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Chapitre III. Méthodologie

3.1 La collecte de données

3.1.1 Échantillonnage

Depuis déjà plus d’une décennie, la décentralisation du MJG a entrainé le développement de toute une série de communications visant plus particulièrement un public occidental. Plus précisément, entre 2006 et 2016, on assiste à l’établissement d’un appareil

communicationnel ayant permis la diffusion d’une quantité impressionnante de matériel de propagande par les multiples maisons de production officielles représentants le MJG. Même si certaines organisations jihadistes possèdent des ramifications ailleurs dans le monde (p. ex. : al- Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), al-Shabaab, Boko Haram), cette étude porte un regard particulier sur la zone moyen-orientale afin de conserver une certaine similarité des enjeux géopolitiques auxquels les producteurs de propagande sont confrontés. Ainsi, nous nous sommes limités aux communications émises par les organisations jihadistes actives dans les pays suivants : Afghanistan, Arabie saoudite, Bahreïn, Chypre, Égypte, Émirats arabes unis, Irak, Iran, Israël, Jordanie, Koweït, Liban, Oman, Palestine, Qatar, Syrie, Turquie, Yémen. Bien entendu, tous ces pays ne sont pas touchés par la présence de telles organisations. Principalement, on les retrouve de part et d’autre de la frontière afghano-pakistanaise et irako- syrienne, ainsi qu’au Yémen. De plus, toutes les organisations jihadistes qui s’y trouvent n’adhèrent pas forcément à ce que nous avons présenté comme le jihadisme salafiste global inspiré d’AQ. Certaines d’entre elles optent plutôt pour une version plus locale ou régionale du salafisme jihadiste et ne s’impliquent pas dans la globalisation de cette idéologie et la visée panislamiste qui la caractérise. Par exemple, les Talibans, bien qu’ils collaborent avec AQ depuis sa création, ne se concentrent principalement qu’à l’obtention d’une certaine autorité politique dans la région et ne s’inscrivent pas dans ce MJG aux visées plus élargies. Notre échantillon d’organisations du MJG se limite donc aux différentes branches d’AQ (incluant AQPA, JAN et AQC) et d’ÉI dans la région. Nous avons aussi ciblé plus particulièrement cette région parce que nous nous intéressions aux communications émises à l’endroit d’un public occidental et selon les statistiques officielles à ce jour, les combattants étrangers occidentaux allant rejoindre des groupes armés dans les zones de conflits rejoignent majoritairement les organisations jihadistes au Moyen-Orient et plus particulièrement en Syrie et en Irak (CSIS- SCRS, 2016; The Soufan Group, 2015).

Pour ce qui est de l’aspect temporel, nous limitons notre période d’analyse aux années qui ont suivi la réorganisation stratégique d’AQI. Il s’agit d’une période de changement cruciale pour l’orientation idéologique de cette organisation et elle est également à l’origine de la lutte actuelle pour la gouvernance du jihad à laquelle nous assistons aujourd’hui entre les organisations affiliées à AQ ou à ÉI. En amorçant notre analyse en 2006, nous évitions donc

une période où nous n’aurions pas pu considérer ces deux factions distinctes au sein du MJG. Cela nous permet par ailleurs de pouvoir distinguer plus facilement les discours de l’une et l’autre des deux tangentes qui demeurent toujours aujourd’hui dans ce mouvement. C’est également à cette période que l’on perçoit, d’une part, une augmentation significative du nombre de productions médiatiques mises en ligne et, d’autre part, une hausse des productions médiatiques produites en anglais. Enfin, la période étudiée se termine en 2016, puisque, compte tenu de la charge de travail qui découle de l’analyse d’un tel volume de vidéos, nous devions simplement mettre un terme à notre collecte de données et nous concentrer sur l’analyse de celles-ci. De plus, nous avons jugé qu’une période d’analyse d’une durée de 11 ans était amplement suffisante pour obtenir un portrait intéressant de l’évolution de ce discours. D’ailleurs, rares sont les études qui se sont affairées à étudier systématiquement le discours jihadiste émis par un même vecteur de diffusion sur une aussi longue période. Aussi, nous avons pu constater que les opérations militaires effectuées contre les organisations jihadistes au Moyen-Orient à partir de 2015 ont fait en sorte de déstabiliser l’appareil communicationnel du MJG et il s’en est suivis une baisse significative dans la production de vidéos suivant cette période (Lakomy, 2017; Milton, 2018). Comme nous souhaitions observer la diversité du discours, il nous a semblé en avoir déjà obtenu un portrait suffisant jusqu’à cette date. Bien que des résultats plus actuels auraient été intéressants, l’inclusion de vidéos subséquentes n’aurait sans doute pas modifié drastiquement le portrait que nous pouvions déjà dresser de la diversité avec le matériel dont nous disposions.

