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Chapitre II. Les théories des mouvements sociaux au service de la compréhension

2.5 Problématique et objectifs de la thèse

Actuellement, l’un des plus importants efforts de mobilisation mis en œuvre par les mouvements jihadistes consiste en la production et la diffusion massive de matériel de propagande (Torres et al., 2006; Winter, 2015). Ce matériel se présente le plus souvent sous la

forme de documents imprimés, souvent numérisés afin d’être diffusé en ligne (magazines, rapports, pamphlets, dépliants, images), ou en formats multimédias (audio et vidéo) (Greene, 2015). Internet et les médias sociaux sont en effet des vecteurs optimaux pour la distribution de propagande jihadiste, puisqu’ils permettent d’optimiser le nombre de consommateurs potentiels, d’augmenter leur rapidité de diffusion et de diminuer les intermédiaires entre l’audience et les propagandistes (Fisher, 2015; Winter, 2015). Il ne fait d’ailleurs aucun doute que nous avons assisté dans les dernières années à une augmentation phénoménale de la quantité de matériel de propagande jihadiste disponible sur Internet. Comme le soulignent Jowett et O'Donnell (2015), « the Internet and various forms of digital communication have significantly increased the

dissemination of propaganda, thus it is especially important to understand what propaganda is and what its capabilities are » (p. 7). Il est d’autant plus important de comprendre la propagande

jihadiste plus particulièrement, dans la mesure où suivant ce qui est dicté par cette propagande, des attentats sont commis et un nombre important d’Occidentaux quitte leur pays pour rejoindre des organisations jihadistes dans différentes zones de conflit. Or, une revue de la littérature sur la propagande jihadiste nous apprend que les études sur le sujet sont essentiellement descriptives et qu’il existe très peu d’analyses qualitatives approfondies de la construction du discours de propagande et de ses techniques d’influence. Même si nous disposons actuellement d’une quantité considérable d’information sur la manière dont les dirigeants d’organisation définissent le jihad, peu d’études ont porté leur attention sur les discours tenus par la panoplie de nouveaux acteurs faisant maintenant partie de la mouvance décentralisée luttant pour la gouvernance du jihad à travers cette propagande (p. ex.: Holbrook, 2014; Kepel & Milelli, 2008; Macnair & Frank, 2017a; Salem et al., 2008; Winter, 2015). De plus, même si certains ont porté leur attention sur le message, les modèles développés offrent peu d’outils pour comprendre la construction du discours jihadiste et la représentation hétérogène du jihad qui transparaît à travers la propagande, notamment en ce qui a trait aux problèmes auxquels les mouvements sociopolitiques mobilisés par cette idéologie font face, aux solutions qu’ils proposent, ainsi qu’à leur rhétorique d’engagement (Berger, 2015; Moghadam & Fishman, 2011b). Or, comme nous avons pu le voir, ces trois dimensions correspondent exactement aux cadres de l’action collective proposés par Snow et Benford (1988), soit respectivement les cadrages diagnostic (une problématique), pronostic (une solution) et motivationnel (des justifications à l’action). Contrairement à ce que ce cadre théorique propose, l’idée ne serait toutefois pas ici d’envisager

de mieux comprendre la relation entre les processus de cadrage et le fonctionnement des mouvements sociaux (Benford & Snow, 2000), mais plutôt entre les processus de cadrage et la construction de discours d’influence. De plus, bien que nous considérions le jihadisme comme une idéologie, en raison de sa marginalité et du fonctionnement des organisations qui le soutiennent, nous l’étudions sous l’angle des mouvements sociaux afin de bien saisir le dynamisme du contexte dans lequel se construit ce discours. Cette idée abonde dans le même sens que Snow et Byrd (2007) à l’effet que « the monolithic use and application of the concept

of ideology to Islamic terrorist movements is of questionable analytic utility because it tends not only to ignore ideological variation and flexibility among these movements » (p. 119). Notre

intérêt pour le discours se situe également à l’égard des opportunités qu’il offre dans la compréhension de cette idéologie et à l’égard du caractère mobilisateur qu’offrent les représentations de la réalité à travers celui-ci (Corman, 2011). En effet, Schmid (2014) défend d’ailleurs très bien dans le passage suivant toute l’importance de s’intéresser au cadrage de ce discours :

They [the narratives] offer an alternative form of rationality deeply rooted in culture, which can be used to interpret and frame local events and to strategically encourage particular kinds of personal action. Their narrative power is derived from the fact that the story “hangs together” well and “rings true” for the targeted audience. Al Qaeda builds its political narrative on the religious tradition of Islam, appropriating and transforming key elements from the Qur’an and the Hadith, from Mohammed’s life story and from the early history of Islam for its own ideological purposes. Embedding salafist and jihadist Islamism in the Islamic tradition gives al Qaeda’s narrative an apparent justification and unique appeal. At the same time, it gives it a degree of invulnerability: any attack on it can be portrayed as an attack on Islam itself, rather than as an effort of debunking an eclectic patchwork of cherry-picked elements from sources considered sacred (p. 4).

