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CHAPITRE 3 – LA STRUCTURE ORGANISATIONNELLE DANS LAQUELLE

3.3 Les pressions subies ou anticipées par les délégués à la jeunesse

3.3.3 Les pressions des usagers

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qu’il établit avec le gestionnaire, par exemple, où le rapport de force est inversé. C’est le délégué qui détient l’autorité d’émettre des recommandations sur la peine concernant la situation de l’adolescent, recommandations qui pourront avoir des conséquences importantes sur ses projets d’avenir. Pensons, par exemple, à la recommandation d’une mise sous garde. Le choix d’une telle recommandation peut rendre le travail du délégué difficile puisqu’il doit « assumer simultanément différentes postures au sein d’une même intervention et parfois à un même moment de l’intervention » (Soulet, 1997 : 259). Autrement dit, le délégué doit, à la fois, bien camper son rôle d’autorité envers l’adolescent tout en faisant preuve d’écoute et de soutien dans l’espoir que l’adolescent collabore à la démarche et contribue ainsi à sa propre réhabilitation.

Comme le soutient Lambert (2013), tout professionnel œuvrant dans le domaine des relations humaines, même en contexte d’autorité, sait que la mise en place d’une relation de confiance est indispensable à l’intervention. Toutefois, le mandat qui est conféré aux délégués à la jeunesse peut être perçu négativement par l’adolescent. Ainsi, des résistances peuvent entraîner certains blocages à l’instauration d’une dynamique de collaboration positive. Cette résistance peut contribuer à augmenter la pression ressentie par le professionnel qui parvient plus difficilement à obtenir les informations qu’il juge nécessaires pour rédiger son rapport, comme le montre cet exemple : « Y’en a qui ne donne pas de jus …. Je peux bien dire au juge que tu manges des chips au ketchup, mais ça ne l’intéresse pas. À un moment donné, il faut parler des vraies affaires (tout ce qui concerne le rapport prédécisionnel). Par exemple, le délit et le contexte social et familial de l’adolescent ».

Plusieurs répondants mentionnent que les adolescents qui n’en sont pas à leur première infraction « connaissent bien » le système judiciaire. Les adolescents qui ont déjà été impliqués dans une démarche de rapport prédécisionnel par le passé « connaissent la game ». Les répondants sont d’avis qu’ils savent comment ils doivent se présenter au délégué dans le cadre des rencontres et surtout, quelles sont les informations qui peuvent jouer en leur faveur ou en leur défaveur, comme le soulève Jean :

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J’ai remarqué qu’un jeune qui a déjà eu un rapport prédécisionnel connaît le tabac. Il sait comment ça marche, il connaît les étapes. Il va te dire ce que tu veux par rapport au délit, mais il n’ira pas plus loin dans sa délinquance. Un jeune qui n’en a jamais eu, des fois, il va aller plus loin. Je vais essayer d’aller plus loin dans la délinquance cachée, par exemple. Une jeune qui n’a jamais eu de rapport prédécisionnel va être plus un livre ouvert. Un jeune qui a déjà eu un rapport et qui a déjà eu une peine antérieure, il ne te donnera pas beaucoup d’informations. Il va te le dire, par exemple : “Penses-tu que je vais te donner cette information-là, je le sais que tu vas t’en servir contre moi”. Quelqu’un qui n’en a jamais eu, il te dit plein d’affaires. Quand tu le questionnes, s’il y a de la délinquance cachée, il va te le dire. Les jeunes qui ont déjà eu un rapport prédécisionnel, ils savent très bien que ça ne leur rendra pas service. (Jean)

L’extrait ci-dessus illustre bien que l’adolescent peut s’avérer être une source de pression pour le délégué à la jeunesse, particulièrement au moment où il devra écrire son rapport. Un adolescent qui est peu bavard lors des entretiens ne fournira peut-être pas toutes les informations dont le délégué aurait besoin pour être en mesure de combler les exigences légales et institutionnelles de son rapport. Comme l’explique Jean, certains adolescents ne veulent pas révéler certaines informations concernant leur passé criminel pour éviter que le délégué ne s’en serve à leur détriment. Dans cette situation, un rapport de force semble s’installer entre le délégué et l’adolescent. Le fait de ne pas divulguer certaines informations permet à l’adolescent de demeurer dans une position avantageuse à l’endroit du délégué.

Par ailleurs, une fois la sentence rendue au tribunal, il est fréquent que ce soit le même délégué (auteur du rapport prédécisionnel) qui doive faire le suivi probatoire de l’adolescent. Si, dans un tel contexte, les recommandations sur la peine proposées par le délégué ont été rejetées par le juge, la crédibilité du délégué peut être remise en doute par le tribunal comme nous l’avons déjà souligné, mais elle peut également l’être par l’adolescent lui-même, comme le mentionne Michel : « Si ça ne passe pas ce qu’on recommande, tu es coincé avec un suivi en probation avec un jeune qui sait qu’il t’a “battu” au tribunal. Disons que le rapport de force est différent ».

