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Chapitre II. Les théories des mouvements sociaux au service de la compréhension

2.4 Vers une opérationnalisation du cadrage motivationnel permettant de mieu

2.4.1 Les facteurs d’attraction comme cadres motivationnels

Dans les études qui s’y intéressent, les facteurs d’attraction se présentent sous différentes formes qu’il est possible de regrouper sous quatre dimensions distinctes. Ces catégories ne sont toutefois pas mutuellement exclusives, étant donné qu’un individu peut ressentir un besoin relatif à de multiples dimensions attractives. C’est d’ailleurs ce que soulignait Crenshaw (1986) il y a déjà quelques décennies à l’effet que « the popular image of the terrorist as an individual

motivated exclusively by deep and intransigent political commitment obscures a more complex reality » (p. 19). En effet, les trajectoires de radicalisation et d’engagement dans l’action

collective sont complexes et elles diffèrent également d’un individu à l’autre (Horgan, 2008). La première dimension de facteurs que nous avons regroupée relève de la question identitaire associée au processus de construction, ou de reconstruction, psychocognitive qui caractérise la radicalisation. En s’appuyant sur l’analyse de 2 032 cas de « voyageurs extrémistes », Venhaus (2010) identifie ces derniers comme des « seekers », autrement dit, des individus en quête de quelque chose. Il précise que ces derniers cherchent à savoir qui ils sont, pourquoi sont-ils importants et quel est leur rôle dans le monde, et que l’idéologie à laquelle ils adhèrent leur permet d’obtenir les réponses à ces questions : « They have an unfulfilled need to

define themselves, which al-Qaida offers to fill » (Venhaus, 2010, p. 8). Parmi les différents

besoins que ces individus cherchent à combler, la dimension identitaire est la plus étendue parmi les études sur le sujet. Or, une attention particulière doit y être portée dans l’analyse d’un discours de mobilisation. D’abord, on y retrouve une dimension entourant la raison d’être, où l’individu cherche à donner un sens à sa vie (Cottee & Hayward, 2011; McBride, 2011). Pour Hogg (2009), le développement d’une identité personnelle est un processus complexe et anxiogène, ce qui fait en sorte que plutôt que de chercher sa propre identité, certaines personnes vont plutôt s’en construire une autour d’un ensemble préexistant de croyances proposées par un groupe ou une idéologie (Taves & Paloutzian, 2011). Dans cette veine, le discours idéologique propose différents buts ou objectifs auxquels s’accrocher, et ce, afin d’obtenir une certaine satisfaction personnelle et une impression d’utilité, notamment par le fait de servir une cause qui apparaît juste (Baumeister, 1991; Borum, 2014). Aussi, cela tend à procurer une impression de contrôle et d’estime de soi, « feeling that you are fundamentally “good” and have desirable

characteristics » (Borum, 2014, p. 292). L’engagement actif dans une idéologie, un mouvement

ou une organisation peut également procurer un statut à celui qui s’y engage (Kruglanski, Chen, Dechesne, Fishman, & Orehek, 2009). D’après Venhaus (2010), la recherche d’un statut est particulièrement importante pour les « voyageurs extrémistes » provenant de diasporas moyen- orientales en pays occidentaux. Ces derniers, potentiellement incapables de réaliser leurs aspirations dans leur pays d’accueil, verraient dans le jihadisme une opportunité de se démarquer et de performer au sein d’une communauté alternative. À des fins de mobilisation, il s’agit dès lors de promouvoir par exemple une forme de gloire, voire même d’héroïsme associé à l’engagement dans les solutions proposées par l’idéologie (Bloom, 2005; Fletcher, 2002; Roy, 2016; Stern, 2003). Dans le cas du jihadisme, ce statut est notamment lié à la religion et aux efforts menés « dans le chemin d’Allah ». Par exemple, il peut s’agit d’obtenir un certain statut par la simple profession de foi, mais il peut également découler d’un engagement prescrit par le discours, comme l’émigration (hijrah) ou le combat armé (jihad) (Dawson & Amarasingam, 2017; Moghadam, 2003). D’ailleurs, le statut particulier, voire héroïque accordé aux jihadistes y ayant laissé leur vie peut s’avérer considérable :

[…] their pictures are plastered on public walls, their deaths announced in the press

and media as weddings rather than as obituaries; their families have received visits from political officials and sometimes even given money; and they have been praised in mosques and at rallies. (Snow & Byrd, 2007, p. 129)

En plus de la raison d’être et du statut, l’association à une idéologie, un mouvement ou un groupe permet aussi l’assouvissement d’un besoin d’appartenance pouvant être instrumentalisé dans un discours de mobilisation (Baumeister, Brewer, Tice, & Twenge, 2007; Baumeister & Leary, 1995; Melucci, 1996). En effet, comme le soutient Borum (2014), « the human need for

belonging has such great power that the void resulting from its absence creates a psychological vulnerability to exploitation by nearly any collective that offers acceptance and security »

