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Le progrès, la science et le dévoilement universel

6. Le printemps silencieux

Dans Le Malentendu on retrouve, exprimé de façon violente, les thèmes majeurs de l’œuvre Camus : le désenchantement et l’exil qui ont nécessairement pour corolaire la nostalgie d’un paradis perdu. Certes ces thèmes sont moins apparents à la lecture cursive que les thèmes de l’absurde et de la révolte, mais comme nous l’avons montré, l’œuvre les signale de manière obsédante.

Nous avons également constaté au cours des pages précédentes que le dégoût de Camus pour le progressisme et la civilisation industrielle s’exprime dans l’œuvre à travers l’antagonisme entre les symboles de la ville et de l’île, avec toutes les nuances et les inversions que cette opposition comporte (île malheureuse, villes symboles du grand art, etc.). Cet antagonisme peut aussi parfois s’amplifier, comme dans Le Malentendu et La Chute, en opposant cette fois-ci l’Europe, en tant que lieu de l’exil et de la culpabilité, à la Méditerranée, Royaume de l’innocence et de la communion avec le monde.

Il nous faut maintenant nous pencher sur l’œuvre de Romain Gary pour voir comment l’idée de progrès, en tant que puissance de désenchantement et de démythification va prendre forme.

6.

Le printemps silencieux

Romain Gary, à l’instar d’Albert Camus, a exprimé dans son œuvre une forte défiance à l’égard du progressisme et de la civilisation moderne. Cependant, la critique garyenne du progrès va prendre, comme nous allons le voir, une forme singulière, différente de celle de Camus. En fait, on ne trouve pas chez l’auteur de La Promesse de l’aube la dualité camusienne entre deux univers clos (la ville et l’île). Au contraire, l’œuvre de Gary ouvre sur le monde. Chaque roman suscite le dépaysement, l’évasion et se déroule dans un lieu géographique différent.

Cette divergence entre les deux auteurs étudiés dans la manière avec laquelle ils ont abordé la question du progrès, est bien plus profonde qu’il n’y parait. Elle laisse transparaitre des sensibilités et des tempéraments différents. Ainsi, Camus, faisant face à un monde désenchanté qu’il juge chaotique et absurde, éprouve la

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nostalgie d’un paradis perdu, qu’il nomme « [sa] nostalgie d’unité404 » ou son « désir d’unité405», c'est-à-dire, une « exigence de clarté et de cohésion406 » que seul l’art et la littérature sont en mesure de lui restituer. On admettra aisément que cette nostalgie qui hante Camus, et qui constitue chez lui, d’après Sarocchi, un véritable trait de caractère407, n’est pas étrangère au fait qu’il ait revendiqué une sorte d’autochtonie, c'est-à-dire une fidélité à son enfance, au monde pauvre où il est né et à sa terre natale.

Au contraire, Romain Gary est en quelque sorte un nomade, un Juif errant prônant le cosmopolitisme. Il aspire dans sa vie comme dans son œuvre à ce qu’il nomme la « multiplicité », et non pas au « désir d’unité » qu’il frappe de dérision en y décelant une « nostalgie du Père perdu.408» Dans son testament littéraire, Vie

est Mort d’Emile Ajar, Gary écrit : « La vérité est que j’ai été très profondément atteint par la plus vieille tentation protéenne de l’homme : celle de la multiplicité.409 » Or, si l’on songe au parcours de Romain Gary – de Vilnius, lieu de sa naissance, à Los Angeles où il fut nommé Consul Général de France, en passant par la Pologne, la France, l’Angleterre, l’Afrique, l’Amérique latine, et tous les recoins du monde qu’il n’a cessé de sillonner –, sa vie entière apparaît comme une suite d’évasions, de déracinements (parfois forcés), d’assimilation de langues et de cultures étrangères, de pérégrination à travers le monde à la recherche d’inspiration et de réincarnation : « Mes courses à travers le monde, écrit-il, sont une poursuite du Roman, d’une vie multiple.410 »

On effleure ici, à travers l’autochtonie et le « désir d’unité » de Camus, l’errance et l’aspiration à la « multiplicité » de Gary ce qui sépare peut-être le plus intimement ces deux écrivains. Cette divergence va influencer jusqu’à la conception que chacun des auteurs étudiés se fait de la création littéraire. Ainsi, concernant le profil de l’œuvre de Camus, on pourrait en résumer les étapes

404 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, op.cit., p.73. 405 Ibid., p.75.