Comme nous le précisions lors de la présentation de notre problématique de recherche, nous nous concentrons à étudier les productions vidéos réalisées par ces organisations jihadistes. Il nous apparaît aussi que ce vecteur de diffusion du discours, hautement complexe, fait aussi depuis un certain temps l’objet d’un intérêt plus important de la part des jihadistes, tel que le soulignent Macnair et Frank (2017a) :

Videos that are shot, produced, and distributed by terrorist organizations have become particularly popular in the last few years, partially attributable to the increased accessibility and affordability of high-definition cameras (including those found on most modern smartphones) and video-editing software (Neumann, 2013). This access to sophisticated video-creation technologies combined with the popularity and scope of open video-sharing platforms such as YouTube have allowed terrorist organizations

such as the IS to reach a larger audience than ever before with highly stylized videos of undeniable production quality (Gates & Podder, 2015; Stenersen, 2008; Weisburd, 2009) (p. 236).

Ces productions vidéo ont donc attiré notre attention pour trois raisons particulières. La première relève de son potentiel de persuasion, tel que nous le mentionnions à l’égard l’efficacité particulière qu’a obtenue la propagande cinématographique pour le régime nazi (Domenach, 1973; Hoffmann, 1996), mais aussi parce que de nombreuses études abondent encore aujourd’hui dans le sens d’une très forte influence de l’industrie du cinéma sur l’opinion publique (Bidaud, 2012; Courmont & Benezet, 2007). Deuxièmement, dans une dynamique plus culturelle, les vidéos émises par le MJG constituent un matériel de première main et offrent une représentation plurielle de ce que les organisations jihadistes projettent d’elles-mêmes et de la manière dont ils souhaitent être perçus par leur auditoire. Comme il s’agit d’une population et d’un terrain d’étude difficilement accessible par le biais de la plupart des méthodologies qualitatives traditionnelles, l’analyse de ces communications arrive à poser un regard phénoménologique sur le sujet qui sera intéressant de comparer avec une littérature basée sur d’autres types de données. Dans une perspective phénoménologique, El Difraoui (2013) souligne d’ailleurs que « les films d’al-Qaïda prennent la forme d’ « autoportraits idéalisés », permettant de porter un regard sur l’intérieur de ses mouvements, sur leur perception, leur motivation, leur idéologie » (p. 24). Dans un même ordre d’idée, Evan Kohlmann, un conseiller gouvernemental américain ayant figuré dans le documentaire « London Under Attack » diffusé par la BBC en 2005, notait aussi que : « [W]hile a picture may be worth a thousand words, a

video, uploaded to an Internet site, is worth 10,000 » (Archetti, 2012; Awan, Hoskins, &

O'Loughlin, 2011). Troisièmement, contrairement aux autres sources documentaires, les productions vidéos proposent un environnement dynamique et visuel permettant de situer le discours dans un contexte, ce qui nous permet notamment d’observer certaines caractéristiques non verbales et d’obtenir plus d’information sur les propagandistes. De plus, contrairement aux autres types de sources documentaires, les productions vidéo proposent un environnement dynamique et visuel permettant de situer le discours dans un certain contexte. Ici, la notion de contexte ne fait pas référence à l’environnement de production du message, de diffusion ou de

réception physique du celui-ci, mais bien à l’image, la forme et le format du vidéo qui accompagne le message.

