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L’île fortunée, l’île malheureuse et la ville tentaculaire

Le progrès, la science et le dévoilement universel

5. L’île fortunée, l’île malheureuse et la ville tentaculaire

fascination quasi-mystique analogue à celle des mythes primitifs, il est, toutefois, important de rappeler que le triomphe de l’idéal progressiste, au cours des deux derniers siècles, a été accompagné, comme le souligne Camus, par « la disparition des mythes traditionnels348», c'est-à-dire par une crise sans précédent du sens, et par un appauvrissement du symbolisme à l’origine du « désenchantement du monde » tel que défini par Max Weber. Dans cette perspective, Christophe Pérez, dans son analyse de l’œuvre de Gary, n’hésite pas à considérer le « mythe du progrès », en tant que support idéologique des technosciences, comme « la négation de tous les mythes349. »

À partir de là, il nous faut tenter de comprendre en quoi les progrès scientifiques et techniques sont mortifères pour les mythes. Il nous faut également voir de plus près comment le progrès, en tant que puissance de démythification, va prendre forme dans l’œuvre d’Albert Camus et dans celle de Romain Gary.

5.

L’île fortunée, l’île malheureuse et la ville tentaculaire

Nous avons mentionné précédemment que l’une des trois idées clés sur lesquelles se fonde toutes les théories du progrès consiste à faire de l’homme le maître d’une nature désacralisée, dont il doit percer les mystères afin de la dominer, de l’exploiter, et de la transformer selon sa volonté. C’est dans cette perspective qu’Albert Camus a déploré « l’hostilité des pensées historiques [qu’elle soit

chrétienne, marxiste ou bourgeoise] à l’égard de la nature350». Il leur oppose la pensée grecque qui, pour sa part, la sacralisait et préconisait de lui obéir. Cet antagonisme entre théories du progrès et pensée antique va prendre chez Albert Camus, comme nous allons le voir, la forme d’une opposition entre deux images symboliques : la ville et l’île. Pour l’instant, retenons que le progrès n’est pas seulement envisagé par l’auteur de L’Étranger comme une image-force, un mythe exaltant l’imaginaire, mais également comme une puissance concrète et expansive :

348 Albert Camus, Carnets III, op.cit., p.20.

349 Christophe Pérez, Romain Gary, la Comédie de l’absolu, op.cit., p.76. 350 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p.241.

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« Peuplant, selon Camus, les déserts, lotissant les plages, et raturant jusqu’au ciel à grands traits d’avions, ne laissant plus intactes que ces régions où justement l’homme ne peut vivre, de même, et en même temps (et à cause de) le sentiment de l’histoire a recouvert peu à peu le sentiment de la nature dans le cœur des hommes351».

Le progrès, cette force d’envahissement et de désenchantement, n’épargnant ni le cœur des hommes ni les déserts ni même les cieux, est à l’origine d’un mouvement si puissant, si irrésistible et irréversible que Camus en vient à envisager :

« le jour où la silencieuse création naturelle sera tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante, retentissante des clameurs révolutionnaires et guerrières, bruissante d’usines et de trains, définitive enfin et triomphante dans la course de l’histoire - ayant achevé sa tâche sur cette terre qui était peut-être de démontrer que tout ce qu’elle pouvait faire de grandiose et d’ahurissant pendant des milliers d’années ne valait pas le parfum fugitif de la rose sauvage, la vallée d’oliviers, le chien favori.352»

Dans cet extrait, Albert Camus évoque clairement son dégoût du progressisme et de la civilisation industrielle. Il affiche aussi son mépris à l’égard de la création humaine, non pas, bien sûr, la création artistique génératrice de beauté, mais celle issue des progrès techniques qui envahit toutes les parcelles du monde afin d’y propager la laideur. Pour Camus, les réalisations techniques, aussi triomphantes, fulgurantes et retentissantes qu’elles puissent paraître, ne parviendront jamais à égaler la perfection de la création naturelle. L’auteur de L’homme révolté va même jusqu’à frapper de dérision l’eschatologie progressiste, en suggérant la possibilité d’une fin de l’histoire en queue de poisson, car selon lui, après des milliers d’années de démesure et de destruction, les progrès techniques s’achèveront peut-être (et trouveront finalement leur sens) en démontrant que toutes les réalisations humaines ne vaudront jamais la création naturelle, et ce jusque dans ses manifestations les plus élémentaires : du parfum évanescent d’une rose, au paysage familier de la Méditerranée, en passant par la complicité et l’amitié que peuvent entretenir l’homme et l’animal.

351Albert Camus, Carnets II, op.cit., p.198. 352 Ibid.