406 Ibid.

407 Jean Sarocchi, Camus, op.cit., p. 41.

408Romain Gary, Pour Sganarelle, op.cit., p. 529.

409 Romain Gary, Vie et Mort d’Emile Ajar, dans Légende du Je, Récits et romans, op.cit., p. 1410. 410 Romain Gary, La Nuit sera calme, op.cit., p.279.

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successives en adoptant avec l’auteur de L’Étranger l’image d’une spirale411 centripète. Son œuvre gravite, pour ainsi dire autour d’un « centre »412, « d’un soleil enfoui 413», comme l’écrit Camus, ou encore d’une « source unique414 », qu’il situe dans : « ce monde de pauvreté et de lumière où [il a] longtemps vécu.415 »

Dans la préface de L’Envers et l’Endroit, Albert Camus va jusqu’à résumer son entreprise de création littéraire à une volonté de remonter à cette source. Le travail littéraire n’est d’ailleurs rien d’autre, selon lui, qu’un « long cheminement pour retrouver par les détours de l’art les deux ou trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première fois, s’est ouvert. 416» Il y aurait donc, dans l’œuvre de Camus, ce que Sarocchi qualifie de « pente régressive 417» et nostalgique, c'est-à-dire, un retour en arrière qui (comme nous l’avons montré précédemment) mène au paradis perdu, aux îles fortunés, à Tipaza, aux sources secrètes et mythiques de l’œuvre.

Rien de tel chez Romain Gary. Il serait d’ailleurs plus approprié de parler, en ce qui le concerne, d’une projection en avant, d’une attente, d’une sorte de

messianisme qu’il a lui-même revendiqué et thématisé à maintes reprises dans ses

textes. Dans l’un des passages clés des Racines du ciel, Gary revendique ainsi : «

une aspiration incessante et tourmentée orientée en haut et en avant – un besoin d’infini, une soif, un pressentiment d’ailleurs, une attente illimitée418». Ces personnages sont souvent en attente d’un évènement avenir, d’un messie, d’une promesse, ou de ce que le narrateur de Gros-Câlin qualifie de « fin de l’impossible419». Toutefois ces aspirations sont toujours confrontées à ce même

impossible – qu’Albert Camus appelle ‘‘l’absurde’’ – et auquel Gary a tenté

411 Camus, décrivant les phases successives de la formation d’une œuvre artistique, a lui-même eu recours à l’image de la ‘‘spirale’’ se rapprochant de son centre. Ainsi dans « L’Énigme », il écrit : « Chaque artiste, sans

doute, est à la recherche de sa vérité ou, du moins, gravite encore plus près de ce centre, soleil enfoui, où tout doit venir brûler un jour. S’il est médiocre, chaque œuvre l’en éloigne et le centre est alors partout, la lumière se défait. », Albert Camus, « L’Énigme », op.cit., p. 150.

412 Ibid. 413Ibid.

414Albert Camus, « préface » de L’Envers et l’Endroit, op.cit., p. 13. 415Ibid.

416Ibid. p.32.

417 Jean Sarocchi, Camus, op.cit. p.40.

418 Romain Gary, Les Racines du ciel, op.cit., p.272.

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d’échapper en multipliant les vies, les modes d’écriture, les voyages et les identités.

