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CHAPITRE 4 – LES SYSTÈMES D’ACTION QUI INFLUENT SUR LA PEINE

4.2 Les composantes externes au rapport prédécisionnel : Les subjectivités qu

4.2.2 La deuxième composante externe : À chacun sa zone de confort!

considération sa propre zone de confort (Lambert, 2013). Prendre une décision n’est pas d’emblée une tâche facile. Plusieurs paramètres sont à considérer puisque cette décision aura inévitablement un impact, à court ou à moyen terme, sur l’avenir de tierces parties; l’adolescent, sa famille, son entourage ainsi que (potentiellement) le délégué lui-même, son employeur et le tribunal. Ainsi, « pour prendre ces décisions, les professionnels doivent leur donner un sens, mais aussi tendre vers une zone de confort qui permet de croire en ces décisions et de ressentir de la conviction » (Lambert, 2013 : 162; Dammak, 2004). Il faut aussi comprendre que le rapport prédécisionnel « est un produit visible, étant donné qu’il est quelque chose de “concret”, tangible et extérieur à l’agent, et ce, contrairement à l’intervention probatoire où la relation entre agent et client est plus “cachée” et, par conséquent, plus difficile à évaluer » (Lalande, 1990 : 29). Étant donné que le rapport est lu et considéré par différents acteurs, une évaluation de la qualité du travail de l’auteur sera faite. Comme l’explique Lalande (1990), la visibilité du rapport prédécisionnel conduit donc le professionnel à avoir un grand souci du travail bien fait puisque sa crédibilité professionnelle en dépend. À ce sujet, Robert explique : « Moi, j’ai une manière d’écrire un rapport, à savoir que peu importe qui va le lire, il n’y a pas personne qui va me poser une question …. Il faut que mon rapport soit étanche. ». Jean ajoute : « Moi, dans ma profession, je me suis toujours dit que ce que j’écris, il faut que je l’assume devant le juge …. Si je suis questionné devant le juge, si je suis contre-interrogé, je suis capable de l’assumer jusqu’au bout. Ce que j’écris, il faut que je sois capable de l’assumer jusqu’au bout. ». Jean ajoute : « Moi, dans ma profession, je me suis toujours dit que ce que j’écris, il faut que je l’assume devant le juge …. Si je suis questionné devant le juge, si je suis

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contre-interrogé, je suis capable de l’assumer jusqu’au bout. Ce que j’écris, il faut que je sois capable de l’assumer jusqu’au bout. ». Enfin, Simon mentionne :

Au fil du temps, tes affaires tombent comme une tonne de briques. Ça passe. Il n’y a pas trop de questions …. Je veux faire une job “clean” et surtout étanche. Sur les plans professionnel et personnel, l’idée de faire tomber un RPD comme une tonne de briques qui ne laisse pas place à l’interprétation, c’est un souci que j’ai. (Simon)

Cette notion d’étanchéité du rapport prédécisionnel renvoie non seulement à l’adoption d’une stratégie d’enquête et de rédaction plus personnelle, mais aussi à une réponse aux pressions que peuvent subir les délégués lors du passage au tribunal. Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, le fait d’être interrogé sur le contenu du rapport prédécisionnel par l’un ou l’autre des acteurs en présence (le juge ou les avocats) constitue une menace à la crédibilité et à l’expertise professionnelle du délégué. Toutefois, il a été constaté que d’autres délégués se délaissent de cette pression liée au passage au tribunal en attribuant la responsabilité décisionnelle ultime au juge, tel que l’exprime André :

Il le dit le juge lui-même qu’il n’est lié à aucune recommandation qui lui est faite. C’est lui en bout de ligne et je le dis même au jeune : “Moi, je recommande quelque chose. Tu peux ne pas être d’accord. Tu peux te défendre avec ton avocat. Le procureur peut défendre une autre position. En dernier recours, celui que tu dois convaincre, c’est celui qui est en avant avec la bavette rouge”. (André)

On constate, dans l’extrait ci-dessus, que certains délégués recommandent la mesure qui leur semble la plus adéquate, sans prendre pour autant l’entièreté de la responsabilité quant au sort de l’adolescent. La responsabilité décisionnelle devient donc partagée entre le délégué, l’adolescent et le juge. Sans que les répondants l’expriment clairement, il semble que cette façon de faire constitue une modalité de protection afin de préserver une quiétude chez le délégué et de s’assurer que le passage au tribunal soit un moment moins stressant. Mazerol (1986) argue en ce sens à l’effet que certains professionnels auront une propension à faire usage de raisonnements plus juridiques pour diminuer la charge émotionnelle et

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trouver une forme d’échappatoire à leur sentiment d’insécurité associé à leur travail. Ainsi, certains se « cacheront » derrière la supposée « objectivité » de la norme juridique pour diminuer les effets des zones d’incertitude.

De façon générale, le contexte de travail des professionnels dans le domaine social est souvent associé à des pratiques d’intervention complexes. Ainsi, les intervenants se retrouvent dans des situations « où la simple conformité à la prescription n’est plus suffisante » (LeBlanc, 2002 : 115). Les professionnels sont appelés à s’adapter pour bien naviguer à travers des zones d’incertitude qui se traduisent par des situations cliniques parsemées de contradictions, de conflits de valeurs et de difficultés éthiques. (Schön, 1983 et Toupin, 1998). Dans de telles circonstances, il ne faut donc pas se surprendre de l’adoption de stratégies plus personnelles chez les délégués face à leur contexte de travail et aux différents acteurs avec qui ils interagissent. Ainsi, l’analyse de ces stratégies personnelles ne peut être dissociée d’une compréhension plus globale de l’organisation dans laquelle les délégués travaillent dans la mesure où les institutions sont le reflet des actions humaines (Greif, 2009). Autrement dit, pour avoir une compréhension plus exhaustive du fonctionnement d’une organisation, cela nécessite la connaissance des règles et des politiques organisationnelles ainsi que tout ce qui influence, formellement et informellement, les actions des individus qui s’y trouvent.

Fondamentalement, les pratiques sociales sont fondées sur l’innovation sociale et les initiatives des intervenants. Or, de manière générale, en raison de sa constitution et des règles qui la gouvernent, la bureaucratie ne démontre pas suffisamment de souplesse et laisse peu de marge de manœuvre aux intervenants du domaine social (Bentayeb et Goyette, 2013). De la sorte, l’adoption de stratégies personnelles ne semble pas faire partie de la philosophie d’action des organisations. Celles-ci semblent davantage encourager une logique d’action reposant sur la standardisation et l’uniformisation des pratiques. Les éléments de personnalisation qu’utilisent les délégués pour rédiger leurs rapports sont pourtant bel et bien présents, mais semblent faire partie d’un système d’action plus secret, qui se manifeste derrière les portes closes du bureau de chaque professionnel. À cet égard, en réponse à la pression associée au passage au tribunal, chaque délégué adopte des

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stratégies personnelles pour faciliter cette étape. Chacun y trouve sa zone de confort. Certains rédigeront leurs rapports de manière à ce que chaque élément de contenu ne puisse laisser place à l’argumentation, comme l’a laissé entendre Simon. D’autres, comme André, préfèreront rédiger leurs rapports dans la perspective que la décision ultime revient au magistrat, afin de se délaisser de cette responsabilité. Ces manières de faire constituent des éléments de personnalisation, qui font partie de l’arsenal des subjectivités et des pouvoirs des intervenants et qui semblent surgir ou prendre forme essentiellement avec le temps, avec le cumul des années d’expérience de travail.

4.2.3 La troisième composante externe : La perception de pouvoir chez le