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Le progrès, la science et le dévoilement universel

2. L’absurde un point de départ

2. L’absurde un point de départ

C’est dans Le Mythe de Sisyphe qu’Albert Camus s’est attelé à cerner la notion de l’absurde. D’entrée de jeu, dans la « note de l’auteur », il réfute que sa démarche ne soit une démarche philosophique : « Les pages qui suivent traitent d’une sensibilité absurde qu’on peut trouver éparse dans le siècle – et non d’une philosophie absurde484». Camus semble même, dès la première phrase de son essai, nier d’un trait de plume toute la philosophie « il n’y a qu’un problème philosophique sérieux, c’est le suicide.485» Son but n’est pas non plus de faire de la métaphysique, mais seulement de proposer « la description, à l’état pur, d’un mal de l’esprit 486», et de peindre la condition de l’homme moderne confronté à un monde déserté par le divin.

Comme nous l’avons vu, l’absurde surgit, selon Camus, du rapport de l’homme et du réel, des exigences raisonnables de l’homme et de l’irrationalité du monde. Mais avant de cerner la notion en elle-même, et d’explorer la sensibilité absurde chez un certain nombre de penseurs et d’écrivains487, Camus propose d’abord, dans son essai, d’énumérer les sentiments qui peuvent comporter de l’absurde. Pour ce faire, il donne les exemples suivants :

• La lucidité soudaine qui survient après une lassitude due à une vie machinale. Celle qui peut, par exemple, saisir un ouvrier ou un fonctionnaire de bureau piégé dans la nasse du quotidien et de la répétition des mêmes tâches.

• La finitude, c'est-à-dire l’angoisse liée au temps et à la mort.

• L’irréductibilité et l’étrangeté du monde « redevenu lui-même », car dépouillé des sens illusoires et des artifices que l’homme plaçait en lui et dont il n’a plus la force d’user.

484 Ibid., p.16. 485 Ibid., p.17. 486 Ibid., p.16.

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• L’inhumanité des hommes qui se manifeste par exemple à travers « l’aspect mécanique de leur geste488», leur attitude exagérée et grotesque, qui peut susciter un malaise ou « une chute devant l’image de ce que nous sommes489».

Certes, Camus reconnaît que cette liste n’est pas exhaustive490 et que ces « remarques n’ont rien d’originales491», mais il faut, selon lui, d’abord « s’assurer des évidences pour pouvoir s’interroger ensuite sur les questions primordiales492. » Alors qu’il entamait à peine la rédaction du Mythe de Sisyphe, Camus concédait déjà dans une lettre destinée à son épouse Francine Faure que « L’absurdité de la vie est un bateau éculé pour intellectuels d’après-guerre.493 » D’ailleurs, il aurait bien pu partir d’une image aussi usuelle que « ‘‘la fuite du temps’’ ou ‘‘tout le monde est mortel’’494», mais selon lui, le sujet importe peu, car la pensée ne se déploie qu’à partir de l’instant où « l’on pousse avec rigueur et honnêteté la logique des lieux communs495».

Le sentiment de l’absurde, qui n’est en fin de compte qu’un sentiment parmi d’autres, trouve pourtant sa pertinence et sa force, selon Camus, dans le fait qu’il « ait donné sa couleur à tant de pensées et d’actions entre les deux guerres. 496» Cependant, Camus insiste sur le fait qu’il ne vise pas à redécouvrir ou à refaire le constat de l’absurde – constat dont sont d’ailleurs « partis presque tous les grands esprits497». Ce qui compte à ses yeux, comme il le souligne, dès 1938, dans sa critique de La Nausée de Sartre, ce sont : « les conséquences et les règles d’action qu’on en tire.498» Idée que Camus reformule d’entrée dans la « note de l’auteur » du Mythe de Sisyphe : « l’absurde, pris jusqu’ici comme conclusion, est considéré

488 Ibid., p. 31. 489 Ibid.

490 « L’énumération achevée, on n’a cependant pas épuisé l’absurde », note en bas de page, Ibid., p. 30. 491 Ibid., p. 29.