Bien évidemment, le ‘‘messianisme’’ dont il est question ici n’est pas religieux. Il prend plutôt, dans l’œuvre de Gary, la forme d’un idéal humaniste, c'est-à-dire, l’attente d’un progrès décisif qui permettrait à l’homme de se réaliser, de se libérer de l’histoire en tant que succession de désastres pour engendrer un monde nouveau. Il offre également l’occasion de concevoir la possibilité d’une condition autre que la condition de finitude à laquelle l’humanité est soumise. C’est dans cette perspective que Gary a pu concevoir l’homme « comme une tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale [et] intellectuelle420. » Ailleurs, dans l’épigraphe des Oiseaux vont mourir au Pérou, Romain Gary a écrit :

« L’homme – mais bien sûr, mais comment donc, nous sommes parfaitement d’accord : un jour il se fera ! Un peu de patience, un peu de persévérance : on n’en est plus à dix mille ans près. Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques, avoir de l’imagination : alors là, l’homme ça devient tout à fait possible, probable même : il suffira d’être encore là quand il se présentera. Pour l’instant, il n’y a que des traces, des rêves, des pressentiments…421 »

L’avènement de cette humanité réconciliée, vivant dans « une totale spiritualité et un total amour422», comme l’affirme ironiquement Saint-Denis, l’un des personnages des Racines du Ciel, est cependant projeté dans un avenir si lointain – « une bagatelle de quelques centaines de milliers d’années423» – que tout espoir de voir cet événement se concrétiser devient illusoire, car comme l’écrit Gary dans

Les Mangeurs d’étoiles : « Les limites du possible ne [peuvent] qu’être péniblement repoussées millimètre par millimètre sans jamais voler en éclats.424 »

420 Romain Gary, La Promesse de l’aube, op.cit., p. 161.

421 Romain Gary, les Oiseaux vont mourir au Pérou, op.cit., p.9. Signalons que Romain Gary a attribué cette citation, qu’il a placée en tête de son recueil de nouvelles, à un certain Sacha Tsipotchkine, auteur des

Promenades sentimentales au clair de lune. En vérité (comme l’a montré Myriam Anissimov, dans Romain Gary, le Caméléon, op.cit., p.494.), il s’agit d’une œuvre et d’un écrivain fictifs. Le véritable auteur de cet

exergue n’est autre que Gary lui-même.

422 Romain Gary, Les Racines du ciel, op.cit., p. 19. 423 Ibid.

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En attendant que l’homme mette fin à l’impossible et qu’il accède à cet hypothétique état d’harmonie absolue, rien ne l’empêche d’en rêver et de le pressentir à travers l’imaginaire et la création artistique :

« La création artistique, affirme Gary, naît de ce que l’homme n’est pas,

de ce qu’est la réalité. Elle est une technique d’assouvissement, illusoire et fugace, d’un désir de maîtrise et d’affirmation que l’œuvre ne fait que pallier, faisant renaître une frustration encore plus grande et un besoin d’authenticité vécue encore plus tyrannique.425 »

Pour Romain Gary, si l’art et le roman peuvent jouer le rôle de palliatifs permettant, le temps de la création ou de la lecture, de combler provisoirement l’insatisfaction fondamentale qui accable l’homme, ils ne l’aident pas, pour autant, à mieux endurer le réel, ou pire, à y consentir, le condamnant ainsi à l’inertie. Au contraire, la création artistique ne fait, selon lui, qu’accroître cette insatisfaction et peut, de ce fait, susciter le désir de changer le réel.

Si une bonne partie de l’œuvre de Romain Gary est bel et bien portée par un élan

messianique, et si lui-même a pu affirmer qu’il croyait au progrès, il n’en a pas

moins déploré le malaise qu’a pu susciter l’avènement de la civilisation industrielle au sein des sociétés occidentales, ainsi que les effets néfastes produits par les progrès techniques sur la nature et les sociétés traditionnelles. C’est que Romain Gary, à l’instar d’Albert Camus, reconnaît que le rêve d’un retour à une civilisation préindustrielle est vain. Mais s’il accepte les bienfaits des progrès techniques, il n’en refuse pas moins leurs ravages. En somme, Gary voudrait que le progrès soit mis au service de l’homme et non qu’il l’asservisse :

« Je crois à la liberté individuelle, proclame-il, à la tolérance et aux droits de l’homme. Il se peut qu’il s’agisse là aussi d’éléphants démodés et anachroniques, survivants encombrants d’une époque géologique révolue : celle de l’humanisme. Je ne le pense pas, parce que je crois au progrès, et que le progrès véritable porte en lui les conditions indispensables à leur survie426. »

