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Chapitre I. La propagande et les théories des mouvements sociaux

1.2 Les théories des mouvements sociaux

1.2.1 La mobilisation des ressources et le répertoire d’action

Développée à la fin des années 1970, la théorie de la mobilisation des ressources s’oppose aux perspectives psychosociale et structurelle les plus prédominantes de l’époque (Klandermans, 1984; Lapeyronnie, 1988; McCarthy & Zald, 1977). Contrairement aux précédents courants de l’action collective, où l’on faisait appel à la psychologie individuelle, voire même à la psychologie des foules, « the new approach depends more upon political

sociological and economic theories than upon the social psychology of collective behavior »

(McCarthy & Zald, 1977, p. 1213). Hautement inspirée des travaux de Olson (1978) sur la rationalité de l’action collective, cette perspective offre une vision utilitariste du mouvement social. Bien qu’elle s’oriente vers une perspective de choix rationnel, il ne faut pas réduire cette perspective au simple calcul coût-bénéfice sur lequel elle s’appuie. En effet, elle ne vise pas à établir les causes profondes de l’action collective, mais plutôt à comprendre les processus internes du développement de l’action collective. Elle considère l’action collective comme un ensemble de conduites conflictuelles dans un système social « qui cassent les normes institutionnalisées dans les rôles sociaux, qui débordent les règles du système politique et/ou qui attaquent la structure des rapports de classe d’une société » (Melucci, 1978, p. 38). Elle s’avère donc une perspective privilégiant davantage la question du « comment » (Fillieule, 2015; Melucci, 1978).

Dans un même ordre d’idée, Lapeyronnie (1988) souligne que cette perspective « analyse les mouvements sociaux en accordant une place centrale à leurs structures organisationnelles, aux interactions stratégiques entre les organisations et aux relations entre les organisations ou les mouvements sociaux et leur environnement » (p. 594). Tenant son origine en sciences économiques, cette théorie porte le présupposé qu’une organisation bien structurée, et dont les ressources abondent, devrait normalement prospérer (McCarthy & Zald, 1977). Néanmoins, les études démontrent que d’importants mouvements sociaux ne sont pas toujours très structurés, très unifiés et qu’ils disposent d’un niveau de ressources assez variable (Melucci, 1983; Touraine, 1973, 1978; Zald & McCarthy, 1979). Également, de nombreuses recherches ont su démontrer que l’hétérogénéité dans une organisation d’un mouvement social pouvait en faciliter son expansion et le déploiement d’actions collectives. En effet, « research on the impact

of group heterogeneity on collective action has found that the presence of actors with diverse characteristics facilitates collective action because it increases the likelihood that a "critical mass" of highly motivated contributors will emerge to initiate action » (Heckathorn, 1993, p.

329). Par ailleurs, Oliver, Marwell et Teixeira (1985) proposent aussi que l’hétérogénéité des intérêts des acteurs modère l’impact négatif pouvant être associé à l’hétérogénéité des ressources qui, en quelque sorte, favorise l’action collective. C’est aussi la position qu’adopte Benford (1993a) lorsqu’il évoque les travaux de Gerlach et Hine (1970) à l’effet que la diversification interne peut parfois servir « a number of adaptive functions for social movements

including the maintenance of security, multipenetration across class and cultural boundaries, social innovation, and minimization of failures » (p. 694). Néanmoins, il ne faut pas oublier que

d’autres travaux ont également démontré que le fractionnisme à l’intérieur des mouvements pouvait également lui être préjudiciable (McAdam, 1982). Heckathorn (1992) soutient pour sa part qu’au-delà d’un certain seuil, l’hétérogénéité des intérêts des acteurs risque de polariser le mouvement et nuire à l’action collective. À l’instar de cette incertitude théorique, il est aussi reproché à la théorie de la mobilisation des ressources de n’observer des faits qu’à postériori, ce qui ferait en sorte que le chercheur ne pourrait arriver à distinguer les événements ayant réellement contribué aux développements de l’action de ceux ayant simplement pris forme simultanément (Jenkins, 1983). Ainsi, les déterminants de l’action collective pourraient découler de cette action, ce qui lui procurerait un caractère tautologique. La seconde principale critique élaborée à l’endroit de cette théorie découle de son intérêt centré sur la rationalité de

l’individu, écartant au passage une série de facteurs structurants du contexte dans lequel l’action est entreprise et qui ont un impact indépendant des acteurs impliqués (Kerbo, 1982; Neveu, 2015; Snow & Byrd, 2007).