492 Ibid., p. 32-33.

493 Lettre expédiée à Francine Faure, le 24 novembre 1939, cité par Olivier Todd, Albert Camus, une vie, op.cit., p. 292.

494 Ibid. 495 Ibid.

496 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p. 22.

497 Extrait tiré de la critique qu’Albert Camus a faite de La Nausée de Sartre dans « Alger-Républicain », oct. 1938, cité par Roger Grenier, Albert Camus, Soleil et ombre, op.cit., p. 124.

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dans cet essai comme un point de départ.499 »L’absurde constitue donc pour Camus la prémisse de sa démarche réflexive. Il est en quelque sorte l’évidence première sur laquelle il va construire sa pensée :

« Ce que je sais, ce qui est sûr, ce que je ne peux nier, ce que je ne peux rejeter, voilà ce qui compte. Je peux tout nier, de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d’unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. Je peux tout réfuter dans ce monde qui m’entoure, me heurte et me transporte, sauf ce chaos, ce hasard roi et cette divine équivalence qui naît de l’anarchie500»

À partir des deux termes contraires qui fondent l’absurde, à savoir, d’une part l‘« appétit de résoudre » et l’ « exigence de clarté » qui caractérisent l’homme et de l’autre « l’irréductibilité du mondeà un principe rationnel et raisonnable501 », Camus, en « cartésien de l’absurde502 », tire les deux certitudes qui vont guider toute sa démarche. Après avoir examiné le problème du suicide et conclut son incompatibilité avec l’absurde, dans la mesure où ce dernier est « en même temps conscience et refus de la mort503 », Camus s’oppose aux philosophes classiques, qui partant du constat de l’absurdité de l’existence et prenant acte de l’impuissance de la raison, font ce que l’auteur du Mythe de Sisyphe qualifie de « saut » vers Dieu ou autres transcendances, qui s’apparenterait à un véritable suicide

philosophique.

Aussi Camus refuse-t-il catégoriquement le pari de Pascal et lui substitue « le pari déchirant et merveilleux de l’absurde504». Celui-ci consiste à une adhésion totale au monde de l’ici-bas, à un amour passionné de la vie et au maintien, à travers l’absurde mis en évidence par la conscience, d’une lucidité tendue à l’extrême pour qu’enfin « Le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine » trouvent « leur place dans ce monde insensé.505 » La crise du sens n’est

499 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, op.cit., p.16. 500 Ibid. p.75.

501 Ibid.

502 La formule a été utilisée par Jean-Paul Sartre dans son hommage à Albert Camus « Camus par Sartre », publié quelques jours après le décès de Camus dans France Observateur, le 7 janvier 1960. http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20120111.OBS8521/camus-par-sartre.html

503 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op.cit., p.79. 504 Ibid. p.77.

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donc plus considérée uniquement comme une déchirure, mais également comme une chance et comme l’occasion de rendre le monde à nouveau disponible pour la création de nouvelles valeurs. Mais sur quelle valeur Camus va-t-il s’appuyer pour dépasser l’absurde ?

Comme nous l’avons déjà mentionné, s’il semblait légitime à Albert Camus de tenir compte, du moins dans une première étape, de la sensibilité absurde et de faire le diagnostic de ce « mal de l’esprit » et du siècle, il lui est, cependant, impossible de voir dans cette sensibilité autre chose « qu’un point de départ, l’équivalant sur le plan de l’existence, du doute systématique. 506» À la manière du doute méthodique de Descartes, l’absurde a fait en quelque sorte table rase. Il va permettre à Camus de réorienter sa recherche. Or, en dehors du suicide, ou du « saut » qui fait intervenir un espoir supraterrestre, l’une des seules positions philosophiques qui semble cohérente aux yeux de Camus c’est la révolte :

« Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. La première est la seule évidence qui me soit donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte507. »

Camus tire ainsi de l’absurde une valeur fondamentale qui permet en même temps son dépassement : la révolte. Celle-ci surgit selon lui de la contradiction que porte en elle-même l’expérience absurde. L’homme se trouvant confronté à un monde déraisonnable, à une condition injuste et incompréhensible, proteste, exige que cesse le scandale et revendique « l’ordre au milieu du chaos et l’unité au cœur même de ce qui fuit et disparait.508 »