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Dans le même texte, Camus fait aussi remarquer, tout en le déplorant, que l’expansion des progrès techniques (au détriment d’une nature en déliquescence) a pris une telle ampleur que l’idée même de la nature vierge, préservée de l’action humaine, semble désormais ne plus relever de la réalité, mais du vieux mythe de l’île heureuse :

« Les œuvres humaines, écrit Camus, ont fini par recouvrir peu à peu les immenses espaces où le monde sommeillait, à tel point que l’idée même de la nature vierge participe aujourd’hui du mythe d’Eden (il n’y a plus d’îles)353».

Ici, apparaît (en négatif) l’une des images centrales de la géographie mythique camusienne : « l’île ». Elle symbolise la réconciliation avec le monde, la pureté retrouvée et s’oppose souvent, dans les textes de Camus, à la ville tentaculaire et technocratique, lieu de la démesure, du désenchantement, des fléaux et de l’exil. En fait, toute l’œuvre d’Albert Camus donne à voir en filigrane l’espoir odysséen du grand retour354 qui permettrait de retrouver, au terme d’une longue errance « sans feu ni soleil 355», un horizon lumineux où apparaîtraient « des îles fortunées356. » L’image de l’île peut ainsi évoquer pour Camus, exilé en France, le pays natal, l’Algérie, son Ithaque qu’il décrit dans Le premier homme comme une « sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables.357 »

L’île symbolise aussi, dans les textes de Camus, le lieu de l’enchantement

initial, de l’innocence et de l’enfance. En cela, elle suggère la nostalgie d’un

paradis perdu, ou plutôt, comme l’écrit Camus dans ses Carnets, « la nostalgie d’une pauvreté perdue358», c'est-à-dire, le souvenir ensoleillé d’une enfance pauvre mais heureuse dans les quartiers populaires d’Alger :

353 Ibid.

354 Dans « La mer au plus près », Noces suivi de L’Été, op.cit., p.169, Camus a écrit : « J’ai grandi dans la mer

et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour. »

355 Albert Camus « Prométhée aux Enfers », dans Noces suivi de L’Été, op.cit., p.121. 356 Ibid.

357 Albert Camus, Le premier homme, op.cit., p.13. 358 Albert Camus, Carnets I, op.cit., p.12.

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« Le monde des pauvres, selon Camus, est un des rares, sinon le seul qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société. À peu de frais, on peut y jouer les Robinson.359»

Le symbole de l’île incarne, enfin, pour Albert Camus, la source de son inspiration artistique, dans la mesure où l’île représente, en tant qu’« univers clos360» ou monde « replié sur lui-même», le lieu mythique par excellence où sont restitués l’unité, la cohérence, le sens et où s’estompent le désordre, l’absurde et l’exil. « À peu de frais» l’artiste peut, pour ainsi dire, y « jouer les Robinson», ce qui revient, comme l’écrit Camus dans L’homme révolté, à « refaire le monde à son propre compte » pour y « régner et connaître enfin. 361» Ce n’est donc pas un hasard si Clamence proclame dans La Chute : « J’aime toutes les îles. Il est plus facile d’y régner362 ».

On constate, cependant, dans certains textes, que l’image de l’île fortunée peut parfois céder la place à celle de l’île malheureuse. Le symbole s’inverse alors et n’incarne plus le lieu du réenchantement et de l’unité retrouvée, mais celui de l’exil, de l’enfermement et du désenchantement comme c’est le cas dans La Peste où la ville d’Oran infectée par l’épidémie est décrite par le narrateur « comme une île malheureuse. 363» Cette opposition apparaît de manière encore plus explicite dans La Chute, lorsque Jean-Baptiste Clamence fait visiter à son interlocuteur l’île lugubre de Marken sur la mer Zuyderzee (Hollande) et qu’il déclare :

« N’est-ce pas le plus beau des paysages négatifs. Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, vraiment ! Rien que des horizontales, aucun éclat, l’espace est incolore, la vie morte. N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ?364 »

359 Albert Camus, Carnets I, ibid., p.12. Idem dans Le Premier homme, op.cit., p.194, où le monde des pauvres est décrit par Camus comme un « monde innocent et chaleureux », un « monde renfermé sur lui-même comme

une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité. »

360 Albert Camus, L’homme révolté, op.cit., p.320. 361 Ibid.,

362 Albert Camus, La Chute, op.cit., p.49. 363 Albert Camus, La Peste, op.cit., p. 156. 364 Albert Camus, La Chute, op.cit., pp. 77-78.

