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L'analyse critique précédente conduit à une conclusion: il faut réouvrir le champ conceptuel de la prospective, puiser davantage dans le fond des sciences humaines, articuler les apports des différentes disciplines, tirer à cette fin parti du paradigme systémique pour comprendre les relations du tout et des parties. La prospective par son ambition globale est un énorme défi intellectuel, elle suppose l'inter ou mieux la transdisciplinarité. Mots problèmes et non mots

solutions33, il en est de même au demeurant de la complexité34.

L'interdisciplinarité est un procès intellectuel et social. Elle est favorisée, au niveau individuel, par l'éducation du sens interdisciplinaire, mais c'est un produit collectif qui requiert un modèle conceptuel. Elle a des contenus de connaissances variables articulés selon différentes modalités. L'intégration disciplinaire doit se faire au niveau structurel de l'information. Il y a différents types d'interdisciplinarité. Elle est un procès d'organisation sociale des acteurs qui est inséparable du processus intellectuel35.

L'interdisciplinarité est une butée. L'omniscience est un mythe. Il y a des savants mais il n'y a plus d'homme de science. Même la notion de compétence unidisciplinaire est irréaliste, on estime que les spécialités ne couvrent chacune pas plus du dixième de leur disciplines respectives36. L'interdisciplinarité a des limites marquées par les proximités disciplinaires, des conditions permissives et la capacité cérébrale. La question se pose des voies d'accès à l'interdisciplinarité à partir d'une solide formation disciplinaire et de l'acquisition progressive d'autres disciplines -ou d'éléments essentiels de celles-ci, ou par une formation initiale plus large. Les limites de l'interdisciplinarité peuvent en effet être repoussées par l'auto-formation et l'éducation. L'éducation systémique est sans doute la préparation intellectuelle la plus adéquate à l'intradisciplinarité qui requiert "un véritable remembrement de l'espace mental... l'intelligence interdisciplinaire ne se trouvera pas au point d'arrivée de la recherche individuelle ou collective si elle n'est pas présente dès le départ....la connaissance interdisciplinaire ne peut progresser que par l'éducation du sens interdisciplinaire; il s'agit de susciter une nouvelle forme de connais-

33Louis Althuser "philosophie et philosophie des savants, cours à l'école normale supérieure 1967" Maspéro 1974.

34Edgar Morin doc. cité réf.. 18 8

35Ces thèses présument un article de Pierre F. Gonod "Interdisciplinarité et technologie" dans "Construire une Science des techniques" ouvrage coordonné par Jacques Perrin. L'interdisciplinaire, 1991.

36D.T.Campell "Etnonocentrism of disciplines and the fish-scale model of omnoscience" in interdisciplinary analysis and research, Lomond 1986.

Rapport Final "La Méthodologie de (a Prospective Régionale» Il 20

sance" 37.

De fait des hommes ont réalisé des exemples d'interdisciplinarité à des périodes différen-

tes, ils ont réussi à mettre en correspondance des champs dans une même personne, ce qu'on

peut appeler "l'égo-interdisciplinarité". Léonard de Vinci constitue un véritable modèle.

Mais dans des registres divers, avec des contenus de nature et d'étendue différents, Descartes, Pascal, Marx, Perroux, Braudel, Haudricourt, Von Neumann, Turing, Simon, pour ne prendre que quelques exemples, laissent des oeuvres interdisciplinaires.

Ce sont des exceptions, l'interdisciplinarité est un produit collectif:

"Nous devons reconnaître que l'intégration et la compréhension sont un produit collectif, non

incorporé dans aucun savant. Il s'accomplit par le fait que de multiples et étroites

spécialités se chevauchent et que c'est par la communication collective de ce chevauchement

qu'une compétence et une largeur collectives se dégagent. Cette approche est notre unique

espoir pour une science unifiée . L'organisation sociale présente de la science l'empêche" 28.

En conséquence l'interdisciplinarité requiert un procès de communication entre le

participants. Ce procès devrait idéalement intégrer la reconnaissance du problème, du

modèle conceptuel, du modèle scientifique et de la solution. Il en est rarement ainsi38.

La prospective, du fait des exercices collectifs qu'elle suscite, est un chemin vers une

interdisciplinarité sans doute reistreinte mais qui marque un progrès véritable par rapport à

la tour de Babel et l'ethnocentrisme des disciplines. Du point de vue des études

prospectives cela signifie l'aptitude à faire travailler ensemble des spécialistes de diverses

disciplines, sans imposer une hégémonie de l'une d'entre elles, organiser une information

de structure, arriver à un consensus sur un modèle minimum, mettre en oeuvre un

processus opératoire conscient des réalités de la sociologie des institutions. Ceci est

possible, comme il l'est de faire travailler en commun des universitaires qu'on aurait cru, a

priori, incapables de dépasser des querelles d'écoles, l'exemple de la prospective Midi-

Pyrénées 2010 le montre. C'est une approche systémique souple qui a permis ce résultat.