Conformément à cette approche théorique et aux lacunes que nous avons pu constater dans la littérature, nous posons la question de recherche suivante : comment peut-on mieux comprendre la diversité du discours jihadiste en s’intéressant à la relation qui existe entre la décentralisation de ce mouvement, son répertoire d’action communicationnelle et le cadrage de son discours?

Afin d’y répondre et de pallier les précédentes lacunes, la présente thèse examine en profondeur une série de vidéos de propagande jihadiste ayant été mis en ligne par les

organisations jihadistes au Moyen-Orient entre 2006 et 2016, soit pour une période de 11 ans s’amorçant depuis la réorganisation d’AQI se proclamant ÉII, événement précurseur de la lutte actuelle pour la gouvernance du jihad. Notre intérêt pour le matériel multimédia découle de sa particularité à fournir un contexte entourant le discours et à combiner « emotion and persuasion

to shape the political environment. It has a unique power to turn attitudes into political will, and to galvanise ideas into action » (Farwell, 2010, p. 129). De plus, la propagande

cinématographique est un instrument de propagande particulièrement efficace qui a d’ailleurs été l’un des médias les plus influents du régime allemand entre les deux Guerres mondiales (Domenach, 1973; Hoffmann, 1996). Afin de nous attaquer plus spécifiquement aux problématiques vécues dans les pays occidentaux, nous portons une attention particulière à une propagande anglophone, soit une propagande que nous considérons comme ayant été spécialement conçue à l’attention d’un auditoire occidental et disposant de cadres particuliers auxquels le discours propagandiste doit chercher à s’aligner (Wiktorowicz, 2004). Dans le but de conserver un intérêt pour la compréhension des activités d’influence et la construction d’un discours de mobilisation, nous n’abordons pas ici la question de la résonance du discours et la relation subséquente pouvant exister entre cadrage et mobilisation, de même que les effets du discours. Ainsi, nous avons pour objectif général de comprendre la diversité du discours jihadiste global inspiré d’al-Qaïda et visant spécifiquement une audience occidentale. Afin d’y arriver, l’atteinte de cet objectif général repose sur celle des trois objectifs spécifiques suivants :

1. Explorer le répertoire d’action communicationnelle de vidéos jihadistes produites à l’attention d’un public occidental ;

2. Identifier les cadres de l’action collective dans le discours émis dans les vidéos jihadistes produites à l’attention d’un public occidental ;

3. Identifier des similitudes dans le répertoire d’action communicationnelle et les opérations de cadrage de l’action collective permettant de distinguer différents types de discours d’influence.

Lorsque ces objectifs seront atteints, les retombées de la présente étude seront multiples. D’abord, la maîtrise d’une meilleure connaissance de la rhétorique d’engagement et de la représentation que les organisations jihadistes projettent d’elles-mêmes vers un auditoire

occidental permettra d’offrir une réponse plus spécialisée à la diversité des représentations idéologiques et stratégiques du MJG (Brachman & McCants, 2006; Fishman & Moghadam, 2011). Étant donné qu’il n’existe pas de profil type de jihadistes (Gill et al., 2014; McCauley & Moskalenko, 2014) et que la nature des processus de radicalisation diverge pour chaque individu, une meilleure compréhension des différentes représentations du jihad est un atout essentiel pour orienter les pratiques de prévention et d’interventions individualisées contre la radicalisation menant à la violence. Par exemple, elle facilitera la production de contrepropagande et de discours alternatifs liés à un type de propagande plus spécifique (Van Ginkel, 2015). De plus, Novenario (2016) souligne que la mise en lumière de l’hétérogénéité d’un discours idéologique peut d’ailleurs en diminuer son pouvoir mobilisateur :

Extremism is seductive because it deals in absolutes and offers a view of a complex world as black and white. The current strife within jihadi ranks shows that even among extremists, there is convolution and infighting, and exposing this reality may contribute towards making extremism a less attractive proposition (p. 11).

Dans un autre ordre d’idée, pour Forest (2012), « combating a terrorist group should include

an attempt to see the world through the eyes of the organization’s leaders and see what they fear most, particularly in terms of their ideological vulnerabilities » (pp. 9-10). Ainsi, la

perspective phénoménologique que nous adoptons dans la présente étude propose une réflexion compréhensive adaptée à la réalité vécue par les propagandistes et s’inscrit en rupture paradigmatique avec la représentation de la construction du jihad actuellement présentée dans l’espace public, entre autres par les médias. La méthodologie d’analyse du discours que nous adopterons permettra de mettre en relation les résultats issus de nos trois objectifs, de manière à surpasser la simple description du phénomène et comprendre la mobilisation des cadrages de l’action collective dans la construction des différents discours de ce type particulier de propagande. L’ajout d’une dimension d’analyse transversale reliant nos deux premiers objectifs spécifiques permettra ensuite la mise en relation des différents éléments du modèle et la mise en lumière d’un regard inédit sur ce type de matériel.