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Un monde en guerre

4. Noël au milieu des décombres

4.

Noël au milieu des décombres

Une nouvelle de Romain Gary, intitulée « Les Habitants de la Terre227 », permet de saisir la forme que peut prendre la transposition thématique du désenchantement dans l’univers de la fiction. L’action de cette nouvelle se déroule la veille de Noël, au lendemain de la guerre, dans une petite bourgade allemande nommée Paternosterkirchen. Avant le second conflit mondial, le petit bourg était célèbre dans toute l’Allemagne pour l’excellence de son industrie du verre. Il comportait également quelques monuments qui attiraient les touristes, tels que le palais du Bourgmestre et la fontaine du Souffleur où trônait la statue du légendaire Johann Krull, maître ouvrier qui, d’après la légende de la région, avait soufflé « son âme dans une pièce de verre de Paternosterkirchen228 ». Hélas, la petite ville prospère, perdue dans la campagne allemande, n’a pas été épargnée par la guerre. Durant les bombardements alliés sur l’Allemagne elle fut totalement détruite :

« La statue du brave Johann en train d’accomplir son exploit, ainsi que le palais du Bourgmestre, un curieux bâtiment du XIIIe siècle où étaient conservés les échantillons de toutes les pièces soufflées à Paternosterkirchen, ont disparu en même temps que le reste de la petite ville au cours du dernier conflit mondial, à la suite d’une erreur de bombardement229»

Dès l’incipit, à travers une brève évocation de l’histoire de la petite ville, le narrateur met en relief le contraste entre l’avant et l’après-guerre. Toute une culture séculaire, tout un patrimoine matériel et immatériel, une industrie, des savoirs faire, des légendes qui faisaient l’identité et la fierté d’une communauté ont disparu à jamais. Le fait même que la bourgade ait été anéantie, comme le précise le narrateur, « à la suite d’une erreur de bombardement », accentue l’absurdité de la guerre : la ville n’a pas été détruite pour des raisons stratégiques ou militaires, elle a été rayée de la carte sans raison, par pure contingence.

227 Ce texte fait partie du recueil de nouvelles intitulé Les Oiseaux vont mourir au Pérou. 228 Romain Gary, « Les Habitants de la terre », Les Oiseaux vont mourir au Pérou, op.cit., p.209. 229 Ibid.

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C’est dans ce décor lugubre et désenchanté où règne le silence, le froid, la laideur et la dévastation qu’apparaissent les deux personnages principaux de la nouvelle : « un homme et une jeune fille sortirent d’un terrain vague230». L’homme, marchand ambulant d’Hanovre, s’appelle Adolf Kanninchen. Il transporte avec lui une valise de jouets qui fait penser à la hotte d’abondance du père Noël. Le contenu de la valise suggère l’enchantement de l’enfance et détonne de ce fait avec les ruines et la désolation du lieu :

« Dans sa valise, il y avait des jouets, des poupées, des ours en peluche, des cheveux d’anges et des boules multicolores. Il y avait aussi un déguisement de père Noël : une robe rouge bordée de blanc, un bonnet avec son pompon, et une fausse barbe blanche231»

Adolf Kanninchen a rencontré la jeune fille durant la chute du Troisième Reich. Elle a perdu brutalement sa famille au cours des bombardements alliés sur l’Allemagne. Par la suite, elle fut violée par des soldats. Le traumatisme subi a provoqué chez elle une pathologie singulière : « une cécité psychologique 232». Le cas de la jeune fille est, en effet, assez étrange, car elle n’est pas à proprement parler aveugle puisque sa pathologie n’est pas organique mais psychosomatique. Il ne s’agit pas non plus d’une simulation, car la cécité est bien réelle. Face aux atrocités dont elle a été témoin et aux violences qu’elle a endurées, l’orpheline qui « refuse de voir233 » la laideur du monde et la cruauté des hommes, semble s’être « réfugiée dans la cécité234. »

Bouleversé par le sort de la jeune fille, infirme et seule au monde, Adolf Kanninchen décide de lui venir en aide en l’accompagnant à Hambourg afin qu’elle puisse bénéficier des soins du célèbre professeur Stern, éminent spécialiste du type de pathologies dont elle souffre. Le vieux marchand et la fille aveugle vont alors traverser une Allemagne dévastée par la guerre en plein hiver, et se retrouver ainsi, un soir de Noël, dans la bourgade en ruine de Paternosterkirchen. 230 Ibid., p.110. 231 Ibid., pp. 216-217 232 Ibid., p.220 233 Ibid., p.219 234 Ibid.