Et qui indique une voie prometteuse. On est au coeur d'une question décisive.

Ainsi qu'il a été montré précédemment; on constate un triple phénomène cumulatif.

D'abord le statut équivoque de "l'analyse de systèmes", la "systémique", ensuite le retard

de l'application de la systémique aux sciences sociales, enfin le déficit du transfert de la

systémique sociale à la prospective. Il s'ensuit que le contenu systémique de la prospective

est faible.

De quelle systémique s'agit-il?

La question peut sembler insolite. Pourtant elle pose un réel problème. Adopte-t-on la

définition suivante: "analyse de systèmes: application des mathématiques à l'étude des

37G.C. "Interdisciplinaire. connaissance", Encyclopaedia universalis.

38Frederick A. Rossini, Alan Porter and alias "interdisciplinary integration within technology assessements" in "interdisciplinary analysis and research", doc. cité réf 28

llbapport Final "La Méthodologie de li1 Prospective 1?jgionafe Il 21 systèmes. Le terme "recherche opérationnel étant réservé à l'étude d'une partie du système"? 39. Suit-on l'élégante construction intellectuelle de "la théorie du système général", nouveau discours de la méthode et métaparadigme, mais qui ne peut être le substitut de la théorie et faire l'économie de la théorie sociale?40. Doit-on adopter comme définition celle d'un "art méthodologique qui recherche les théories et instruments analytiques appropriés à chaque cas" ?41. Notre préférence va à cette dernière approche.

Elle incite pour chaque exercice prospectif, non pas à procéder mécaniquement, à appliquer uniformément la même méthodologie, mais à adapter celle-ci. La conséquence pratique de ce choix est, d'une part, de considérer cas par cas la commande et le problème posés, et, d'autre part, d'organiser le travail prospectif selon des modules systémiques souples correspondant à divers niveaux de lecture et de compréhension des systèmes. On choisit ensuite les modules requis par la commande prospective, on utilise.les instruments qui correspondent aux divers modules. On mobilise les théories utilisables de diverses disciplines si l'on veut approfondir la compréhension du système et conjecturer de son futur. La systémique ainsi envisagée est un mode d'articulation de l'interdisciplinarité. On reviendra dans le chapitre II "Esquisse d'une Nouvelle Méthodologie Prospective" sur l'ensemble de cette proposition.

Le panorama des relations systémique-prospective commence à bouger. Le transfert de 39"Concise Encyclopedia of science & technology" Mc Graw-Hill, 1989. C'est ce sens qui domine les articles d'une publication majeure en la matière, la revue "Systenu, Man and Cybernetics", publiée par "the Institute of Electrical and Electronics Engineers, Inc" des USA.

40Jean-Louis Le Moigne "La théorie du système général", PUF, 1977. La parution de cet ouvrage avait fait naître l'espoir d'une percée intellectuelle majeure. Dix sept ans après on reste dans l'attente. La suite de la "La théorie du système général", "la modélisation des systèmes complexes" Dunod, 1990, apporte bien des compléments utiles, mais ne permet pas, pour autant, d'en rendre opérationnelles les idées. Pourtant l'analyse des grands systèmes tels que la science, l'éducation ou le travail, semble possible à la lueur de la "théorie générale".

41 extrait d'une définition de "the Encyclopedia of world problems and human potential" K.S.Saur , München, 1991. Une définition plus complète est la suivante:

"Une méthodologie appliquée aux problèmes des systèmes où les spécialistes peuvent se joindre aux décideurs (décision-makers) pour réunir dans une voie concertée les diverses approches disponibles. Chaque solution résulte de cette approche concertée et non d'une méthodologie ou formule applicable dans tous les cas. Ses caractéristiques sont: 1 d'être une puissante technique pour saisir des problèmes mal structurés, larges, complexes et de choix sous incertitude. 2 d'employer la méthode scientifique, c'est-à-dire: (a) d'être ouverte et explicite et dont les résultats peuvent être constatés par d'autres, même quand les informations quantitatives et qualitatives sont mixées; (b) d'être systématique et objective; (c) d'avoir des hypothèses testées et vérifiées par des méthodes appropriées; (d) de quantifier des informations quand c'est possible. 3 de construire et d'opérer avec des modèles ou des abstractions simplifiées du système réel approprié au problème. 4 d'évaluer des alternatives par une évaluation des coûts-bénéfices, utilisant cette dernière technique quand elle est applicable. 5 d'avoir affaire à des problèmes pratiques et non théoriques. 6 d'opérer explicitement dans l'incertitude. 7 d'opérer dans un contexte le plus souvent large et dans l'environnement de facteurs externes ordinairement très complexes. 8 en l'absence du guide d'une théorie universelle, faire de l'analyse des systèmes est plus un art méthodologique qu'une science, un art qui recherche les théories et les instruments analytiques qui sont appropriés dans chaque cas.9 d'explorer les implications des assomptions alternatives plus que d'explorer en détail les implications d'un simple jeu d'hypothèses. 10 de ne pas être habituellement concernée par l'optimalisation des solutions mais de fournir aux décideurs une gamme de choix et d'aboutissements, de dessiner de nouvelles solutions et d'ouvrir la gamme des alternatives au lieu de sélectionne la meilleure alternative à partir d'une gamme pré-déterminée."

