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Le progrès, la science et le dévoilement universel

3. Mythos vs logos

3.

Mythos vs logos

Il ne faudrait pas croire que Camus et Gary, à travers la critique qu’ils font de la raison, chercheraient à adhérer aveuglément à une pensée mythique pure ou à rejoindre une quelconque innocence primitive. André Dabezies prévient qu’une telle tentation peut s’avérer dangereuse voire malsaine :

« Il est fort dangereux d’abdiquer tout contrôle critique de la rationalité sur les symboles, la politique en a donné de terribles exemples. Remonter à l’innocence primitive, fût-ce celle des symboles et de l’écriture, est un rêve à la limite malsain306. »

Au contraire, la démarche des deux auteurs consiste, à travers la médiation de la création littéraire, à mettre en dialogue imaginaire et réel, mythe et rationalité. Camus et Gary ont conscience de la puissance ténébreuse des mythes, qui nous gouvernent et nous aveuglent lorsque nous les ignorons ou quand nous abolissons toute distance critique vis-à-vis d’eux. Les deux écrivains n’ont donc nullement l’intention de renoncer à la raison – même s’ils la jugent défaillante –, d’abandonner ainsi une lucidité rendue nécessaire dans un XXe siècle où les deux grands totalitarismes, rouge et brun, ont usé et abusé de symboles et de références mythiques pour assoir leur domination307. Dans La nuit sera calme, Gary fait ainsi dire à son interlocuteur fictif : « Il y a la magie noire et la magie blanche. Le fascisme aussi était une mythologie.308 » Camus, pour sa part, s’il considère, dans Le mythe de Sisyphe, que le sort de la pensée « se joue dans des mythes » il s’empresse de préciser « des mythes sans autre profondeur que celle de la douleur humaine » et prend ses distances avec « la fable divine qui (…) aveugle ». Cette réserve étant faite, il nous faut à présent expliciter un peu plus les enjeux de la critique que Camus et Gary font du rationalisme, en nous interrogeant sur la manière dont la pensée mythique génère du sens, et s’oppose, de ce fait, à la pensée rationnelle qui le dilue. Ce pouvoir sémantique des mythes tient, d’après André Dabezies, essentiellement au fait que :

306 Ibid.

307 Que l’on songe à la réhabilitation des anciens mythes germaniques par la propagande nazie, ou encore à ce que comporte l’idée du « Grand soir », présente chez les communistes, comme dimension messianique.

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« La vérité du mythe est une vérité symbolique: elle propose pour le monde, la vie, les relations humaines, un sens qu’elle ne peut imposer ni démontrer ; j’y entre ou je n’y entre pas, le mythe joue de son pouvoir fascinant ou bien il ne l’atteint pas.309 »

Dans cette perspective, Dabezies oppose ce qu’il qualifie de mythes atrophiés (par exemple l’épopée de Gilgamesh, les dieux de l’Olympe, etc.) qui ont perdu tout pouvoir de fascination et ne sont plus pour l’homme contemporain que « des images ou des thèmes littéraires riches d’échos poétiques310», aux mythes vivants, dont la puissance magnétique peut être agissante dans une société ou une époque données. Si ces mythes vivants agissent puissamment sur la psyché collective, c’est parce qu’ils expriment, selon Dabezies, pour telle communauté « quelques-unes de ses raisons de vivre, une manière de comprendre l’univers en même temps qu’une situation propre à un contexte historique.311» On comprend, de ce fait, que la littérature, cette « production supra-personnelle312 », comme la définissait Jung, en tant que vecteur par excellence de l’activité symbolique et des mythes, puisse constituer un révélateur privilégié des angoisses, des fantasmes et des valeurs dominants d’une période historique donnée. En cela, on peut considérer avec Jung que l’écrivain est « un homme collectif, qui porte et exprime l’âme inconsciente et active de l’humanité313»

Mais pour en revenir à notre interrogation initiale qui concerne l’opposition entre pensée mythique et pensée rationnelle et la manière dont le mythe fabrique du sens, il nous faut un moment nous intéresser aux trois fonctions du mythe, telles que définies par Pierre Brunel : narrative, étiologique, et révélatrice (le mythe raconte, explique, révèle). Ces fonctions correspondent à la propension que possède le mythe à répondre aux questions existentielles que l’homme se pose,

309 André Dabezies « Des mythes primitifs aux mythes littéraires », in Dictionnaire des mythes littéraires, op.cit., p. 1183.

