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Un monde en guerre

2. L’ombre de la guerre

des leçons de stoïcisme pour ces temps de débâcle et d’oppression204. » Sans doute, Camus a-t-il eu besoin d’un certain recul vis-à-vis de ces événements, car il faut attendre le période de l’après-guerre205 et la publication de La Peste, en 1947, pour voir s’exprimer de manière explicite le désappointement provoqué par la Seconde guerre mondiale :

« Je veux exprimer au moyen de la peste, écrit Camus, l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu206. »

Plus tard, en 1951, L’homme révolté, reflètera, comme l’écrit Roger Grenier, « les troubles de la conscience qui se sont imposés dans les années qui ont suivi la guerre. 207» Le monde nouveau, auquel le second conflit mondial a donné naissance, est, en effet, celui des grands périls : guerres coloniales, menace nucléaire, rideau de fer, stalinisme, impérialisme américain, etc.

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L’ombre de la guerre

La Seconde guerre mondiale a également marqué la vie et l’œuvre de Romain Gary. Dans La Promesse de l’Aube, il relate comment ce conflit a chamboulé sa vie à la fleur de l’âge, comment il l’a séparé pendant cinq années de ceux qu’il aimait, de sa mère surtout, qu’il ne revit jamais, car elle mourut avant son retour. Au moment de la défaite retentissante des armées françaises et britanniques face à l’Allemagne hitlérienne, en juin 1940, tandis qu’Albert Camus, jeune journaliste à Paris soir, doit fuir en catastrophe la capitale française, prendre le chemin de l’exode avec plusieurs centaines de milliers de réfugiés, au milieu des bombardements et du chaos, Romain Gary fait son service militaire dans l’armée de l’air française. Face à la débâcle cinglante de son pays d’adoption208, il prend le parti de poursuivre la lutte, et à la différence de Camus qui rate de peu le

204 Roger Grenier, Albert Camus, soleil et ombre, « folio », Paris, 2011, p. 238. 205 La période de l’après-guerre s’étend de 1945 à la mort de Staline en 1953. 206 Albert Camus, Carnets II, op.cit., pp. 73-74.

207 Roger Grenier, Albert Camus, soleil et ombre, op.cit., p. 238.

208 Romain Gary, installé avec sa mère à Nice depuis 1928, est naturalisé français en 1935 et appelé au service militaire en 1938.

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bateau qui aurait dû lui permettre « d’aller lutter ailleurs 209», il parvient miraculeusement à rejoindre l’Afrique du Nord210, puis après avoir traversé l’Algérie et le Maroc, il gagne l’Angleterre où il est incorporé aux Forces aériennes libres. Romain Gary participera au conflit dans divers théâtres d’opérations, notamment en Afrique française et au Moyen-Orient. En 1943, il est rapatrié en Grande-Bretagne afin de participer à des opérations de bombardement contre l’Allemagne nazie.

C’est durant cette période de vicissitudes et de périls mortels, entre deux missions de bombardement, que le sous-lieutenant Gari de Kacew211, rédige dans l’urgence les fragments qui constitueront plus tard son premier roman :

Éducation européenne. Ce texte poignant revient sur le combat acharné et

désespéré que mena la résistance polonaise contre l’occupation nazie, et relate, en parallèle, le dur apprentissage de la vie en temps de guerre d’un jeune polonais orphelin, nommé Janek. Ce livre est aussi le premier roman français publié au lendemain de la guerre évoquant la Résistance. Il fut d’ailleurs salué quasi-unanimement212, non pas seulement, comme le fait remarquer Maurice Nadeau, en tant que « roman sur la résistance, mais comme « le » roman de la Résistance213. »

En vérité, l’ombre de la guerre se prolonge dans toutes l’œuvre de Romain Gary, du Grand Vestiaire publié en 1949, où est abordé en filigrane l’extermination des juifs, en passant par la Danse de Gengis Cohn (1967), et jusqu’aux œuvres signées Émile Ajar, à l’image de Pseudo (1974), où est évoqué la culpabilité de Gary, alias Tonton Macoute, qui, pendant la guerre, «était aviateur et […] massacrait les populations civiles. 214» Mais c’est dans son roman Les Racines du

209 Olivier Todd, Albert Camus, une vie, op.cit., p. 1087.

210 Gary est revenu longuement sur ces évènements dans La Promesse de l’Aube.

211 Il s’agit là du pseudonyme qu’utilisa Gary durant la guerre. Kacew étant son véritable patronyme.

212 Éducation européenne a reçu un accueil chaleureux de la part des cercles littéraires français, notamment, Albert Camus, Martin du Gard, Joseph Kassel, Louis Lambert, Maurice Nadeau, Frédéric Lefevre, etc. Les seules réserves ont été émises par Louis Parot et Jean-Paul Sartre. Myriam Anissimov est revenue sur la réception de ce roman dans Romain Gary, le caméléon, op.cit., pp. 260 à 263.

213 Maurice Nadeau, « Combat », cité par Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, ibid., p.261. 214 Romain Gary (signé Émile Ajar), Pseudo, dans Légende du Je, Récits et romans, op.cit., p.1286.

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ciel, publié en 1956, que Gary a exprimé le mieux le trouble de la conscience et

le désenchantement provoqués par la catastrophe de la guerre.