1.2.1.1 Le répertoire d’action communicationnel

Dans la continuité de la théorie de la mobilisation des ressources, Tilly propose en 1984 la notion de répertoire d’action collective comme « un modèle où l’expérience accumulée d’acteurs s’entrecroise avec les stratégies d’autorités, en rendant un ensemble de moyens d’action limités plus pratique, plus attractif, et plus fréquent que beaucoup d’autres moyens qui pourraient, en principe, servir les mêmes intérêts » (Tilly, 1984, p. 99). Ainsi, la notion du répertoire d’action collective s’intéresse plus précisément aux modes d’action employés et aux déterminants de ceux-ci. S’insérant dans la perspective du choix rationnel, Tilly (1984) défend que les actions déployées par un mouvement social relèvent d’une sélection réfléchie et délibérée de la part des acteurs concernés parmi une série d’actions à disposition. Le répertoire d’action à disposition relève donc, pour Tilly, d’une sorte de banque ou de réservoir d’actions pouvant être mobilisées en fonction des stratégies établies au sein de l’organisation du mouvement social et de l’expérience des acteurs impliqués (Tilly, 1986). Ce répertoire limite donc le caractère délibéré du choix de l’action, étant donné que ce choix doit se restreindre audit répertoire, en plus de se faire en omettant la considération de « beaucoup d’autres moyens qui pourraient, en principe, servir les mêmes intérêts » (Tilly, 1984, p. 99). Considérant cette limitation, le choix peut également se faire à la fois de manière tout à fait autonome ou encore en interaction avec les autres acteurs partageants le même environnement, tant comme collaborateurs, compétiteurs ou opposants (Tilly, 1993). D’ailleurs, les révisions récentes élaborées par Tilly proposent que son angle d’approche se situe essentiellement à l’entrecroisement entre une position utilitariste et celle du choix rationnel (Tilly, 2005; Tilly, McAdams, & Tarrow, 2005). Même si Offerlé (2008) défend que cette incertitude entre le choix rationnel et les limitations structurelles font du répertoire d’action collective une notion instable, elle peut quand même permettre d’expliquer pourquoi les pratiques des acteurs se répètent pendant une période donnée, à moins que des changements surviennent à l’égard de « l’identité des acteurs en lutte, des cibles visées et de l’attitude adoptée par les autorités » (Freour, 2005,

p. 1), ce qui aurait pour effet de modifier le répertoire d’action. Elle permet également de réfléchir les processus par lesquels se déploient les actions dans une logique interactionnelle considérant à la fois l’apport des activistes et celui des dirigeants, dans la mesure où les actions se limitent à ce que les activistes sont en mesure de faire et à ce que les dirigeants s’attendent d’eux (Tarrow, 1993).

Malgré les apports significatifs de cette notion à la compréhension de la mobilisation collective, il s’avère qu’elle porte une attention plus particulière aux capacités d’actions protestataires des organisations. Ainsi, on pourrait tout aussi bien s’en servir afin de réfléchir d’autres processus d’action dans lesquels les mouvements sociaux déploient une quantité d’efforts comparable. Tilly (1993) s’est également vu lui-même critiquer son travail à l’effet qu’en mettant l’accent sur des actions ouvertes, collectives, et discontinues de contestation, « the

analyses neglect individual forms of struggle and resistance as well as the routine operation of political parties, labor unions, patron-client networks, and other powerful means of collective action, except when they produce visible contention in the public arena » (p. 270). Dès lors,