310 Ibid., p. 1184. 311 Ibid.

312 Cité par Christine Chelebourg, L’imaginaire littéraire, des archétypes à la poétique du sujet, Paris, Armand Colin, 2005, p.29.

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en lui proposant – à travers un récit sacré ou « fascinant314», d’essence symbolique et relatant souvent l’action d’êtres surnaturels –, une explication, qui en même temps qu’elle révèle l’être et le dieu, rend compte de l’origine et de la signification d’une réalité, «que ce soit, précise Eliade, la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution315

De là, on peut déduire que la disposition mentale favorable aux mythes est, comme le souligne Pierre Brunel, l’humeur interrogeante :

« Je me trouve devant quelque chose que je ne comprends pas, dont aucune

théorie ne m’explique la cause. Je cherche donc un autre type d’explication, sans le secours ni de la raison, ni de l’expérience scientifique. Je crée une cause.316 »

André Jolles, pour sa part, va jusqu’à résumer le mythe à sa fonction étiologique :

« L’homme demande à l’univers et à ses phénomènes de se faire connaître de lui ; il reçoit une réponse, il en reçoit un répons, une parole qui vient à sa rencontre. L’univers et ses phénomènes se font connaitre. Quand l’univers se crée ainsi à l’homme par question et réponse, une forme prend place, que nous appellerons mythe317»

Il va de soi que de tout temps, l’humanité a été confrontée à un certain nombre de questions existentielles, qui demeurent jusqu’à nos jours insolubles, et que Voltaire a parfaitement résumé, dans l’un de ses vers célèbres, en une quadruple question : « Qui suis-je, où suis-je, où vais-je et d’où suis-je tiré ?318 » Les spécialistes qualifient ces questions existentielles de mythologèmes. Elles sont, selon Simone Vierne319, au nombre de cinq : 1) la question de la vie et de la mort, 2) la question de l’altérité et du même, 3) celle concernant la place de l’homme

314 Concernant le rapport des sociétés modernes et sécularisées aux mythes, Dabezies préfère utiliser le mot « fascinant », car il lui paraît la moins mauvaise transposition des effets classiquement attribués au « sacré », « Des mythes primitifs aux mythes littéraires », op.cit., p. 1179.

315 Cité par Pierre Brunel dans la Préface du Dictionnaire des mythes littéraires, op.cit., p.9. 316 Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, op.cit., p.18.

317 André Jolles, Einfache Formen, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1930 ; trad. A.-M. Buguet, Ed. du Seuil, 1972, p. 81. Cité par Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, Ibid., p.65.

318 Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne, Wikisource, la bibliothèque libre. http://fr.wikisource.org/wiki/po%C3%A8mesurled%C3%A9sastredeLisbonne.

319 Simone Vierne « Mythocritique et mythanalyse », Université Stendhal, http://w3.u-grenoble3.fr/cri/textes-ligne2.htm

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dans le cosmos et/ou la société ; 4) la question liée à l’origine de l’homme et son devenir ? 5) enfin, la question du Bien et du Mal.