(p. 292). Cette perspective abonde dans le même sens que la théorie des « bunch of guys » de Sageman (2004), où ce dernier suggère que les individus passent par un processus de radicalisation collective accompagné d’autres partageant des intérêts communs. De plus, Crettiez et Ainine (2017) soulignent que le groupe de pairs que les jihadistes rejoignent lors de leur engagement est un quelque sorte une « communauté magnifiée », « louée pour son sens de

l’accueil, du partage, de la générosité et de l’amitié » (p. 95), s’avérant très attrayante pour un individu en reconstruction identitaire.

Dans un deuxième temps, comme le défendent de nombreux chercheurs, l’aspect émotionnel s’avère aussi un incontournable du processus de radicalisation (Borum, 2014; Bouhana & Wikström, 2011; Ducol, 2013; Horgan, 2008; McCauley & Moskalenko, 2008, 2014; Rice & Agnew, 2013; Taylor & Horgan, 2006; Wright-Neville & Smith, 2009). Cette catégorie de facteurs relève des émotions vécues par les individus s’engageant dans un tel processus. Puisque « les émotions constituent un élément indispensable à la cognition et au déploiement du raisonnement humain dans toute sa globalité » (Ducol, 2013, p. 92), il est généralement admis qu’elles doivent impérativement être considéré comme partie intégrante du processus de radicalisation. Parmi l’ensemble des émotions que l’on retrouve dans la littérature, les trois principales sont associées à un désir de justice (Borum, 2014; Brown & Abernethy, 2010; Ducol, 2013; Khosrokhavar, 2009; Speckhard & Akhmedova, 2005), de vengeance (Borum, 2014; Crenshaw, 1998; Ducol, 2013; Moghadam, 2003; Silke, 2003, 2008; Speckhard & Ahkmedova, 2006; Speckhard & Akhmedova, 2005; Venhaus, 2010) et d’excitation (Borum, 2014; Cottee & Hayward, 2011; Ducol, 2013; Venhaus, 2010). Le désir de justice, parfois identifié comme un désir de réparation, peut être un sentiment suffisamment puissant pour accélérer un processus de radicalisation violente, dans la mesure où il permet à l’individu de percevoir son geste comme moralement acceptable (Borum, 2014; Bouhana & Wikström, 2010, 2011). Dans une perspective altruiste, l’individu y ressent un besoin d’agir afin de contribuer à la réparation de l’injustice qu’il perçoit (Lotz, Baumert, Schlosser, Gresser, & Fetchenhauer, 2011; Speckhard & Akhmedova, 2005). En termes de cadrage, il s’agit alors de mettre l’accent sur une injustice vécue dans le diagnostic. Par exemple, dans le discours jihadiste, Ayman al- Zawahiri s’affaire notamment à décrire la population musulmane comme opprimée par divers acteurs occidentaux contre lesquels tous les musulmans du monde devraient se mobiliser (Berger, 2015; Stern & Berger, 2015). En présentant des images des effets de bombardements américains en Irak ou en Afghanistan, ce dernier tente justement de susciter un désir de justice auprès des adhérents au discours jihadiste. À la différence du désir de justice, le désir de vengeance est davantage centré sur l’individu lui-même. En fait, plutôt que de chercher à répondre à une situation distante de l’individu, le sentiment de vengeance s’appuie sur différents

maux vécus personnellement par celui-ci. Il peut s’agir entre autres de pertes importantes, de victimisations, ou encore d’injustices personnellement vécues ou perçues par l’individu (Borum, 2014; Speckhard & Akhmedova, 2005). Pour Venhaus (2010), l’individu en quête de vengeance « perceives himself as a victim in society. In his logic, external forces are causing his

unhappiness and making it hard for him to succeed. More accurately, he doesn’t know why he feels angry, so he is looking for something to be angry about » (p. 8). Ce sentiment de vengeance

est donc lié à une certaine agressivité sur lequel s’appuie l’action collective. Finalement, pour ce qui est du sentiment d’excitation (le « thrill »), on constate que certains auteurs défendent que l’anticipation positive d’une excitation perçue par diverses sensations fortes, le danger, la violence ou l’aventure puisse aussi être mobilisée en vue d’une action collective (Berger, 2011; Borum, 2014; Cottee & Hayward, 2011; Ducol, 2013; Nussio, 2017; Speckhard & Akhmedova, 2005). Venhaus (2010), pour qui ceux motivés par l’excitation sont des « thrill seekers », envisage que ce genre d’individu « wants to prove his manhood by accomplishing an arduous

task or surviving a harrowing adventure. Bored or unchallenged at home, he looks for the next trial or newest adventure » (p. 11). Ainsi, il propose que ce dernier puisse être attiré par

l’aventure hors du commun que propose la propagande d’al-Qaïda (Venhaus, 2010).