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Du fait de la tonalité très pessimiste de cette nouvelle, il peut sembler surprenant que l’auteur ait choisi de situer l’action le soir de Noël. Sans doute, ce choix renforce-il le sentiment de consternation du lecteur face aux conséquences désastreuse de la guerre. Le malaise qui peut être ressenti à la lecture des « Habitants de la Terre », ressort en partie du contraste saisissant entre d’un côté la solitude et la vulnérabilité des personnages face à la réalité atroce et démythifiée de l’après-guerre, et de l’autre l’évocation de la fête chrétienne de l’espérance et de la lumière, célébrée en souvenir de la naissance de Jésus-Christ. Cette fête, enchanteresse s’il en est, a d’ailleurs pour origine des cérémonies païennes235, consacrées d’abord au dieu Mithra236 et plus tard à la divinité Sol

Invictus (soleil invaincu)237. Ces célébrations, très populaires à la fin de l’antiquité romaine ont été par la suite annexées par l’Église. Elles avaient lieu, comme le Noël actuel en fin décembre, durant l’équinoxe d’hiver à partir duquel les journées se rallongent. Après l’angoisse suscitée par la nuit la plus longue de l’année, la fête antique célébrait le retour du soleil et la promesse de la résurgence du monde et de la nature auxquels renvoient, jusqu’à nos jours, l’arbre de noël aux feuilles éternelles, ainsi que la hotte d’abondance que transporte le père Noël.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Noël n’est pas évoqué dans la nouvelle « Les Habitants de la terre » comme la fête du retour de la lumière et de l’espérance qui annoncerait un réenchantement à venir. Au contraire, l’opposition entre la symbolique de cette fête et le monde désenchanté où évoluent les personnages ne fait qu’accentuer le désespoir. Ce contraste se retrouve d’ailleurs jusque dans les mimiques des personnages, à l’exemple du « sourire curieusement figé aux lèvres238» de la jeune fille traumatisée, ou encore du « regard effaré 239» que promène le marchand de jouets autour de lui, et sur lequel insiste le

235 Cf. Catherine Salles, « La première messe de minuit », in Historia n°769, 2011, p.16-22.

236 Mithra est une divinité iranienne proche du soleil et dont le culte a connu une expansion fulgurante dans le bassin méditerranéen à l’époque de l’Empire romain.

237 Lorsque l’empereur romain Aurélien arrive au pouvoir en 270 ap. J.-C., voulant restaurer l’unité de son empire, il fait de Sol Invictus le dieu principal de Rome.

238 Romain Gary, « Les Habitants de la terre », Les Oiseaux vont mourir au Pérou, op.cit., p.210. 239 Ibid., p.213.

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narrateur. Adolf Kanninchen parait, en effet, « complètement ahuri240» face au spectacle de désolation qu’offre l’Allemagne de l’après-guerre. Ses « yeux effarés241 », ainsi que sa consommation excessive d’alcool tranchent avec l’optimisme béat et obstiné dont il fait preuve et qu’il revendique à maintes reprises : « je suis optimiste de nature. Je fais confiance aux gens. Je dis toujours : Faites confiance aux gens, ils vous le rendront au centuple242. »

Afin de préserver la jeune aveugle d’une réalité hideuse et brutale, et pour ne pas la choquer davantage, le vieil homme a pris le parti de lui mentir et de lui peindre le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être :

« Je fais bien attention à ce que je dis, je peins toujours tout sous des couleurs agréables. Pas de ruines, pas de soldats, rien que des petites maisons gentilles, tuiles rouges, jardins potagers, des braves gens dans tous les coins. Je lui mets un peu de rose partout243. »

Ainsi, lorsque la jeune fille lui demande s’il neige, il répond d’une voix faussement enjouée « Oh là là ! Bientôt on ne verra plus la terre244», alors que c’est totalement faux ; quand elle lui demande si la célèbre statue du Souffleur est toujours debout, Adolphe Kanninchen, devant un tas de ruines, lui assure qu’ « elle est juste devant [eux], là où elle devait être245 » ; et tandis que les deux personnages attendant, seuls au milieu des décombres, dans le froid, la poussière et la boue, qu’un camion les prenne en stop pour les conduire à Hambourg, le marchand de jouets va jusqu’à imaginer pour la fille aveugle de magnifiques paysages de Noël dignes des plus belles cartes postales :

« Un paysage de Noël, dit la jeune fille, en souriant toujours, les yeux levés. J’imagine ça très bien, comme si je le voyais. Des cheminées qui fument dans le crépuscule, le marchand qui pousse sa brouette chargée de sapins, des boutiques gaies et bien approvisionnées, les flocons blancs dans les fenêtres éclairées… Son compagnon baissa la bouteille et s’essuya les lèvres. – Oui, dit-il, d’une voix un peu éraillée. Oui, c’est tout à fait ça. Il y 240 Ibid., p.210. 241 Ibid. 242 Ibid., p.220. 243 Ibid. 244 Ibid., p.212. 245Ibid., p.211.