On peut constater que ces mythologèmes ne peuvent recevoir de solutions satisfaisantes et définitives, si on s’en tient uniquement à la raison ou à l’expérience scientifique. En effet, la science, au contraire de la pensée mythique, divise le monde en autant de disciplines qu’il y a de problèmes à résoudre, elle choisit un objet d’étude, détermine ses composants, calcule sa masse exacte, mesure sa puissance, le rattache à une causalité…, mais se borne, en fin de compte, à mettre en lumière le comment des choses, sans en expliquer le

pourquoi, la raison d’être, et par conséquent le sens. De plus, en perçant à jour

les grandes énigmes du monde, en le démythifiant, c'est-à-dire, en élucidant ses mécanismes par la suppression de ce qu’il y a de mystérieux en lui, elle lui ôte du même coup sa valeur mythique, et accentue, de ce fait, le sentiment d’étrangeté qui accable l’homme. Car si la science a pour tâche d’élucider les mystères du monde, c’est justement, du mystère, comme l’affirme Pierre Brunel, que naissent

les mythes320.

Au contraire de « la raison » qui« sépare, explique [et] refoule. », le mythe, comme l’écrit Frédérique Monneyron, « rassure la conscience en disant l’angoisse, puis en la transformant par les moyens appropriés321».Il joue le rôle de médiateur entre la psyché et le cosmos, et parvient à créer du sens en s’appropriant la multiplicité et la diversité du monde pour l’unifier dans un récit totalisant qui propose une réponse globale à toutes les questions que se pose l’homme sur le monde et sur lui-même.

C’est bien la mise en récit de phénomènes hétérogènes et contingents, aussi bien humains, naturels que cosmiques qui permet au mythe de générer du sens. À partir de l’inachevé, de l’accidentel, de l’éphémère et du divers qui caractérisent le réel, le mythe produit un monde imaginaire où règne la continuité et l’unité. Autrement dit, la narration, qu’elle soit mythique ou littéraire, de par sa nature même, transforme l’enchaînement d’évènements fortuits qui jalonnent la vie en

320 Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, op.cit., p. 18.

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un véritable destin, elle les ordonne, leur assigne un but, un commencement, un déroulement, une fin, et parfois un recommencement. L’homme peut ainsi retrouver le sens de la terre et en faire son Royaume.

De là, on perçoit un peu mieux les enjeux de la critique que les auteurs étudiés ont fait du rationalisme et de la science. On comprend également que face à une science qui « avance triomphalement sur l’homme de tous les côtés322 », Romain Gary ait pu appeler à épargner quelques refuges, une retraite, où l’homme, tout en préservant son humanité et sa part mythologique, aurait le loisir de « se réfugier dans la poésie, se lier d’amitié avec l’Océan, écouter sa voix, continuer à croire au mystère du monde323. » Car selon lui « dès que l’homme se coupe des mythes au nom du réalisme, il n’est plus que de la barbaque.324 »

La volonté de Romain Gary de préserver la part sacrée de l’homme et les mystères de la nature est une attitude éminemment éthique et existentielle. Son but est de permettre à l’homme d’échapper aux injonctions déshumanisantes d’efficacité, d’utilité, de rendement que lui impose le monde contemporain. Ainsi, Gary oppose à maintes reprises le discours scientifique et utilitaire qui dégrade le sens, à la poésie et au mythe qui, de par leur portée symbolique et leur caractère souvent obscur, génèrent une infinité de sens et régénèrent la vie. C’est dans cette même perspective que Camus affirme qu’« incapable de sublimer le réel, la pensée s’arrête à le mimer 325». Par mimer, il entend le fait, d’accroître sensiblement l’intensité du réel. Sublimer, en revanche, consisterait selon Jean Sarocchi à « superposer un système explicatif 326». Or, toute explication, philosophique ou scientifique qui se proposerait de synthétiser un monde radicalement absurde, est inéluctablement vouée à l’échec. C’est pour cette raison que « Le sort de la pensée » se joue, selon Camus, « dans des mythes327. »

Car les mythes ne désincarnent pas l’essence du réel, au contraire, ils la préservent telle une « énigme » c’est-à-dire, comme l’explique Camus, « un sens

322 Romain Gary, « Les oiseaux vont mourir au Pérou », op.cit. p.14. 323 Ibid.

324 Romain Gary, Europa, op.cit., p.88.

325 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, op.cit. p. 138. 326 Jean Sarocchi, Camus, op.cit., p.15.