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Le terme « battu » et la notion de « rapport de force » utilisés par le délégué illustrent bien l’importance, pour ce dernier, de garder la main mise sur l’autorité qu’il détient envers l’adolescent. Dans son discours, le terme « coincé » pourrait traduire la pression vécue par ce dernier puisqu’il se retrouve dans une forme de lutte de pouvoir avec l’adolescent. À cet égard, la préservation de l’autorité du délégué peut sembler compromise. Dans cette perspective, si le rapport de force est inversé et devient favorable à l’adolescent, la crédibilité du délégué peut être, encore une fois, mise à l’épreuve. Comme il a été discuté à quelques reprises dans les pages précédentes, la préservation de la crédibilité professionnelle est unanimement reconnue, par tous les répondants, comme étant d’une importance capitale dans le cadre de leur travail. Comme l’expliquent Crozier et Friedberg (1977), c’est en faisant usage de règles claires qu’un acteur en position d’autorité envers un autre a le plus de chances d’obtenir un comportement conforme de ce dernier. En prescrivant de manière précise ce que l’acteur (le jeune dans la situation qui nous concerne) doit faire, cela réduit sa marge personnelle d’action et augmente le rapport de force en faveur pour l’individu qui est déjà en position d’autorité, en l’occurrence le délégué. En fait, les règles prescrites par l’acteur en position d’autorité permettent non seulement d’établir un rapport de force, mais également d’induire une forme de marchandage pour que ces mêmes règles soient respectées (Crozier et Friedberg, 1977).

Or, dans la situation explicitée ci-dessus par Michel, les recommandations de sentence qui sont constituées comme étant des « règles » – au sens de Crozier et Friedberg (1977) – n’ont pas été entérinées par le juge. D’autres règles prévaudront alors dans la relation d’aide que le délégué entretiendra avec l’adolescent des suites de la décision du tribunal. Comme le délégué à la jeunesse n’est pas l’auteur de ses nouvelles règles – puisque le juge les a modifiées en refusant les recommandations du délégué – le rôle d’autorité de ce dernier se trouve fragilisé. L’adolescent pourrait en faire usage comme outil de négociation avec le délégué quant à la mise en application desdites règles. Les propos de Michel traduisent bien la pression que peut alors ressentir le délégué dans ce type de circonstances.

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Nous avons vu jusqu’à présent que les différentes pressions vécues par les délégués sont issues des interactions qu’ils ont avec les différents acteurs impliqués dans le processus de construction d’un rapport prédécisionnel. D’une part, le juge et le chef de service et, d’autre part, les avocats et la clientèle. Outre les pressions extérieures provenant des différents acteurs qui collaborent avec le délégué, des pressions que nous appelons « auto-générées » peuvent également être vécues par le délégué dans son travail.

3.3.4 Les pressions auto-générées. Bien qu’elles ne soient pas liées aux interactions que le délégué à la jeunesse entretient avec d’autres professionnels, des pressions plus personnelles peuvent habiter le délégué dans la réalisation de son travail. Les répondants ont été moins explicites à l’égard de cet aspect, mais il semble toutefois important d’en discuter, car le délégué peut s’imposer une forme de pression qui lui est propre. En fait, « l’anxiété de performance » a été discutée en cours d’entrevue par quelques répondants qui ont avoué éprouver, par moments, « l’angoisse de la page blanche ». Souhaitant exécuter un travail de qualité reconnu favorablement par les pairs et le gestionnaire, certains affirment que ce type de pression est fréquemment « en arrière- plan » dans le cadre de leur travail.

Chaque nouvelle situation qui implique un rapport prédécisionnel sera teintée par la manière dont le délégué entrevoit la rédaction du rapport (Lambert, 2013). Pour certains, cela peut être une source d’appréhension, alors que pour d’autres, il s’agit d’une occasion de découvertes ou encore, d’une source de pression. Le rapport sera influencé souvent par le nombre d’années d’expérience professionnelle que possède l’intervenant à titre de délégué à la jeunesse. Il faut savoir que tous les répondants, même ceux ayant peu d’expérience de travail à titre de délégués, ont un parcours professionnel dans le domaine social d’au moins une quinzaine d’années. Par ailleurs, la plupart ont œuvré à titre d’intervenants en protection de la jeunesse avant d’être assignés à la LSJPA. Ainsi, notre corpus comprend des répondants ayant plusieurs années d’expérience en rédaction de rapports prédécisionnels ainsi que des répondants en ayant moins en raison de leur assignation plus récente à la LSJPA. Parmi les répondants ayant rédigé un nombre plus restreint de rapports prédécisionnels se dégage une plus grande insécurité dans l’exécution