425 Romain Gary, Pour Sganarelle, op.cit., p.13.

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On trouve une illustration probante de la critique que Romain Gary fait de l’idée du progrès dans Adieu Gary Cooper. De façon générale, Gary aborde dans ce roman le désenchantement et le nihilisme d’une jeunesse américaine des années 60 en perte de repères, et qui doit parfois s’exiler pour échapper à la conscription forcée dans des guerres impérialistes qu’elle abhorre. Le titre du roman indique du reste que la figure du héros américain sans peur ni reproche, incarnée par Gary Copper, et usée jusqu’à la corde par le cinéma hollywoodien, n’est plus de mise. Tout comme d’ailleurs « l’Amérique des certitudes427», celle qui, sûre d’elle-même et de sa mission divine sur terre, avait libéré l’Europe occidentale du joug nazi. Dans Adieu Gary Cooper, Gary fait dire à l’un de ses personnages, Bug, que l’Amérique des années 60 a découvert pour la première fois de son histoire «

‘‘l’absurde’’ et ‘‘l’angoisse de l’être’’428», autrement dit, elle a été rattrapée par la crise de conscience et le désenchantement qui sévissent en Europe depuis la fin de la guerre. Elle se retrouve désormais confrontée à ses propres contradictions et aux doutes que suscitent en elle la guerre du Vietnam, les ghettos noirs et les émeutes raciales.

Pour revenir à la critique garyenne de l’idée du progrès, arrêtons-nous un instant sur un point fondamental, souligné par Albert Camus dans L’homme révolté, et selon lequel toutes les théories du progrès auraient en commun d’envisager la nature « comme un objet, non de contemplation, mais de transformation.429 » Si nous avons montré précédemment que le problème de la protection de la nature préoccupait Albert Camus, on sait l’importance que cette même question a pu prendre dans l’œuvre de Romain Gary430.

Dans Adieu Gary Cooper, l’un des personnages du roman, un dominicain, le Révérend Père Bourre, se référant à l’ouvrage de Rachel Carson431, dénonce la

427 Romain Gary, Adieu Gary Cooper, op.cit., p. 25. 428 Ibid., p. 42.

429 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p.241.

430 Nous avons déjà mentionné que Romain Gary est habituellement considéré comme l’auteur du premier roman écologique en France (Les Racines du Ciel), publié à une époque où la préservation de l’environnement n’intéressait guère l’intelligentsia française.

431 Rachel Carson (1907-1964) est une zoologiste et biologiste américaine. Elle s’est engagée pour la protection de l’environnement et fut l’auteur d’un ouvrage retentissant, Silent Spring (printemps silencieux), qui fit couler

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volonté qui a pu caractériser la civilisation occidentale de dominer, de transformer et de purifier la nature au point de l’atteindre dans son essence même :

« Je voudrais vous parler des insecticides, dit le dominicain. Les nouveaux insecticides sont formidables. Il y avait pas mal de parasites, de vieilles vermines et de vers rongeurs à détruire. Ils réussissaient ça très bien. Mais l’ennui, avec ces insecticides puissants, c’est qu’ils finissent par empoisonner la nature elle-même. Vous avez peut-être lu le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux ? Elle a montré d’une manière définitive et effrayante comment, à force de vouloir purifier la nature, nous avons fini par l’atteindre dans son essence même, dans sa beauté, dans sa fécondité, dans ses chants multiples, dans son admirable foisonnement. Le résultat, c’est le printemps silencieux d’une nature privée de ses cigales et de ses oiseaux.432 »

À travers l’exemple des insecticides anéantissant la « beauté » de la nature, « sa fécondité », « ses chants multiples » et son « admirable foisonnement », c’est bien l’idée de progrès qui est mise en cause par le dominicain. La civilisation moderne, en considérant la nature comme un simple objet exploitable et transformable selon les besoins du moment, participe à sa démythification, à sa désacralisation, en somme, à son anéantissement et à l’avènement d’un monde stérile.

