• Aucun résultat trouvé

Le modèle agricole moderne a présenté, dès les années 1970, des signes de faiblesse sur les plans économiques, environnementaux et sociaux qui, à l’échelle mondiale, s’expriment avec de plus en plus de force au nord comme au sud. La modernisation de l’agriculture, qualifiée par Watts de violence silencieuse à l’encontre des petits paysans du sud, s’est traduite par la dégradation environnementale, la marginalisation économique et des famines (Watts, 1983). Ce constat alarmant, s’il n’entraîne pas de famines dans les pays du nord, n’est pas moins alarmiste concernant les dégradations environnementales, les crises sanitaires, la précarité économique et la détresse sociale provoquées par la modernisation de l’agriculture. La rationalité technique de la modernisation présentée par les services de l’État et les publications scientifiques, comme argument pour justifier l’évolution de l’agriculture est pourtant controversée. Les paysans pré-modernes n’étaient pas dénués de rationalité et leurs systèmes de production n’étaient pas dépourvus d’efficacité économique (Pélissier, 1979 ; Scott, 1985).

Pour faire face à la crise, les stratégies de développement intègrent les problématiques environnementales et s’orientent vers une forme de « modernité écologique » (Arnauld de Sartre et al., 2014). Depuis le rapport Bruntland se fixant pour objectif un développement durable (ONU, 1987) et plus encore suite à la publication de l’évaluation des services fournis par les écosystèmes aux sociétés humaines (MEA, 2005), les problématiques environnementales et sociales sont intégrées au développement économique. En agriculture, de nombreuses propositions de modèles ont été formulées et développées en opposition au modèle moderne. Parmi ces modèles, l’agro-écologie intègre les processus écologiques et la préservation des ressources naturelles dans le fonctionnement des systèmes de production (Stassart et al., 2012 ; Schaller, 2013 ; Guillou et al., 2013).

Dans le modèle agro-écologique, en comparaison des caractéristiques du modèle technico-économique moderne présentées ci-dessus, les objectifs de rentabilité supplantent les objectifs de rendement, la valorisation des processus écologiques remplace la surconsommation d’intrants, les objectifs de résultats économiques à long

terme s’ajoutent aux objectifs économiques à court terme. Mais les variables économiques identifiées par Griliches en 1957 pour expliquer la diffusion de l’agriculture moderne restent prépondérantes : intensité du profit, densité des débouchés, coût de production et coûts de commercialisation. Si le nouveau modèle est qualifié d’écologique, il n’en demeure pas moins moderne dans la mesure où les logiques économiques orientent la rationalité des agriculteurs.

L’agroforesterie est identifiée parmi les pratiques agro-écologiques. Elle se présente comme tout système de production associant, sur une même surface, au moins une composante arborée à une composante agricole et/ou d’élevage. A l’origine, le terme « agroforesterie » a été proposé par des chercheurs canadiens pour désigner des pratiques visant à limiter la déforestation sous les tropiques en associant sur le même espace les activités agricoles et forestières (Bene et al., 1977). Le concept a rapidement donné lieu à de nombreux travaux en zone tropicale montrant la transversalité des contributions des systèmes agroforestiers au développement d’une agriculture durable (Nair, 1993). L’agroforesterie a été transposée en France notamment par l’INRA de Montpellier et ses partenaires (Dupraz et al., 2005). Elle désignait alors des plantations monospécifiques équiennes comparables à des boisements de terre agricole, mais avec de larges espacements entre les lignes d’arbres pour permettre des cultures intercalaires. Dans le cadre d’un projet de recherche européen, des travaux sur les rendements des systèmes en tenant compte des interactions entre arbres et cultures ont été réalisés (van der Werf et al., 2007), l’intérêt économique des systèmes agroforestiers a été comparé à des pratiques de monocultures agricoles et forestières (Graves et al., 2007) et les services écosystémiques fournis par les systèmes agroforestiers ont été étudiés (Palma et al., 2007).

Le World Agroforestry Centre définit l’agroforesterie comme « un système dynamique

de gestion des ressources naturelles reposant sur des fondements écologiques qui intègrent des arbres dans les exploitations agricoles et le paysage rural et permet ainsi de diversifier et de maintenir la production afin d’améliorer les conditions sociales, économiques et environnementales de l’ensemble des utilisateurs de la terre »3. Pareillement à cette

scientifiques, des structures de développement ou des entités politiques, mettent en avant les multiples avantages d’une agriculture intégrant l’arbre à la pratique agricole en comparaison d’une agriculture qui écarterait l’arbre. A titre d’exemple :

· l’article de Smith et al. (2012 : 81) définit l’agroforesterie comme « a concept of

integrated land use that combines elements of agriculture and forestry in a sustainable production system »,

· l’Association Française d’AgroForesterie (AFAF) souligne que l’agroforesterie permet d’ « améliorer la production des parcelles » (…), diversifier les services et

sources de revenu sur l’exploitation : productions agricoles, bois d’œuvre, bois énergie, fruits, fourrage, litière, paillage (…), restaurer la fertilité des sols (…), garantir la qualité et la quantité d’eau (…), améliorer les niveaux de biodiversité et constituer une trame écologique (…), stocker du carbone pour lutter contre le changement climatique »4

· le plan national de développement de l’agroforesterie du ministère français en charge de l’agriculture précise que « l’agroforesterie associe les pratiques agricoles

et forestières », que « agriculture et foresterie doivent être combinées » et que « la haie et l’arbre assurent de nombreuses fonctions, économiques et écologiques : production de bois et de fourrage, abris pour les animaux, lutte contre l’érosion, régulations microclimatiques et hydriques, stockage du carbone, résilience au changement climatique, ou encore interface avec le sol » (MAAF, 2016 : 8).