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qu’on déchiffre mal, parce qu’il éblouit328», autrement dit, un sens que l’on ne résout pas, mais que l’on crée ou que l’on incarne à travers la création artistique et littéraire.

Face à un discours rationaliste insatisfaisant, et face à une technique qui d’après Jacques Ellul329 « n’adore rien, ne respecte rien330 » et transforme toute chose en

moyen, on constate chez les deux auteurs une même volonté de réhabiliter le mythe qui, de par sa puissance esthétique et symbolique, permet de saisir l’essence intime de l’existence. Mais pour en venir à l’essentiel, comment Gary et Camus ont-ils illustré les méfaits du progrès technique dans leurs textes ? Comment le culte de la technique et les idéaux de maîtrise et de puissance qui caractérisent notre époque ont-ils produit un monde désenchanté et déserté par les mythes ?

4.

Le mythe du progrès comme négation de tous les mythes

Chez Albert Camus et Romain Gary, l’idée de progrès – qui est à la fois le présupposé théorique de la modernité et le moteur idéologique des sciences et des techniques – apparaît non seulement, comme une nouvelle croyance, une sorte de mythe moderne, mais aussi comme une force de désenchantement, conquérante, aveugle et anonyme dont on peut constater les effets tangibles sur le réel.

Le terme ‘‘progrès’’ a pour étymologie le mot latin ‘‘progressus’’ qui renvoie à « l’action d’avancer331 » et évoque l’idée d’un changement graduel, « d’une progression qui peut donc très bien être celle d’un mal332 », comme dans le cas de l’aggravation d’une maladie. Toutefois, le mot est le plus souvent porteur d’une connotation positive. Ainsi, dans Critiques théoriques, le philosophe Alain de Benoist333 définit le progrès comme :

328 Albert Camus, « L’Énigme », Noces suivi de L’Été, op.cit., p. 149. 329 Jacques Ellul, sociologue et théologien français (1912-1994).

330 Jacques Ellul, « La technique ou l’enjeu du siècle », Paris, Économica, 1990, p.130.

331 Albert Dauzat (dir.), Nouveau dictionnaire étymologique et historique, Paris, Librairie Larousse, 4ème éd., 1971, p. 606.

332 Hervé Boillot (dir.), Petit Larousse de Philosophie, Paris, « Larousse », 2007, p.901. 333 Alain de Benoist (1943), philosophe, politologue et écrivain français.

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« Un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l’a précédée. […] Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.334»

D’après Alain de Benoist, si les théoriciens du progrès, qu’ils soient libéraux, marxistes ou autres, divergent sur la nature du progrès, son rythme, sa finalité ou sa direction, tous s’accordent néanmoins, sur trois idées fondamentales, et sur lesquelles Albert Camus est revenu dans L’Homme révolté : La première renvoie à une conception du temps comme « une ligne droite335 » ; la seconde affirme l’universalité du progrès, ce qui revient à considérer toutes les péripéties par lesquelles l’humanité est passée « comme une histoire qui, selonCamus, se déroule

à partir d’une origine vers une fin336» ; la troisième, pour finir, se rapporte au fait que la perspective progressiste envisage la nature « comme un objet, non de contemplation, mais de transformation.337 »

Albert Camus, s’appuyant sur Jaspers, considère que ces idées, qui constituent le fondement de toutes les théories du progrès, auraient pour origine le christianisme. Autrement dit, l’idée moderne du progrès, aussi surprenant que cela puisse paraître, découlerait d’une sécularisation du messianisme chrétien, car selon l’auteur de L’homme révolté :

« Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine, et la suite des évènements, comme une histoire qui se déroule d’une origine vers une fin, au cours de laquelle l’homme gagne son salut ou mérite son châtiment.338» Le christianisme a été, en effet, la première doctrine à introduire dans l’histoire de la pensée une conception du temps exclusivement linéaire qui court de la création au Jugement dernier. En cela, la religion chrétienne s’oppose frontalement à la pensée grecque de l’Antiquité. La différence entre ces deux

334 Alain de Benoits, « Brève histoire de la théorie du progrès », extrait de Critiques théoriques, éd. « L’Âge d’homme », 2003, https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/alaindebenoist/pdf/breve_histoire_idee_de_progres.pdf 335 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p.241.