Le progrès qui devait, à en croire les philosophes des Lumières et les scientistes du XIXe siècle, mener l’humanité vers un monde meilleur, semble, selon le dominicain, avoir trahi ses promesses : « ils prétendaient œuvrer pour le grand printemps, mais lorsque le printemps fut venu, on s’aperçut qu’il n’était plus que silence433. » Camus, lui aussi, redoutait l’avènement de ce jour : « où la silencieuse création naturelle sera tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante, retentissante des clameurs révolutionnaires et guerrières.434 » Notons en passant que chez Camus l’image est inverse : la destruction de la nature ne débouche pas, comme c’est le cas pour Gary, sur un monde muet, au contraire

beaucoup d’encre dans les années 60 et amena les autorités américaines à interdire les DDT et d’autres pesticides néfastes pour la nature.

432 Romain Gary, Adieu Gary Cooper, op.cit., pp.169-170. 433 Ibid., p.170.

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c’est la nature qui est silencieuse comparativement à la fureur et aux « clameurs révolutionnaires et guerrières » qui caractérisent la civilisation contemporaine.

Pour en revenir au dominicain, signalons qu’il ne se contente pas de dénoncer les effets délétères des pesticides sur la nature ; son propos est plus profond qu’il n’y paraît et les objectifs de son discours sont ailleurs :

« Vos D.D.T. idéologiques ont fait exactement le même travail. Pour chaque mensonge odieux et chaque insecte nuisible qu’ils détruisaient, ils tuaient aussi une parcelle de vie, de vérité et de beauté435. »

Le Révérend Père Bourre, on l’aura compris, ne condamne la dégradation de la nature que pour mieux illustrer et donner plus de force à sa dénonciation du délitement des croyances religieuses et du phénomène de rationalisation en cours en Occident. Il va jusqu’à comparer l’impact des idéologies modernes sur la société à celle des D.D.T sur la nature. Si les pesticides stérilisent cette dernière, la démythification qu’implique le rationalisme a pour conséquence l’appauvrissement de l’imaginaire et la destruction des mythes (à la fois « mensonges odieux » et « parcelle de vie, de vérité et de beauté »). Le dominicain, faisant face à un auditoire dubitatif et goguenard, prophétise finalement « un réveil religieux436», après avoir fait le constat d’une jeunesse nihiliste ayant perdu tout lien avec le sacré :

« Je ne sais pas qui vous a fauché le gâteau. C’est peut-être la science, Freud, ou Marx ou la prospérité, ou peut-être l’avez-vous détruit à coup d’insecticides. Mais il vous manque terriblement, et vous êtes prêts à mettre n’importe quoi à la place.437 »

Incontestablement, c’est dans Les Racines du ciel que Romain Gary aborde avec le plus de profondeur la question de la dégradation de la nature par les progrès techniques, et ce qu’implique cette dégradation sur l’avenir de l’espèce humaine et sur l’idée que l’homme se fait de lui-même et du monde où il vit.

435 Romain Gary, Adieu Gary Cooper, op.cit., p. 170. 436 Ibid.

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Le roman se déroule au milieu du XXe siècle, à une époque charnière où l’Afrique, entamant sa lutte pour se soustraire à la domination coloniale, se trouve confrontée à une équation insoluble : concilier la préservation de la nature, des traditions et de l’âme africaine tout en accompagnant la marche forcée vers la modernité que lui impose le monde contemporain, et qui, justement, ne peut se faire sans la destruction de la nature et des modes de vie traditionnels.

C’est dans cette perspective que Laurançot, inspecteur des chasses au Tchad, sensibilisé par l’engagement de Morel pour la protection des éléphants, déplore que la notion de ‘‘progrès’’ puisse être employée pour désigner la dégradation systématique et irrémédiable des beautés naturelles :

« Comment pouvons-nous parler de progrès, s’interroge-t-il, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? Nos artistes, nos architectes, nos savants, nos penseurs suent sang et eau pour rendre la vie plus belle, et en même temps nous nous enfonçons dans nos dernières forêts, la main sur la détente d’une arme automatique. Ce Morel, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. […]