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L’île de Marken, espace « incolore », lieu de désolation et d’exil, avec ses « paysages négatifs », ses « eaux blêmes » et son ciel bas et brumeux, est pour Clamence un « enfer mou ». Par conséquent, Marken est aux antipodes du paradis perdu, d’Ithaque et des îles fortunées de la Méditerranée. La mer de Zuyderzee est quant à elle décrite comme :

« Une mer morte, ou presque. Avec ses bords plats, perdus dans la brume, on ne sait où elle commence, où elle finit. Alors, nous marchons sans aucun repère, nous ne pouvons évaluer notre vitesse. Nous avançons, et rien ne change. Ce n’est pas de la navigation, mais du rêve.365 »

Le Zuyderzee, cette mer close et trouble apparaît comme l’enfer de Sisyphe, un lieu de confusion, de fixité et d’enfermement où l’espace et le temps, comme dans un mauvais rêve, se clôturent sur eux-mêmes. Cette étendue d’eau grise et immobile, où tout est indistinct au point où l’on en perd le sens de l’orientation et du temps, est aux antipodes de la remuante Méditerranée avec son soleil invincible, sa « lumière précise », la clarté de son ciel azuré, ses plages et ses îles (forcément grecques). Ainsi Clamence, évoquant un voyage de jeunesse, fait contraster la Méditerranée avec la mer hollandaise :

« Dans l’archipel grec, (…) Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui traînait partout, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires. Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire.366 »

Jean-Baptiste Clamence ne reverra jamais la patrie de son âme : les îles grecques ; « qu’y ferions-nous, interroge-t-il son interlocuteur, je vous le demande ? Il y faut des cœurs purs.367

»

À la fin du récit, le souvenir de la Grèce et de la Méditerranée lui arrache même un cri de douleur « Oh, soleil, plages, et les îles

365 Ibid., p.103. 366 Ibid., pp.103-104 367 Ibid., p.104.

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sous les alizés, jeunesse dont le souvenir désespère.368 » En fait, cet avocat parisien, rongé par la culpabilité, s’est condamné lui-même à vivre dans un pays et un climat qu’il n’aime pas. Son exil à Amsterdam (son enfer) est une sorte d’autopunition pour racheter son crime qui est d’avoir laissé une jeune femme se jeter d’un pont sans lui venir en aide et sans donner l’alerte, par paresse et par lâcheté.

On pourrait s’étonner sur le fait que Camus qui avait amorcé son œuvre par la communion avec la nature, l’affirmation de l’innocence et l’exubérance lyrique des Noces (1936), ait pu écrire, vingt ans plus tard, La Chute (1956), récit déroutant où dominent les brumes, le désenchantement et la culpabilité. Roger Grenier explique ce contraste, d’une part par des raisons biographiques, notamment les « blessures [que Camus] a reçues dans les combats, pas toujours à la loyal, des intellectuels369», mais également par des raisons essentiellement littéraires.

En effet, les premières expériences de vie du jeune Camus au bord de la Méditerranée avaient fait de lui, selon Roger Grenier, « un homme simple, aimant la vie, la mer, le soleil, « un cœur grec », dira-t-il, proche de la nature et des joies du corps.370 » À travers la création littéraire, le jeune écrivain a sans doute voulu exprimer et revivre cette communion primitive avec la nature, mais les évènements historiques, la guerre, l’exil parisien, les contraintes sociales, etc., ont rendu tout accord avec le monde impossible, aussi bien dans son œuvre que dans sa vie. En fait, La Chute et Clamence expriment, comme le souligne Roger Grenier, « le désenchantement auquel aboutit un Camus européanisé371», et qui a été contraint de « se mettre en règle avec la nuit », c'est-à-dire, de parler de l’autre face du monde : la laideur, le désespoir, la guerre, le nihilisme, l’injustice… C’est dans cette perspective que l’auteur de L’Été écrit dans Retour à Tipaza :

368 Ibid., p.150.

369 Roger Grenier, Albert Camus, Soleil et ombre, op.cit., p.303. 370 Ibid.

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« Elevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il avait fallu se mettre en règle avec la nuit. 372»

À côté de l’opposition entre île fortunée et île malheureuse, on trouve chez Camus un autre couple antagoniste qui oppose, cette fois-ci, l’île, symbole de la pureté et de l’innocence, à la ville, lieu de l’exil, du désenchantement et de la souillure. En effet, la ville moderne apparaît dans plusieurs textes de Camus comme une sorte de tour de Babel, royaume de la laideur et de la démesure. L’homme y est séparé du monde, les beautés naturelles y sont supprimées :

« C’est le temps des grandes villes, déplore Camus, on a amputé le monde

d’une partie de sa vérité, de ce qui fait sa permanence et son équilibre : la nature, la mer, etc.373».