336 Ibid. 337 Ibid. 338Ibid.

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visions du monde antagonistes, grecque et chrétienne, est celle, explique Camus, qui « sépare un cercle d’une ligne droite 339». En effet, les Anciens se représentaient l’histoire humaine comme un cycle, un éternel retour incarnant la perfection du divin, à l’image de l’alternance des saisons ou du jour et de la nuit.

Mais avec le triomphe du christianisme sur le paganisme gréco-romain, s’amorce, à partir du IIIe siècle, une rupture dans la conception de la temporalité ; l’histoire est libérée de l’éternel recommencement pour être projetée dans un schéma dynamique orienté vers un avenir à accomplir : le retour du Messie. Par ailleurs, la Genèse, en ordonnant à l’homme de dominer la terre et ses créatures, va, comme le souligne Camus, irrémédiablement briser « le bel équilibre de l’humain et de la nature, le consentement de l’homme au monde, qui soulève et fait resplendir toute la pensée antique340. »

Si la théorie du progrès trouve ses premiers représentants341 à partir du XVIIe puis XVIIIe siècle, il faut attendre cependant le XIXe siècle pour qu’elle parvienne véritablement à sa formulation moderne avec la révolution industrielle et le développement fulgurant des sciences et des techniques. Les théoriciens progressistes vont alors s’approprier la conception chrétienne d’une histoire linéaire porteuse d’un sens caché, pour la séculariser en remplaçant la volonté divine par le progrès, l’au-delà, par l’avenir et des lendemains qui chantent, le salut, enfin, par la jouissance des biens matériels issus des progrès techniques. On l’aura compris, la philosophie du progrès ne se contentera pas simplement de reprendre à son propre compte les conceptions chrétiennes de la temporalité, mais elle tendra également à remplacer le christianisme du point de vue eschatologique, au point que certains ont pu considérer le progrès comme « la véritable religion de l’Occident 342». Ainsi, les libéraux auront tendance, comme le souligne Alain de Benoist, à croire que le progrès apportera « une amélioration

339 Ibid. 340 Ibid., p.242.

341 Camus situe les premiers balbutiements de l’idée moderne du progrès au XVIIe, avec notamment la querelle des Anciens et des Modernes, ou encore le cartésianisme. Mais, selon lui, c’est le philosophe Anne Robert Jacques Turgot (1727-1881), qui donne le premier, en 1750, « une définition claire de la nouvelle foi ». Cf.

L’homme révolté, op.cit., p. 246.

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sans fin de la condition humaine343», tandis que les socialistes lui assigneront plutôt une fin heureuse bien déterminée (le mythe du Grand soir).

On ne s’étonnera donc pas que Camus, évoquant « les espoirs quasi-mystiques344» et les sentiments d’exaltation et de fascination suscités par l’essor des sciences au XIXe siècle, n’ait pas hésité à voir dans le progrès et le scientisme des mythes modernes :

« Le progrès, l’avenir de la science, le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogme au XIX e siècle.345 »

Romain Gary, a lui aussi relevé le rapport paradoxal qu’entretient l’idéal progressiste de la science avec la pensée mythique et archaïque. Il affirme dans

Charge d’âme :

« Œdipe, Prométhée, Sisyphe…, tout ce qui a commencé comme parabole, mythe, fable, métaphore… se matérialise tôt ou tard. J’en viens parfois à me demander si le vrai but de la science n’est pas une validation des métaphores346 »

En considérant les idéaux scientistes et progressistes comme des mythes modernes agissant au sein des sociétés occidentales, Romain Gary et Albert Camus défendent une position comparable à celle d’André Dabezies qui, dans son article « Des mythes primitifs aux mythes littéraires », a élargi la définition du mythe (souvent restreinte aux fables païennes archaïques) en signalant que les