1@.pport Final "La Méthodologie de [a Prospective flbégionaie Il 22 l'une vers l'autre, via les sciences sociales, se met en marche. La parution, coup sur coup, de deux livres significatifs atteste du mouvement et peuvent être considérés comme des

"faits porteurs d'avenir" 42.

Si l'on opte pour la systémique comme "art méthodologique", on dégage le terrain, mais celui-ci reste parsemé d'obstacles dès qu'il s'agit de mobiliser les théories et instruments appropriés. D'abord il faut connaître ces théories, et nul n'est omniscient de l'interdisciplinaire. Ensuite ces théories sont loin de dégager des "lois" incontestables à l'intérieur de chaque discipline. Le propre du mouvement de la pensée scientifique est de les remettre en question. L'avancement des sciences sociales n'est pas uniforme. Enfin la recherche d'outils appropriés aux divers modules systémiques est peu développée.

Le prospectiviste d'intention scientifique, individu ou collectif, se trouve confronté à de redoutables questions:

A quelles théories allons-nous avoir recours?

Aux théories économiques néo-classiques, à celles du Keynesisme, des institutionnalistes, de l'école de la régulation ?43...Les impasses constatées d'une science économique isolée dans le savoir conduisent aujourd'hui à des tentatives de convergence avec d'autres disciplines, de fusion et d'élargissement44. Le projet de la "socio-économie" en est une des expressions45. C'est peut-être là un autre "fait porteur d'avenir".

La prospective est un carrefour interdisciplinaire qui fait converger l'économie et la sociologie, les sciences politiques, l'histoire et la géographie...Chacune de ces disciplines soulève des interrogations semblables à celles de l'économie. Il en est ainsi, par exemple, de la géographie, composante incontournable de la prospective territoriale. Mais de quelle géographie s'agit-il? Une géographie basée sur des "lois de l'espace" ou sur la "géopolitique"? pour reprendre les termes simplifiés d'un débat actuel qui sera traité plus loin en raison de ses incidences sur la prospective territoriale.

En résumé:

La prospective, globale et systémique par essence, implique des champs de vision large. Nul n'a été préparé par la fragmentation d'une masse croissante de connaissances, les modes d'acquisition dans l'éducation de savoirs de plus en plus spécialisés, la segmentation des tâches

42 Jean-Claude LUGAN "La Systémique sociale" PUF, 1993. Une excellente introduction de lecture claire pour un large public. A signaler que l'auteur était un des deux responsables de la Prospective Midi- ,. Pyénées 2010 dont l'orientation systémique réussie est signalée dans ce rapport. Ceci explique cela.

Jean-William Lapierre "L'analyse de systèmes, l'application aux sciences sociales" Syros, 1992. Ce livre montre, notamment, l'avance prise par les sciences politiques au sein des sciences sociales dans la réflexion systémique.

43voir à ce propos "le Monde des débats", décembre 1993, et sur le désenclavement de l'économie politique Pierre F. Gonod "Dynamique de la prospective" Aditech, 1989.

44voir en particulier Albert Hirschman "Vers une économie politique élargie", les éditions de minuit, 1986 et Henri Bartoli "L'économie multidimensionnelle", Economica 1991. Sur les rapports économie, biologie et écologie René Passet "L' économique et le vivant", Payot 1983.

1{apport 1"inaC "La 9vfétfioaoCogie de la Prospective 1?jgionaCe 11 23

dans le travail, à la synthèse interdisciplinaire. Il y a là un handicap, variable selon les individus,

peut-être insurmontable pour certains, partiellement dominé par ceux qui ont pu accéder à une

sorte d"ego-interdisciplinarité".

L'interdisciplinarité pour la prospective est celle de disciplines en crise, ou pour le moins en

renouvellement, et qui sont, comme dans les situations chaotiques, à la fois stables par les forces

d'inertie et de maintien des positions acquises, et d'instabilité par les forces évolutives. Il en

résulte un état paradoxal qui combine à la fois stabilité et instabilité46.

Il faut faire avec ce qui existe, avec l'état des disciplines, telles qu'elles sont. C'est dire qu'il n'y a pas de réponses assurées, définitives, et qu'il y faudrait confronter différentes interprétations

théoriques pour comprendre l'évolution des systèmes. On est loin dans la pratique de cette

exigence.

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