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PARTIE I: Le dispositif agroforestier français, Mise en contexte et présentation de

2. L’agroforesterie à la croisée des champs sociaux

2.3. Problématique, hypothèses et objectif de la thèse

Dans ce contexte, nous formulons la problématique suivante : « comment l’agroforesterie, en tant que dispositif spatial, peut réunir sur un même espace quatre champs sociaux qui, deux à deux, sont parfois considérés comme antagonistes : les champs agricole et forestier, économique et environnemental ? »

Ce travail est soutenu par l’hypothèse selon laquelle les instruments politiques et les savoirs économiques sur lesquels s’appuie le dispositif agroforestier français véhiculent des modèles d’organisation spatiale (fonctionnalités de l’espace, schémas de plantation, échelles de gestion) qui, contrairement aux discours de promotion de l’agroforesterie visant la réunion de champs sociaux, cantonnent l’agroforesterie au champ agro- environnemental et l’excluent du champ économique forestier. En cela, le dispositif agroforestier resterait marqué par les logiques inhérentes aux champs sociaux agricole et forestier sans parvenir à les dépasser.

La réponse à notre problématique repose alors sur la construction d’un dispositif spatial théorique visant la réunion des quatre champs sociaux. Nous dénommons ce modèle théorique « Réseaux Collectifs AgroForestiers » (RCAF).

Pour répondre aux exigences économiques du champ social forestier les RCAF reposent sur la création d’unités communes de gestion regroupant plusieurs systèmes agroforestiers. Cela permet de contrer les effets de seuils caractéristiques de l’économie forestière en fournissant des volumes de bois et de travaux plus importants que dans le cadre de systèmes agroforestiers individuels. Toutefois, la création d’unités communes de gestion n’est pas une condition suffisante dans notre modèle théorique. Elle se double de la nécessité de regrouper des systèmes agroforestiers voisins. En effet, l’éclatement du parcellaire agricole fait que la ressource en arbres d’une exploitation peut être dispersée sur plusieurs communes, voire sur des départements différents. Les îlots de parcelles d’une exploitation étant parfois distants de plusieurs dizaines de kilomètres, l’organisation du travail agricole et le fonctionnement des exploitations sont étroitement liés à la configuration du parcellaire (Macé, 1972 ; Poinsot, 1997 ; Francard et Pivot, 1998 ; Morlon et Trouche, 2005, a et b).

Dans notre modèle théorique, la gestion et les travaux sylvicoles en lien avec les systèmes agroforestiers reposent sur des entreprises prestataires qui interviennent sur des parcelles contigües pouvant appartenir à des propriétaires différents et être exploitées par des exploitants différents. De cette façon, notre modèle théorique contourne, dans une certaine mesure, les problèmes posés par l’éclatement du parcellaire agricole, mais également par le fait que la gestion et les travaux sylvicoles ne correspondent pas l’habitus agricole conventionnel.

La figure 4 représente le parcellaire d’une exploitation théorique dite « exploitation rouge » qui s’étale sur trois îlots distants d’environ 10 km. Le siège de l’exploitation rouge est localisé sur l’îlot A. Plusieurs parcelles sont travaillées par l’exploitation rouge sur cet îlot ainsi que des parcelles travaillées par d’autres exploitants représentées par des couleurs différentes. Dans ce cas, l’ensemble des arbres présents et plantés en bordure des parcelles de l’îlot A est groupé au sein d’une même unité de gestion.

Figure 4 : Parcellaire d’une exploitation théorique

Sur les îlots B et C, l’exploitation rouge travaille un nombre plus réduit de parcelles. La distance au siège d’exploitation et la faible quantité de surface exploitées sur les îlots

B et C font que, potentiellement, l’exploitant rouge accorde moins d’intérêt à ces parcelles, notamment en ce qui concerne la gestion et les travaux sylvicoles liés aux arbres présents sur les bordures. Dans notre modèle théorique des RCAF, les éléments arborés présents au sein des îlots B et C sont intégrés à deux autres unités de gestion qui rassemblent les éléments arborés des parcelles avoisinantes. Ainsi, malgré la distance des parcelles au siège de l’exploitation et la faiblesse des volumes potentiels pouvant être exploités sur ces îlots, des projets agroforestiers sont toutefois envisageables à condition que les propriétaires des parcelles voisines participent également au RCAF.

Rechercher la contiguïté dans la gestion et les travaux sylvicoles présente un intérêt dans les champs sociaux agricoles et forestiers, mais également dans le champ social environnemental. En effet, la coordination dans les actions environnementales entre exploitants travaillant des parcelles voisines à l’échelle d’un bassin versant conditionne la réduction de l’érosion des terres (Cartier, 2002). Il convient alors de distinguer les rapport de voisinage entre exploitants de parcelles voisines lorsque les sièges des exploitations sont proches, des rapports de vicinité lorsque les sièges sont éloignés (Ibid.).