La troisième dimension de facteurs d’attraction relève du romantisme, où l’on fait appel à l’imaginaire dans une dynamique de mobilisation. Le romantisme repose sur le caractère idéaliste, voire même utopique du discours idéologique envers lequel un individu se sent attiré. Le discours idéologique revêt un aspect mystique, fantastique, d’un idéal passé ou à venir pour lequel ses adhérents sont obnubilés (Fletcher, 2002; Marxsen, 2015; Wilson, 1973). Dans le cas du discours jihadiste, comme nous le soulignions, l’idéologie incite à la participation à un combat mené par une entité supérieure. D’une part, ce combat vise à réinstaurer un système de vie sociale idéal pour la pratique d’une interprétation particulière de l’Islam s’apparentant à celui en place à l’époque du Prophète et des deux premiers califes qui lui ont succédé (Rougier, 2007). D’autre part, cette idéologie soutient qu’une participation sincère et suffisante à ce combat permet l’atteinte d’un idéal de vie au Paradis (Jannah). Cet idéal de vie après la mort peut également comporter des attentes de diverse nature, notamment sexuelles (l’offrande de douze vierges au Paradis), ayant été miroitées dans le discours de mobilisation (Moghadam, 2003; Snow & Byrd, 2007). Une telle démonstration de dévouement pour l’idéologie peut par

exemple se faire en tant que martyre (shâheed) (Dawson & Amarasingam, 2017; Snow & Byrd, 2007; Stern, 2003), ou, pour les femmes, en mariant un combattant jihadiste (jihadi bride) (Erelle, 2016).

Finalement, la quatrième et dernière dimension propose plutôt des facteurs pragmatiques liés à l’engagement radical (Borum, 2014; Horgan, 2008; Stern, 2003). Comme le souligne Borum (2014), ce facteur particulier d’attraction « includes financial remuneration, housing,

family subsistence, and other tangible benefits that accrue from affiliating with the violent extremist group or engaging in terrorism-related activities » (p. 295). Ce facteur d’attraction,

souvent représenté par de l’argent comptant ou des produits de luxe, laisse parfois l’impression qu’il vise plus spécifiquement les personnes en situation de précarité financière. Toutefois diverses études ont su démontrer que la plupart des Occidentaux adhérant au MJG ne sont pas issus de milieux financièrement défavorisés (Venhaus, 2010). En fait, dans un monde largement dominé par le capitalisme, l’attrait pragmatique peut tout à fait s’avérer intéressant pour toute sorte de raisons. Il a d’ailleurs été récemment démontré que pour les combattants ayant rejoint le groupe armé État islamique, l’argent était un important facteur de motivation (Khatib, 2015; Pollard, 2015; Quantum Communications, 2015). Les bénéfices acquis par l’engagement dans l’action collective peuvent certes se présenter comme étant destiné à l’individu lui-même, mais comme nous avons pu le constater précédemment dans la citation de Snow et Byrd (2007) sur le statut attribué aux jihadistes, il est aussi important de considérer que ces derniers peuvent également être destinés à autrui. Pour ces raisons, les organisations jihadistes offrent fréquemment une aide et un soutien matériel ou monétaire aux jihadistes et à leur famille (Hoffman, 2006). Par exemple, dans le cas plus particulier de kamikazes, Stern (2003) explique clairement comment des incitatifs financiers peuvent servir à mobiliser des jihadistes palestiniens vers l’attentat-suicide, dans la mesure où la famille du défunt bénéficie par la suite de redevances considérables (Moghadam, 2003).

Figure 5. Représentation schématique de l’opérationnalisation du cadrage motivationnel de l’action collective.

Au terme de cette classification des différents facteurs de vulnérabilité pouvant être instrumentalisés dans un discours de mobilisation, nous sommes en mesure de proposer une opérationnalisation du cadrage motivationnel regroupant ces quatre principales dimensions de facteurs d’attraction. La Figure 5 présente cette opérationnalisation et indique les variables contenues dans chacune de ces catégories de facteurs.19 Évidemment, cette opérationnalisation

n’est ni parfaite ni complète et la section qui suit vise justement à identifier certaines limites relatives à celles-ci.

19 Le schéma complet de l’opérationnalisation du cadrage de l’action collective se trouve en Annexe 4.

Cadrage motivationnel

Les facteurs de vulnérabilité •Attrait identitaire

•La raison d'être •Le statut •L'appartenance •Attrait émotionnel •La justice •La vengeance •L'excitation •Attrait romantique •L'idéal du passé •L'idéal à venir •Attrait pragmatique •Pour soi-même •Pour autrui