En raison de contraintes méthodologiques qui seront expliquées plus en détail ultérieurement, nous avons aussi limité notre échantillon aux vidéos réalisées en une seule langue. Comme l’anglais constitue la langue la plus utilisée par les populations occidentales, nous avons limité notre collecte de données aux productions vidéo officiellement et originalement produites, traduites ou sous-titrées en anglais. Par officiellement et originalement, nous entendons d’abord les vidéos réalisées par les maisons de production médiatique officielles des organisations jihadistes, donc provenant de ce que nous qualifions de haute jihadosphère. Nous spécifions également que le matériel doit être originalement réalisé en anglais par ces dernières, donc nous excluons les productions officielles ayant été traduites par des tiers ou des organisations tierces. Certaines productions anglophones n’offrant aussi qu’un discours spécifiquement conçu à l’endroit d’un public non-occidental ont également été exclues.20 Nous

avons pu le constater lors de la présentation de l’évolution de la propagande jihadiste au Chapitre 2, de nombreux acteurs indépendants font aujourd’hui partie de la mosaïque de propagandistes au service du MJG, et parmi ceux-ci, certains vont justement s’affairer à traduire du matériel produit par les maisons de production officielles afin de le rendre accessible à une audience plus élargie. Par exemple, nous avons exclu de l’échantillon les vidéos reproduites ou traduites par des organisations telles que Ansar al-Mujahideen Forum, Global Islamic Media Front, Fursan al-Balagh Media, Global Islamic Intelligence Media, al-Medrar Media, Chabab Tawhid Media, Musa Cerantonio, al-Fajr Media Center, The Jihad Media Batallion, Jamia Hafsa Forum, etc. Dans ce même ordre d’idée, les vidéos produites par al-Muhajirun ont aussi été exclues. Bien que cette organisation soit affiliée à JAN et qu’elle soit composée et à la recherche de combattants étrangers, c’est dans l’objectif d’un jihad local contre le régime d’Assad qu’elle le fait, au même titre que d’autres groupes jihadistes en Syrie comme Ahrar al-Sham, ou comme c’est le cas aussi pour les Talibans en Afghanistan (Thomas, 2015).

Nous imposons cette sélection stricte dans la mesure où, conformément à la perspective phénoménologique que nous adoptons dans la présente étude, nous souhaitons obtenir une

représentation la plus fidèle et la plus adaptée possible de la réalité vécue par les propagandistes. Nous souhaitons également offrir une représentation s’inscrivant en rupture paradigmatique avec la représentation du jihadisme actuellement présentée dans l’espace public, notamment par les médias, et nous voulons aussi éviter toute forme de biais d’interprétation ou de traduction subséquente par un intermédiaire. De plus, nous considérons que le matériel traduit par un tiers n’a peut-être pas été originalement produit à l’endroit d’un public occidental et que les opérations de cadrage qui y figurent risquent ainsi de différer. Finalement, comme c’est le discours qui nous intéresse, nous avons évidemment écarté les productions n’offrant pas, ou très peu, de communications verbales ou écrites. En effet, dans le cadre de la présente étude, nous avons seulement examiné les formes orales et écrites de transmission du discours, mais il convient de mentionner que la communication ne se limite pas qu’à ces dimensions. Elle peut aussi, dans d’autres cas, inclure ou ne se limiter qu’à des communications non verbales telles que des images ou des actes. En effet, beaucoup soutiennent que les actions collectives elles- mêmes, et même les actes de violence, sont des formes de communication en soi, d’où en découle d’ailleurs le concept de « propagande par l’action » (Fleming, 1980).

Au final, nous obtenons à ce jour une base de données comportant 205 vidéos et totalisant pour 73 heures, 44 minutes et 21 secondes d’enregistrement.21 Un identifiant unique

a été attribué à chaque production afin de pouvoir les identifier plus facilement lors des analyses ultérieures, mais aussi pour lier chaque fichier vidéo avec les informations quantitatives ayant été aussi colligées lors de la collecte de données : date de parution, titre, durée, format, taille du fichier, maison de production, organisation associée, pays présumé de production, langue parlée, langue des sous-titres, adresse de la source du téléchargement et date du téléchargement, etc. La liste complète des vidéos incluses dans l’échantillon est présentée en Annexe 1.