Ted » (1956) où elle fait explicitement référence à Ted Hughes. Notons que l’ode est une sous-catégorie de la poésie lyrique, au même titre que l’élégie, à laquelle Sexton s’est essayée avec « Sylvia’s Death », poème écrit après la mort de Sylvia Plath dans Live or Die (1966), ce qui signifie que la poésie lyrique

comprend des sous-catégories qui admettent un contrat de lecture autobiographique – même s’il existe quelques exemples d’odes et élégies fictives. Contrairement à Plath, Sexton s’utilisa elle-même comme persona/personnage dans certains de ses poèmes, c’est pourquoi la partie « nom transparent » s’intéressera particulièrement aux poèmes de cette dernière. Pour autant, Sexton était catégorique sur la distance entre la « vérité poétique » et l’autobiographie dans l’œuvre, comme Gale Swiontkowski le fait remarquer dans Imagining Incest85.

Plath utilisa un pseudonyme pour écrire son roman The Bell Jar, ce qui a été généralement perçu comme une volonté de ne pas être reconnue en raison de l’aspect autobiographique de son œuvre. Pourtant, Plath souhaitait depuis longtemps être reconnue en tant que romancière, se référant à Virginia Woolf comme modèle absolu. On peut raisonnablement se demander pourquoi une autrice qui cherchait à être reconnue a finalement décidé de se dissimuler sous un nom de plume et par là même de ne pas être reconnue. Était-ce pour rendre l’œuvre plus opaque, Était-celle-ci ne pouvant probablement pas être lue de la même façon selon qu’elle a été écrite par Sylvia Plath la poète ou une certaine Victoria Lucas qui publie son premier roman ? Voulait-elle protéger des proches qui se reconnaîtraient dans les personnages ? Le nom opaque désignera principalement le nom fictif, notamment dans The

Bell Jar, qui diffère du pseudonyme en ceci qu’il est bien distinct de l’auteur·rice86. Si les autres chapitres de cette thèse se concentrent sur l’œuvre poétique de Plath, le présent chapitre se focalise sur le roman The Bell Jar, lequel soulève de nombreuses problématiques liées à la confusion entre autobiographie et fiction, allant jusqu’au « procès du nom fictif ».

85 « Anne Sexton similarly stated on several occasions that even when her poetry sounds most personal and in fact deals with real issues, it is still not autobiographical fact and cannot be: “Poetic truth is not necessarily autobiographical. It is truth that goes beyond the immediate self, another life. I don’t adhere to literal facts all the time; I make them up whenever needed. Concrete examples give a verisimilitude” (1985, 103). Poetry is fiction and not fact, for it intentionally reshapes and colors the raw materials of experience. This is as true for confessional poetry as it is for dramatic monologues by fictional characters. » In Gale Swiontkowski, op. cit., p. 10.

86 « Il ne faut pas confondre le pseudonyme ainsi défini comme nom d’auteur (porté sur la couverture du livre) avec le nom attribué à une personne fictive à l’intérieur du livre (même si cette personne a statut de narrateur et assume la totalité de l’énonciation du texte) : car cette personne est elle-même désignée comme fictive par le simple fait qu’elle soit incapable d’être l’auteur du livre. », Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1996, p. 24.