Sans pour autant remettre en cause l’existence des réserves de biosphère, parcs naturels et autres zones protégées, l’agroforesterie, en réunissant sur le même espace les activités agricoles et forestières, traite les problématiques environnementales au cœur des zones de production.

Ainsi l’agroforesterie peut être appréhendée tel un dispositif spatial destiné à orienter le comportement des agriculteurs pour qu’ils associent, sur le même espace, les activités agricoles et forestières, la production économique et la protection de l’environnement.

Elle peut alors être considérée comme une pratique visant la réunion de quatre

champs sociaux5 : les champs économique et environnemental d’une part et les champs

agricole et forestier d’autre part. La figure 2 illustre la réunion des champs que cette conception de l’agroforesterie entend opérer.

Figure 2 : L'agroforesterie (AF) à la croisée des champs économique, environnemental, agricole et forestier

Ainsi, positionnée à la croisée de quatre champs6, l’agroforesterie s’inscrit à la fois :

· dans le champ économique agricole : par les services agro-écologiques fournis à la production agricole, comme l’effet brise-vent des éléments arborés qui peut se traduire par une augmentation des rendements agricoles ;

· dans le champ économique forestier : via la production de bois énergie et de bois d’œuvre par exemple ;

· dans le champ environnemental agricole : avec la réduction des pollutions diffuses d’origine agricole par exemple ;

· dans le champ environnemental forestier : avec les corridors biologiques que peuvent constituer les éléments arborés des systèmes agroforestiers entre les

5 La notion de champ social est proposée par Pierre Bourdieu (1992 ; 2000). Le champ social agricole est un microcosme au sein du champ social global que constitue la société prise dans son entièreté. Celle-ci est composée d’une foule de champs sociaux spécifiques : littéraire, artistique, politique, religieux… mais aussi économique, environnemental, agricole, forestier pour ce qui nous concerne. Les différents champs sont relativement autonomes. Des règles spécifiques à chaque champ organisent la vie sociale et les rapports sociaux au sein des champs. Cf. 2.2 L’agroforesterie à la croisée des champs

massifs forestiers pour la conservation des ressources génétiques forestières par exemple.

Comment l’agroforesterie, en tant que dispositif spatial, peut réunir sur un même espace quatre champs sociaux qui, deux à deux, sont parfois considérés comme antagonistes, les champs agricole et forestier, économique et environnemental ?

Ce travail est soutenu par l’hypothèse selon laquelle les instruments politiques et les savoirs économiques sur lesquels s’appuie le dispositif agroforestier français actuel véhiculent des modèles d’organisation spatiale (fonctionnalités de l’espace, schémas de plantation, échelle de gestion) qui, contrairement aux discours de promotion de l’agroforesterie visant la réunion de champs sociaux antagonistes, cantonnent l’agroforesterie au champ agro-environnemental et l’excluent du champ économique forestier. En cela, le dispositif agroforestier resterait marqué par les logiques inhérentes aux champs sociaux agricole et forestier sans parvenir à les dépasser.

L’objectif de la thèse réside alors dans la construction d’un dispositif spatial théorique qui réponde à la problématique de chacun des champs sociaux. Pour cela, nous inscrivons notre recherche dans le cadre d’une démarche pluridisciplinaire en sciences sociales de l’environnement, qui se nourrit à la fois des sciences géographiques, politiques et économiques.

Le travail de construction théorique se déroule en quatre temps. Il repose sur la déconstruction du dispositif spatial existant.

Nous présenterons tout d’abord le dispositif agroforestier français, sa genèse et les difficultés d’adoption qu’il rencontre notamment auprès des agriculteurs conventionnels. La théorie des champs sociaux nous permettra alors d’établir un lien entre les problèmes d’adoption et le positionnement de l’agroforesterie hors des champs économiques agricole et forestier. Ce constat nous amènera à formuler notre proposition théorique de Réseaux Collectifs AgroForestiers (RCAF) qui situent l’agroforesterie à la croisée des champs sociaux en tenant compte des logiques inhérentes à chacun des champs.

Nous questionnerons, dans un deuxième temps, les conceptions de l’agroforesterie que véhiculent les instruments politiques et les modes d’organisation spatiale qui en résultent.

Puis nous analyserons, dans un troisième temps, les savoirs économiques qui légitiment les schémas de plantation et les modalités de gestion sylvicole en agroforesterie. Ces deux analyses nous permettront d’échafauder notre construction théorique.

Nous terminerons en confrontant ce modèle théorique de Réseaux Collectifs AgroForestiers (RCAF) au point de vue d’agriculteurs céréaliers du sud-ouest de la France.