• Aucun résultat trouvé

Le cadrage motivationnel, une limite importante à l’étude du cadrage de

Chapitre II. Les théories des mouvements sociaux au service de la compréhension

2.3 Étudier le discours de mobilisation jihadiste par l’approche du cadrage de

2.3.5 Le cadrage motivationnel, une limite importante à l’étude du cadrage de

À la lumière de cette revue des usages empiriques de la théorie du cadrage de l’action collective, il nous importe maintenant de porter une attention particulière à une importante lacune de cette théorie : les problèmes méthodologiques liés à l’opérationnalisation des cadrages (Benford, 1997). Ces problèmes sont depuis longtemps soulevés par Gamson (1975) qui reproche à la théorie de Goffman (1974) d’être trop vague et de se présenter comme une forme d’art plutôt qu’une approche scientifique. Dès lors qu’elle n’offre pas de grille d’analyse systématique des opérations de cadrages, les études qui en font usage sont difficiles à reproduire et cette perspective s’avère, selon ses dires, très difficile à enseigner à des étudiants aux cycles supérieurs. En effet, un manque conceptuel demeure à combler afin d’étudier les processus de cadrage et d’analyser les cadres de manière systématique (Benford & Snow, 2000). Cela pourrait sans doute expliquer la faible adoption de la théorie lors d’études empiriques et le fait qu’il n’existe pas non plus de recension systématique des différents cas étudiés par cette théorie (Benford, 1997). Or, si l’on se fie aux travaux de Gerhards (1995), bien qu’ils varient d’un mouvement à l’autre, voire d’une organisation à l’autre, le problème ne se situerait pas dans l’opérationnalisation et l’identification des cadres diagnostic et pronostic. En effet, ceux-ci s’avèrent somme toute assez simples à effectuer, dans la mesure où ces cadres doivent être clairement identifiés dans le discours. Lorsqu’il s’agit d’identifier, dans un discours, les différents problèmes soulevés et les causes qui y sont associées, cela demeure une tâche réalisable pour quiconque tente de le faire. En ce qui a trait aux problèmes soulevés, il est d’abord question de souligner la situation particulière de référence, et ensuite d’en justifier son identification (Gerhards, 1995). Pour ce qui est des causes, on identifie généralement des responsables et/ou de raisons sous-jacentes associées, par exemple des raisons historiques ou liées à diverses théories du complot (Berntzen & Sandberg, 2014; Gerhards, 1995; Snow & Byrd, 2007). Une fois identifiés, il est également possible de comparer la concordance de ces variables d’un cas à un autre. Il en est de même pour les solutions et démarches proposées qui sont tout aussi concrètes et aisément identifiables et comparables. Toutefois, si, à titre d’exemple, Gerhards (1995) s’est affairé à opérationnaliser le cadrage diagnostic et pronostic,

il est pertinent de constater qu’il écarte complètement le cadrage motivationnel de son argumentaire sur la mobilisation collective :

The framing of a topic and construction of the problem, labelling of causal agents and addressees, interpreting of goals and the possibility of success, and self-legitimation as an actor are the most important framing dimensions which social movements must focus on if they want to mobilize as many people as possible (p. 234).

Dans un même ordre d’idée, lorsque Melucci (1996) propose une série de facteurs nécessaires en vue d’une mobilisation collective, il n’est pas non plus question d’un rationnel de motivation à l’action:

We can reformulate the discussion thus far by stating that in order for mobilization to occur, the following factors must be present: a collective identity, the identification of an adversary, the definition of a purpose, an object at stake in the conflict (p. 292).

Or, lorsque vient le temps d’identifier la manière dont s’effectue l’élaboration du cadrage motivationnel, donc de ce rationnel de motivation en vue d’un passage à l’acte, cela semble beaucoup plus abstrait et mériterait d’être développé davantage. À ce stade, compte tenu de ce que l’on peut voir dans la littérature, une représentation schématique de l’opérationnalisation du cadrage correspondrait à la Figure 4.