C’est dans L’homme révolté qu’Albert Camus poursuivra et élargira la réflexion entamée dans Le Mythe de Sisyphe. Il va passer, d’un essai à l’autre, d’une peinture de l’individu confronté à l’absurde et tenté par le suicide, à une réflexion plus vaste en s’interrogeant sur la manière dont la révolte (caractérisant l’homme moderne) a pu aboutir à l’avènement de régimes totalitaires et au meurtre de masse. Mais avant de mobiliser toutes ses connaissances et toute sa culture en

506 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p. 23. 507 Ibid.

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vue de dessiner un panorama complet de la révolte à partir des points de vue philosophique, historique, littéraire et artistique, Camus revient momentanément, dans L’homme révolté sur la question de l’absurde pour mieux s’en départir. S’il rappelle d’entrée de jeu que l’idée du non-sens a intensément marqué la période contemporaine, il lui dénie pourtant toute prétention universelle : « l’intensité d’un sentiment n’entraîne pas qu’il soit universel.509» Il reconnaît également que, sans son dépassement, l’absurde ne peut mener qu’à une impasse :

« L’erreur de toute une époque a été d’énoncer, ou de supposer énoncer, des règles générales d’action à partir d’une émotion désespérée, dont le mouvement propre, en tant qu’émotion, était de se dépasser.510 »

Dans cette perspective, Camus fait remarquer que toute pensée qui verrait dans l’absurde son fondement et tenterait de le maintenir du début à la fin de ses raisonnements ne pourrait déboucher que sur une aberration logique :

« Toute philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même qu’elle s’exprime. Elle donne par là un minimum de cohérence à l’incohérence, elle introduit de la conséquence dans ce qui, à l’en croire, n’a pas de suite. La seule attitude cohérente fondée sur la non-signification serait le silence, si le silence à son tour ne signifiait. L’absurdité parfaite essaie d’être muette. Si elle parle, c’est qu’elle se complaît ou, comme nous le verrons, qu’elle s’estime provisoire.511»

Selon Camus, toute théorie philosophique qui ferait de la non-signification une fin en soi porterait en elle-même une contradiction foncière qui la condamnerait à ne produire que des raisonnements incohérents. Car si l’on va du principe que tout savoir est fondé sur la connaissance du sens d’une donnée, l’absurde, pour sa part, en tant que privation de sens ne peut être connu. Par conséquent, les théories de la non-signification contredisent leur propre définition philosophique du fait même qu’elles tentent d’exprimer ce qui par essence est inconnu et donc incommunicable. En effet, nommer le non-sens, et chercher à l’exprimer, c’est du

509Ibid. p. 22.

510Ibid. pp. 22-23.

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même coup exprimer quelque chose qui a du sens. C’est pour cette raison que la seule attitude cohérente fondée sur la non-signification semble être le « silence ». Sauf, bien évidemment, si l’on considère, à la manière de Camus, que le constat de l’absurde n’est qu’une étape provisoire, « un passage vécu, un point de départ, une critique vécue, l’équivalant sur le plan de l’existence, du doute systématique.512» Pour cette raison, Camus va tenter, dans L’homme révolté de dépasser cette « émotion désespérée » en lui substituant la notion de révolte afin d’y chercher les règles d’action que l’absurde n’a pas su lui donner.

De là, on peut conclure que l’absurde n’a été qu’une première étape dans le cheminement réflexif de Camus. Il en connaissait la puissance et surtout les limites. Tout en réfutant les solutions faciles du suicide et des métaphysiques de consolation, il a, par le dépassement de l’absurde, dégagé des valeurs de fraternité et de résistance que résume sa formulation renouvelée du cogito cartésien : « je me révolte donc nous sommes.513 » Rappelons, enfin, qu’en abordant la question du non-sens, Camus n’a fait que raisonner sur une idée très répandue chez la plupart des écrivains de sa génération. Qu’en est-il alors pour Romain Gary ? Comment a-t-il appréhendé le problème de l’absurde et quelle conséquence en a-t-il tiré ?