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a aussi un bonhomme de neige, avec un chapeau haut de forme et une pipe. C’est sûrement les enfants qui l’ont fait246 »

La jeune fille a donc préféré fermer ses yeux « à l’intérieur d’elle-même247» et se condamner à l’obscurité de la cécité que d’être confrontée au réel. Désormais, elle voit le monde par l’intermédiaire des descriptions que lui en fait le vieux marchand. Ce dernier joue le jeu en lui décrivant un autre monde, un monde qui n’existe pas, mais qui la sécurise et lui procure du réconfort. Nous sommes là au-delà du mensonge étant donné qu’il ne s’agit pas pour le marchand d’abuser du handicap de la jeune fille en déformant la réalité, mais au contraire d’une tentative commune de résister contre un réel désenchanté. D’ailleurs, la jeune aveugle ne se contente pas d’écouter passivement les peintures de son compagnon de voyage, elle prend parfois l’initiative des descriptions imaginaires, comme c’est le cas dans la citation précédente. Elle tente elle aussi, avec l’aide du marchand de jouets, qui n’hésite pas à renchérir, de remythifier le monde, de le réenchanter, en ayant recours à une image d’Épinal de Noël : « cheminée fumante, brouette chargée de sapins, flocons et bonhomme de neige, etc. ».

Cependant, la générosité et l’optimisme sans failles d’Adolf Kanninchen semblent lui peser de plus en plus. À chaque fois qu’il se perd dans ses descriptions magnifiées des paysages lugubres qui l’entourent, il semble souffrir atrocement, en témoignent son attitude effarée et sa consommation excessive d’alcool. Apparemment, le marchand ambulant souffre doublement : il souffre d’une part de voir le monde tel qu’il est, et d’autre part d’être contraint de l’embellir, au lieu de se lamenter, ce qui sans doute lui apporterait quelque réconfort.

Après une longue attente au bord de la route, un routier finit par prendre en stop le couple. Au bout de quelques dizaines de kilomètres, le camionneur se met brusquement à violenter le vieil homme et le contraint à descendre du véhicule, alors que ce dernier lui réaffirmait naïvement, quelques instants auparavant, sa

246 Ibid., p.214 247Ibid., p. 219

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confiance inébranlable en l’humanité. Le camionneur redémarre en trombe et enlève la jeune fille.

« Le bonhomme demeura seul sur la route, les bras encore tendus, la bouche ouverte. Il regarda le feu rouge du camion s’éloigner dans la nuit, puis poussa un cri, saisit la valise et se mit à courir. Il neigeait pour de bon et sa silhouette gesticulait et s’agitait lamentablement parmi les flocons blancs. Il courut un bon moment, puis ralentit, essoufflé, s’arrêta, s’assit sur la route et se mit à pleurer248. »

Heureusement, Adolf Kanninchen retrouve rapidement l’adolescente, après une demi-heure de marche le long de la route. Tandis qu’il exprime sa joie et son soulagement auprès de la jeune fille qui a été vraisemblablement violée (« fermeture éclair de la jupe arrachée »), et tandis qu’il se repent d’avoir un instant désespéré : « Excuse-moi, bredouilla-t-il. J’ai perdu un instant confiance… J’ai eu tellement peur ! J’imaginais les pires choses… », la jeune fille, paisible et souriante, lui répond de manière surprenante :« Il ne faut pas toujours imaginer le pire 249». L’étonnante sérénité de la fille, malgré le viol qu’elle vient de subir, peut s’entendre, si l’on prend en considération que ces deux êtres vulnérables, perdus dans un monde inhumain, tentent chacun de protéger l’autre. Ils n’ont plus rien d’autre à quoi se raccrocher, si ce n’est à cet optimisme obstiné et à cette bienveillance dont ils font preuve l’un pour l’autre. La nouvelle de Gary est à ce titre très ambiguë. Elle promeut d’un côté un optimisme têtu et naïf tout en le détricotant de l’autre. En cela, cette nouvelle pourrait faire penser à Candide, ou

l’Optimisme de Voltaire. Mais si Candide, malgré les démentis cinglants

qu’oppose une réalité atroce à ses aspirations et à son optimisme, peut toujours, en fin de compte, se consacrer « à cultiver [son] jardin250 », Adolf Kanninchen et la jeune fille n’ont aucune consolation. Il n’y a pour eux ni jardin philosophique, ni valeurs absolues, ni religion, ni mythe consolateur auxquels se raccrocher, si ce n’est à une foi dérisoire en l’homme. C’est pour cela que le monde où ils évoluent est totalement désenchanté.

248 Ibid., pp.121-122 249 Ibid., p.223

250Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Wikisource, La bibliothèque libre, Beuchot, 1829, https://fr.wikisource.org/wiki/Candide,_ou_l%E2%80%99Optimisme/Beuchot_1829/Chapitre_30

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Par là même, l’optimiste volontaire dont font preuve ces personnages garyens prend une dimension héroïque : ce petit bonhomme maladroit et volubile et cette jeune fille fragile et infirme, de par leur refus de capituler, de par leur obstination à ne pas désespérer, offrent un démenti définitif à toute condamnation totale de l’homme. La dignité humaine demeure ainsi immaculée malgré toute les tentatives de la salir.