Certes, cette œuvre visionnaire, pour laquelle il a obtenu son premier Goncourt, est considérée à juste raison comme « le premier roman écologique »215– à une époque où le sort de la nature indiffère totalement l’intelligentsia française –, toutefois, Les Racines du Ciel vont au-delà d’une prise de conscience environnementaliste, et au-delà d’une tentative d’alerter l’opinion publique sur une catastrophe écologique à venir.

Morel, héros du roman, ancien résistant français, arrêté puis enfermé dans un centre de concentration nazi, s’est certes mis en tête, après la Libération, de défendre les éléphants d’Afrique contre les chasseurs et les braconniers européens, mais lorsqu’il prend les armes et crée un maquis en Afrique pour sauver les pachydermes de l’extermination, il songe aux camps de concentration nazis où il fut interné et cherche avant tout à poursuivre la lutte contre l’asservissement de l’homme, tandis qu’à l’époque où il était enfermé dans un camp nazi, il ne cessait de rêver des éléphants comme d’un mythe ou d’un symbole incarnant la force et la liberté. En fait, Morel considère que le combat qu’il mène contre la sujétion de l’homme est consubstantiel à sa lutte pour préserver la nature.

Le roman a donc une portée symbolique. Il possède, en effet, plusieurs niveaux de lecture : à un premier niveau et en-deçà de tout sens allégorique, la lutte que mène Morel est avant tout un combat écologique qui a pour fin la défense des pachydermes africains. C’est ce que laisse entendre Gary lorsqu’il écrit à propos des éléphants de Morel, dans la préface de l’édition américaine de son roman :

« Ils sont de chair et de sang ; ils souffrent et ils ont peur. C’est encore une fois tout autre chose qu’une allégorie. Il s’agit d’une identification de soi216. »

215 Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, op.cit., p.359.

216 New introduction to « The Roots of Heaven », by Romain Gary, Time Reading Program, Time Lif Book, 1964, p. XV-XVI. Traduit de l’anglais par Paul Audi, in L’Europe et ses fantômes, Edition Léo Scheer, 2003, p.50.

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À un second niveau, le combat de Morel symbolise la lutte de la Résistance contre le nazisme. C’est en tout cas ce qu’affirme Morel lui-même :

« J’ai fait de la résistance sous l’occupation… C’était pas [sic] tellement pour défendre la France contre l’Allemagne, c’était pour défendre les éléphants contre les chasseurs217».

On peut également voir dans le massacre des éléphants le symbole de l’extermination des Juifs durant la Seconde guerre mondiale. Rappelons que Gary a perdu son père et cinq autres membres de sa famille dans les camps nazis218. L’auteur des Racines du ciel est le premier à mettre en avant l’intérêt de cette interprétation dans un article publié dans Le Figaro littéraire où il compare la réserve naturelle de Bouna à « une espèce de ghetto de Varsovie sur le point d’être annihilé par une race de seigneurs sans pitié pour ce qu’elle croyait être des espèces inférieures.219 »

Ces analogies entre les atrocités commises durant la guerre et le massacre de la faune africaine donnent d’ailleurs leur sens à un certain nombre de notations présentes dans le roman, qui seraient quelque peu impropre si elles n’évoquaient qu’une simple lutte pour la protection des éléphants : (maquis, groupes armés, trafic d’armes, opération de sabotage, attentats…). Parfois l’analogie entre les crimes contre l’humanité commis par les nazis et le massacre des éléphants est encore plus explicite :

« Herr Wagemann avait eu une idée que les fabricants d’abat-jour en peau humaine de Belsen eussent pu lui envier. […] On coupait les pattes aux éléphants à vingt centimètres environ au-dessous du genou. Et de ce tronçon, à partir du pied, convenablement travaillé, évidé et tanné, on faisait soit des corbeilles à papiers, soit des vases, soit des porte-parapluies.220 »

On le voit, à travers la fiction littéraire, la réalité historique et les atrocités de la guerre s’imposent avec force. Mais, pour autant, peut-on réduire Les Racines du

217 Romain Gary, Les Racines du ciel, op.cit., p. 355.

218 « L’histoire de ce siècle a prouvé d’une manière sanglante et définitive – dans ma famille, six morts sur huit,

et parmi mes camarades aviateurs de 1940, cinq survivants sur deux cents - que l’alibi nationaliste est toujours invoqué par les fossoyeurs de la liberté. », « note de l’auteur », Les Racines du ciel, ibid., p.8.

219 Romain Gary, « Matta a donné sa vie pour les éléphants, j’y crois », Paris-Match, 7 mais 1960, p.121. 220 Romain Gary, Les Racines du ciel, op.cit., pp.187-188.

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ciel, en plus des préoccupations écologiques qu’elles mettent en lumière, à une

dénonciation des crimes commis par les Troisième Reich ? Il semblerait que le roman doive, au contraire, se lire sur plusieurs portées, car l’auteur a lui-même laissé ouverte l’interprétation de son texte : « Dans mon livre, confie Gary, j’avais poussé un appel au secours, un cri de solitude métaphysique de l’homme sur terre221». Il devient alors possible d’élargir la symbolique du combat de Morel à une révolte aussi bien écologique, politique, morale que métaphysique contre tout ce qui persécute et écrase l’homme. L’éléphant africain, animal sauvage et indomptable devient le symbole de la part sacré et mythique de l’homme, une

marge que ce dernier doit impérativement sauvegarder, au risque de perdre son

humanité, en la protégeant des souillures du monde moderne, du rendement, de l’efficacité et du matérialisme intégral.