La création d’unités de gestion communes trouve un intérêt supplémentaire dans la mesure où les processus écologiques à l’origine des services environnementaux fournis par les systèmes agroforestiers sont également soumis à des effets de seuils qui résultent de phénomènes de discontinuités écologiques. Muradian (2001) définit les discontinuités écologiques comme « une modification soudaine d’une propriété donnée

d’un système écologique, à la suite de la variation lente et continue d’une variable indépendante ». Le seuil correspond alors à la valeur critique de cette variable autour de

laquelle le système écologique passe d’un état à l’autre (Ibid.).

Plusieurs études ont montré la non-linéarité de la réponse de la biodiversité à la fragmentation des habitats et l’existence de seuils à partir desquels les populations s’éteignent (Fahrig, 2003). Des travaux théoriques (Flather et Bevers, 2002), ainsi que des travaux empiriques (Andrèn, 1994), positionnent le seuil à partir duquel la fragmentation d’un habitat devient problématique. Lorsqu’un habitat favorable à une population ne représente plus qu’environ 30% de l’occupation du sol d’un paysage, les espèces liées à cet habitat sont menacées. Toutefois, la connectivité des habitats restants

peut pallier les effets de la fragmentation, c’est-à-dire si les espèces peuvent circuler d’un habitat à l’autre (Fahrig et Merriam, 1985). Sur le plan fonctionnel, cette capacité de circulation dans le paysage dépend des moyens de locomotion de chaque espèce. La connectivité ne sera effectivement pas la même selon que l’espèce soit végétale ou animale, selon qu’elle se déplace sur ses pattes ou grâce à ses ailes…

Au sujet de la qualité de l’eau, des effets de seuils ont été mis en évidence pour l’équilibre écologique des systèmes lacustres (Weisner et al., 1997). Pour constater une réelle amélioration de la qualité de l’eau, il est souvent nécessaire d’atteindre un niveau minimum de réduction des émissions diffuses (Dupraz et al., 2007). Ainsi des programmes visant l’amélioration de la qualité de l’eau par la mise en place de bandes enherbées ont tenu compte du fait que 60 % du linéaire du cours d’eau devaient être aménagés pour que l’action soit efficace (Lancelot, 2001).

Nous ne cherchons pas à déterminer des seuils valables pour les systèmes agroforestiers qu’il faudrait appliquer à la lettre dans le cadre des actions publiques environnementales. Les processus en œuvre sont complexes et les quelques exemples chiffrés mentionnés ci-dessus sont par conséquent à considérer avec précaution. Muradian (2001) souligne en effet les difficultés méthodologiques posées par la définition de seuils précis qui pourraient guider l’action publique, leur caractère conflictuel, voire arbitraire.

Néanmoins, la mise en évidence de ces effets de seuils nous livre un enseignement important. Ils indiquent que, si les processus écologiques à l’origine des services environnementaux fournis par les systèmes agroforestiers se situent à des échelons géographiques souvent supérieurs à celui de la parcelle agricole (Jose, 2009), l’existence des effets de seuils renforce l’intérêt de créer des unités de gestion communes regroupant plusieurs systèmes agroforestiers sur un territoire donné.

Les RCAF reposent ainsi sur le principe de cohérence de voisinage. Ce principe combine une continuité spatiale dans l’aménagement et un groupement de gestion. La continuité spatiale implique que l’aménagement soit conçu entre propriétaires voisins de manière à structurer l’action collective sur un espace d’un seul tenant. Le groupement

rassemblant plusieurs propriétaires de terres agricoles. La continuité spatiale n’implique pas nécessairement le groupement de gestion et réciproquement. En effet, un aménagement peut être continu d’une exploitation à l’autre sans que la gestion soit concertée. A l’inverse, deux gestionnaires peuvent constituer une unité de gestion sans pour autant être des propriétaires voisins.

Ce principe apparaît fondamental pour la gestion combinée de services écosystémiques impliquant des actions sur des territoires restreints, telles l’amélioration de la qualité de l’eau à l’échelle d’un bassin versant, la conservation de la biodiversité au sein d’un paysage ou la production sylvicole à l’échelle communale dans un contexte de morcellement de la ressource. L’action individuelle d’un agriculteur se trouve en effet renforcée si les gestionnaires des parcelles voisines de celle de son exploitation s’engagent dans la même direction et qu’ensemble ils coordonnent leurs actions par la mise en place de plans de gestion collectifs et concertés.

L’éclatement du parcellaire agricole fait que, sur un territoire donné, de nombreux propriétaires et gestionnaires sont concernés par l’aménagement d’un RCAF. Bien que les parcelles soient mitoyennes, leurs propriétaires et gestionnaires ne sont pas nécessairement voisins. Au contraire, les agriculteurs qui les cultivent peuvent résider sur une commune différente, voire un département différent, et les propriétaires qui possèdent la terre peuvent résider à des centaines, voire des milliers de kilomètres. De ce fait, la gouvernance du « commun » que constitue l’aménagement d’un RCAF soulève des problèmes d’action collective dans un contexte de territorialités éclatées.