Figure 4. Représentation schématique de l’opérationnalisation des cadrages diagnostic et pronostic de l’action collective.

Afin de compléter ce schéma avec une opérationnalisation de cadrage motivationnel, une revue de la littérature sur le cadrage et sur celle de ses usages empiriques est insuffisante. En fait, nous constatons que le cadrage motivationnel est généralement mis à l’écart dans les études empiriques et qu’il existe une imprécision conceptuelle à l’égard de son opérationnalisation.18 Si certains aspects ont pu avoir été présentés comme des cadres

motivationnels, notamment l’urgence d’agir, la capacité d’agir (l’ « agency »), le devoir d’agir

18 Cette critique d’imprécision conceptuelle est parfois même adressée à l’ensemble des trois formes d’opérations de cadrage (Steinberg, 1998, 1999), mais comme le montre la Figure 1, notre revue de la littérature montre que cette problématique s’applique plus spécifiquement aux opérations de cadrage motivationnel qu’aux autres formes de cadrage.

Cadrage diagnostic

La réalité problématique •Identification d'une situation •Justification de la situation comme

problème social •Dramatisation •Moralisation

•Gravité de la situation •Urgence d'agir

Les causes du problème

•Personnification des responsables (les "autres")

•Définition de l'intention •Identification des raisons sous-

jacentes

•Références historiques •Bénéfices des responsables •Théories du complot

Cadrage pronostic

La solution préconisée •Les objectifs

•Justification du mouvement (le "nous") •Légitimité d'agir

•Appel à l'autorité

•Représentation des supporters

La démarche proposée •Les stratégies

•Les tactiques •Les cibles

•Chances de succès (efficacité) •Légitimité de l'action

(qui fait appel à la moralité), la gravité de la situation (sous la forme de dramatisation parfois apocalyptique), la justesse de l’action et la démonstration de l’efficacité de l’action proposée (Benford, 1993b; Berntzen & Sandberg, 2014; Gamson, 1995; Ross, 2015; Snow & Benford, 1988), ces variables s’avèrent plutôt nécessaires aux démarches de persuasion sur la pertinence des cadres diagnostic et pronostic suggérés, que celles directement liées à l’engagement dans ces derniers. Ainsi, nous ne sommes pas en mesure d’envisager clairement les diverses techniques de mobilisation pouvant être présentées dans un discours afin de susciter un engagement actif dans les solutions proposées. Pourtant, ce type de cadrage est essentiel à la mobilisation (Ross, 2015), car en plus de servir à convaincre les adhérents de s’engager dans l’action collective, il vise aussi à rallier les cadrages diagnostic et pronostic : « Inducement to

become active in the cause (mobilization) will not be effected, however, unless the individual can be convinced, first, of the need for collective action and, second, of the need to support one particular movement » (Wilson, 1973, p. 124). C’est également ce que Snow et Benford (1988)

réitèrent en mentionnant que le cadrage motivationnel est « confronted with the task of

convincing particular participants of both the need for and the utility of becoming active in the cause » (p. 202). De plus, dans les cas comme celui de Ketelaars, Walgrave et Wouters (2017)

qui soutiennent que les cadres des participants d’un mouvement social ne doivent pas nécessairement coïncider avec ceux promus par les organisations, comprendre le cadrage motivationnel devient d’autant plus important. Ainsi, afin d’assurer une analyse complète et structurée du cadrage de l’action collective, il est impératif d’être en mesure d’opérationnaliser le cadrage motivationnel pour arriver à comprendre la rhétorique d’engagement des participants, comparer qualitativement les techniques employées, ou encore tester quantitativement des hypothèses en lien avec la littérature sur le cadrage (Shields & Tajalli, 2006).

2.4 Vers une opérationnalisation du cadrage motivationnel permettant de mieux