Offerlé (2008) poursuit le développement de cette notion en proposant quatre dimensions au répertoire d’action : « individuel/collectif, discret/ouvert, continu/discontinu, contestataire/non contestataire » (p. 184). Ce développement théorique entourant la nature des répertoires d’action augmente la richesse de cette contribution et permet également d’envisager que, dans un même mouvement, à travers différents types d’acteurs et d’organisations, diverses formes de répertoires d’action peuvent exister. Comme nous le soulignions, cette notion se concentre principalement sur les capacités d’actions protestataires comme telles, alors qu’elle peut tout autant permettre une réflexion approfondie sur des processus d’actions complémentaires aux actions contestataires. Notamment, l’intérêt pour les discours de mobilisation dans la littérature sur les mouvements sociaux laisse présager que l’on pourrait très bien concevoir les actions communicationnelles d’un mouvement social comme répondant aussi à une logique de répertoire d’action et de mobilisation des ressources.

En réfléchissant au-delà des actions protestataires pour lesquels les acteurs peuvent s’engager afin d’accomplir les objectifs de l’organisation du mouvement social, on constate que des efforts importants sont également déployés dans le raffinement de la rhétorique

d’engagement permettant de consolider les rangs du mouvement d’acteurs prêt à s’y engager. Par exemple, plusieurs études ont démontré que l’appareil communicationnel du MJG a largement évolué dans les dernières années et qu’il n’est plus simplement attribuable à une branche spécifique de l’organisation ou à ses dirigeants, mais bien à l’ensemble des acteurs du mouvement (Carter, Maher, & Neumann, 2014; Ducol, 2015a; Stern & Berger, 2015; Torres et al., 2006). Ainsi, il nous apparaît pertinent de porter un regard sur les actions communicationnelles mises en œuvre par un mouvement social, tant à des fins de mobilisation à l’action collective que pour communiquer des revendications. Nous convenons que certaines actions collectives, notamment dans le cadre de manifestations, peuvent se faire de manière spontanée, mais que la planification d’une action collective nécessite une communication mobilisatrice préalable, du moins entre les instigateurs de l’action. De plus, la communication demeure centrale dans la conception d’un mouvement social, puisque les intentions, réelles ou détournées, doivent impérativement être communiquées, et ce, tant vers ses adhérents, ou adhérents potentiels, que vers un public en mesure de concrétiser le changement social escompté. L’essence même d’un mouvement social est de défendre une cause et de rallier un public à celle-ci, alors nous considérons que l’ensemble de leurs communications sont émises dans « le but d’obtenir un comportement présélectionné par l’émetteur » (Pinard, 2011, p. 36). Même si dans certains cas aucune volonté de persuasion ne transparaît dans la communication, il n’en demeure pas moins que celle-ci s’inscrit dans un projet global d’intention persuasive. Tout comme c’est le cas pour l’action collective, ces communications peuvent prendre diverses formes et varient d’une organisation à l’autre. Dans le but de permettre une meilleure compréhension à l’égard des pratiques communicationnelles des mouvements sociaux, nous souhaitons mobiliser l’ensemble des théories précédemment décrites afin d’introduire le concept de « répertoire d’action communicationnelle » et de le définir comme le résultat de la combinaison de l’expérience des acteurs impliqués dans les actions collectives communicationnelles, les orientations stratégiques du mouvement social et des organisations qui le composent, ainsi que le contexte dans lequel ceux-ci évoluent. Ainsi, comme le veut la notion de répertoire d’action collective, il s’agit de réfléchir et mettre en lumière les conditions dans lesquelles prennent forme les différentes actions de communication d’un mouvement social. Dans notre cas, l’action collective comme telle est la production de communications au sein d’un mouvement social à des fins d’influence et de persuasion. Son répertoire est donc

constitué des différentes formes que prennent ces communications et de la diversité de narratif qui y sont mobilisés. Or, pour comprendre le répertoire d’action communicationnelle d’un mouvement social, en plus de s’intéresser aux actions communicationnelles comme telles, il est nécessaire de porter un regard sur les acteurs à l’origine de sa construction, de même qu’aux orientations stratégiques de ses organisations, et ce, en considérant aussi le contexte dans lequel ceux-ci évoluent.