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de leur travail. Ce changement d’orientation dans leur carrière ne semble pas se faire sans heurts et peut engendrer des formes auto-générées de pression, comme le laisse entendre Jean :

Quand ça fait 25 ans que tu fais la même affaire, tu es comme dans tes souliers là. Lorsque tu arrives dans le département de la LSJPA, même après plusieurs années comme intervenant en protection de la jeunesse, tu dois accepter, pendant un bout, d’être incompétent. C’est ce bout-là qu’il faut que tu acceptes. Tu te questionnes, tu vas voir des collègues, tu leur poses des questions. Tu te revois faire la même affaire que lorsque tu as commencé à travailler, il y a 25 ans. C’est ce bout-là qu’il faut que tu acceptes de laisser-aller, mais ce n’est pas facile. (Jean)

Ce passage laisse paraître l’importance de la compétence chez le délégué. Pendant 25 ans, Jean a bâti une expertise reconnue au fil des années. Le changement d’orientation de sa carrière a impliqué, pour cette personne, l’acquisition et la mise à jour de nouvelles compétences de travail afin d’accomplir un travail efficace. Malgré cette prise de conscience des nouveaux apprentissages qui sont à faire, les délégués moins expérimentés sentent tout de même le besoin d’être pleinement « satisfaits » de leur rapport avant de le remettre à leur chef d’équipe. Les propos de Jean traduisent une imposition plutôt sévère de critères de performance auxquels il souhaite personnellement répondre pour être pleinement satisfait de son travail. Ce faisant, il s’accorde peu de place pour d’éventuelles erreurs. Jean poursuit : « Tu y mets de l’énergie dans ton rapport, tu travailles tes affaires, tu te relis, tu changes tes mots, tu changes tes phrases et à la fin c’est fini. Là, il est à mon goût …. C’est comme si tu le laisses aller à partir du moment où tu es satisfait. Tant que tu n’es pas satisfait, tu le retravailles tout le temps ».

Bien qu’un seul participant ait discuté explicitement d’une forme de pression auto- générée associée à la qualité des rapports prédécisionnels remis, il demeure que ce type de pression peut avoir une incidence importante sur le travail du délégué. Comme l’explique Famose (1993), l’influence des états émotionnels du travailleur peut avoir des effets néfastes sur sa performance. Ainsi, un délégué anxieux de bien performer au travail risque

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d’être trop absorbé par ses perceptions négatives et ainsi ne plus être en mesure d’analyser les situations problématiques de manière saine (Famose, 1993).

Dans ce chapitre, nous avons, jusqu’à présent, mis en lumière la présence de deux systèmes d’action antagonistes qui semblent se chevaucher à l’intérieur de la même organisation, soit le Centre jeunesse à l’étude. Le premier système d’action comprend les pressions variables gérées de différentes manières d’un délégué à l’autre et qui sont issues des interactions avec les acteurs impliqués dans le processus du rapport prédécisionnel. Il s’agit ici d’un système d’action individualisé, puisque les éléments qui le constituent peuvent changer d’un délégué à l’autre. Le second système d’action est constitué des stratégies organisationnelles proposées par l’agence pour assurer une uniformité à l’égard du travail de ses acteurs. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un système d’action unique qui s’établit dans une perspective globale afin que tous agissent conformément aux stratégies visées par l’organisation. Ces deux systèmes s’opposent puisque les stratégies organisationnelles ne tiennent pas compte des pressions environnantes que peuvent vivre les délégués et qui peuvent différer pour chacun. Dans l’interstice de ces deux systèmes d’action se glisse un espace non-régulé, une zone d’incertitude laissant place à l’adoption de comportements personnalisés chez les acteurs. Ces comportements permettent à chacun de s’adapter aux pressions qu’il subit dans un contexte où les stratégies organisationnelles ne suffisent pas à gérer de manière optimale lesdites pressions (Crozier et Friedberg, 1977). À cet égard, le chapitre suivant explorera l’usage de certaines stratégies personnelles utilisées par les délégués à la jeunesse de notre échantillon dans le cadre de la rédaction de leurs rapports prédécisionnels. Cette exploration permettra de répondre au deuxième objectif de ce mémoire, qui est de documenter les composantes externes pouvant intervenir dans le choix des recommandations de sentence énoncées par le délégué, c’est-à-dire celles qui sont non prescrites par la LSJPA.

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CHAPITRE 4 – LES SYSTÈMES D’ACTION QUI INFLUENT SUR LA PEINE