On l’aura compris, la répulsion qu’éprouve Camus à l’égard de la ville cristallise son rejet de la civilisation industrielle et du progrès technique destructeur de la nature. Néanmoins, les vieilles cités de cultures latines ou grecques, telles Florence374, Vicence375, Gènes ou Athènes, en tant que symboles de l’art et de la culture, semblent, pour leur part, échapper à la condamnation de Camus. L’exemple du voyage en Europe que fait Mersault, héros de La Mort heureuse, est à ce titre très instructif : au cours de son périple, le jeune algérois souffre dans Prague (ville industrielle au cœur de l’Europe) de solitude, de crises d’angoisse et de claustrophobie qui le mettent dans un état de nausée existentielle, mais dès qu’il parvient en Italie, et qu’il aperçoit au lointain la lumineuse Gênes avec ses cyprès et ses oliviers, la fibre lyrique renait comme à chaque fois que Camus relate un retour vers la patrie méditerranéenne : « dans le train qui le menait à

372 Albert Camus, « Retour à Tipaza », Noces suivi de L’Été, op.cit., p. 148. 373 Albert Camus, Carnets II, op.cit., p.164.

374 Sur Florance, Camus écrit dans « Le Désert » : « Florance ! Un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris

qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement. » Albert Camus, « Le Désert », Noces suivi de L’Été, op.cit., p.70.

375 À Vicence, Camus ressent une telle communion avec le monde que l’espoir d’un au-delà devient pour lui insignifiant : « Pour moi, aucune promesse d’immortalité dans ce pays. Que me faisait de revivre en mon âme, et

sans yeux pour voir Vicence, sans mains pour toucher les raisins de Vicence, sans peau pour sentir la caresse de la nuit. » Albert Camus, L’Envers et l’Endroit, op.cit., p.94.

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Gênes à travers l’Italie du Nord, [Mersault] écoutait les mille voix qui en lui chantaient vers le bonheur.376 »

De même, certaines cités portuaires comme Alger, Tipaza ou New York sont parfois absoutes d’être des villes, car chacune, comme l’explique Jean Sarocchi, possède un port qui ouvre sur l’espace marin. Ces villes apparaissent, de ce fait, dans l’œuvre de Camus, comme des sortes d’îles, du moins symboliquement. Et si l’Amsterdam de Jean-Baptiste Clamence ne jouit pas de cette faveur, c’est justement parce que le Zuyderzee, est, comme nous l’avons vu, une mer fermée. L’exemple le plus probant de cette connexion entre « île » et « ville » est incarné par New York. Dans ses Journaux de Voyages, la mégalopole américaine, temple du progressisme et incarnation de la civilisation industrielle, apparaît à Camus comme « hideuse » et « inhumaine377», car il y domine « un parfum de fer et de ciment378 » Dans un autre texte, La mer au plus près, Camus décrit non seulement son étouffement et son angoisse à Manhattan, mais surtout comment il parvient à s’en défaire : « un appel au lointain de remorqueur venait me rappeler que cette ville, citerne sèche, était une île.379 ». Il suffit donc à Camus d’entendre les sirènes venant du port pour que la mégalopole « hideuses et inhumaine » se transforme en île et que cesse sa claustrophobie urbaine.

Mais si les vieilles cités de culture et les villes portuaires peuvent échapper à la condamnation de Camus, « toute cité moderne, affirme Jean Sarocchi, en tant

qu’elle est moderne et se prête aux spéculations technocratiques ou marxistes, lui semble hideur et démesure380. » L’affirmation de Hegel, selon laquelle « Seule la ville moderne offre à l’esprit le terrain où il peut prendre conscience de lui-même.381», paraît à Camus aussi juste qu’affligeante. Il s’en désole et ironise : « il n’y a de conscience que dans les rues.382» Ce n’est donc pas un hasard si Meursault, héros de L’Étranger, endure l’absurdité de vivre dans la ville d’Alger, et si

Jean-

376 Albert Camus, La mort heureuse, op.cit. p.96.

377 Albert Camus, Journaux de voyages, Gallimard « Folio », Paris, 2013. p.25. 378 Ibid., p.27.

379 Albert Camus, « La mer au plus près », Noces suivi de L’Été, op.cit., p.170. 380 Jean Sarocchi, Camus, op.cit., pp.49-50.

381 Albert Camus, Carnets II, op.cit., p.164. 382 Ibid.

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Baptiste Clamence, exilé à Amsterdam, décrit la capitale hollandaise comme l’enfer de Dante « Avez-vous remarqué que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? » Dans Le Minautore ou la halte à Oran, petit texte de Noces, Oran s’apparente, pour sa part, à un labyrinthe :

« On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie par la brise des soirs. Et, mis à part le quartier espagnol, on trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon d’un escargot. Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés.383»

Oran est décrite comme une cité emmurée et isolée du monde. Le narrateur utilise les champs lexicaux de l’enfermement et du cercle pour accentuer le sentiment de claustrophobie que la ville lui inspire : elle « présente le dos à la